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Chapitre III


Je vous ai promis une histoire, et je vais vous la dire. Elle a fait grand bruit en son temps, et cependant, peu de personnes aujourd'hui s'en souviennent. Les acteurs sont morts, les enfants vivent, ils vivent heureux et riches, par conséquent les infortunes de leurs parents sont bien loin d'eux.
Moi qui ne vois plus ce qui se passe, je vois toujours ce qui s'est passé ; je rumine mes souvenirs, et je ne saurais trop remercier M. Walpole de m'avoir donné l'idée de les rappeler. C'est pour moi un bien doux passe-temps.
Parmi les pensionnaires mes compagnes, se trouvaient mesdemoiselles de Roquelaure, filles de cette duchesse de Roquelaure, aimée du roi Louis XIV, pendant quelques mois ; fort riches héritières, mais très laides, surtout l'aînée, qui, en outre, était bossue. Elles avaient avec elles une gouvernante qu'on appelait madame Peulier, et qui passait sa vie à faire des collants, espèce de bonbons de mélasse et de je ne sais quelle autre cochonnerie. Pendant ce temps, ses élèves couraient avec nous, inventaient mille tours et les exécutaient, au grand scandale des religieuses sans que madame Peulier s'en occupât autrement.
J'étais au mieux avec mademoiselle de Roquelaure l'aînée, fille d'esprit, d'un esprit charmant et amusant au possible.
Nous faisions ensemble des rires interminables ; elle m'emmenait avec elle chez madame sa mère, et aussi chez madame de Vieuville, l'amie intime de la duchesse, qui la faisait sortir souvent ; on ne le permettait qu'à elle seule.
Un jour, mademoiselle de Roquelaure fut mandée au parloir à une heure où l'on n'y allait point. Elle y resta longtemps, et en revint toute rouge, tout émue, au point de ne pas entendre ce qui se disait autour d'elle. Je fus la première à le remarquer ; ses yeux me cherchaient, d'ailleurs, et elle me fit un petit signe pour sortir de la classe, ce à quoi je ne manquai pas.
Dès que nous fumes seules :
- Ah ! ma bonne amie, me dit-elle, il y a une grande nouvelle pour moi.
- Quoi donc ?
- On me marie.
- Et avec qui ?
- Avec M. le prince de Léon, fils de M. le duc et de madame la duchesse de Rohan, et neveu de madame de Soubise.
- Etes-vous contente ? Vous devez l'être ?
- Je le suis, en effet. Je viens de le voir, il me plaît.
- Il est beau ? il est charmant ?
- Il n'est ni l'un ni l'autre, mais il me plaît. Il a bien de l'esprit, et il a l'air enchanté de moi.
- Tant mieux !
- Il est riche, je le suis aussi. Nous aurons une grande maison ; vous viendrez chez moi, ma toute belle. Je vous marierai à quelque seigneur. Vous serez heureuse, nous le serons tous.
- Hélas ! je le veux bien, mais je n'y crois pas.
Roquelaure commença alors à me chanter les louanges du prince de Léon sur tous les tons de la gamme. Je l'écoutais pieusement, et la croyais de même sans pouvoir me garantir toutefois de rire un peu au dedans de moi. Mes yeux se portaient sur sa bosse, sur son visage, plus bossu encore et je ne pouvais assez admirer que l'or fît disparaître tout cela.
Or, il faut savoir, pour l'intelligence du récit, ce qu'était le prince de Léon, héros de cette aventure. Roquelaure était loin de s'en douter, et moi, plus loin qu'elle, car je ne savais rien du monde ni de la cour alors.
Le prince de Léon était un grand garçon de belle taille, fort laid. Il marchait comme un homme ivre, et avait assurément les façons les plus dégingandées qui se puissent voir. Il fit une campagne, sans se gêner le moins du monde ; ensuite il vint dire qu'il était malade, qu'il n'avait pas la force de servir davantage, et se planta à Paris, d'où il ne bougeait qu'aux occasions indispensables pour faire sa cour.
Il avait infiniment d'esprit, et du meilleur, une intrigue enragée, les plus hautes façons, et, malgré sa laideur, on le remarquait toujours, n'importe ou il fût.
Gros joueur et beau joueur, il gagnait assez habituellement et dépensait largement pour lui ; mais il ne fallait pas lui demander un service, de quelque nature qu'il fût. Capricieux, fantasque, opiniâtre, il ne cédait à rien, ne faisait que sa volonté, et ne variait jamais d'une chose résolue.
Il s'était épris d'une comédienne nommée la Florence dont M. le duc d'Orléans avait eu l'abbé de Saint-Phar, devenu depuis archevêque de Cambrai, et une fille qui épousa M. de Ségur, lieutenant général.
Cette Florence était belle, adroite, usagée. Elle ensorcela M. de Léon ; il en devint si fou, qu'il ne la quittait plus. M. et madame de Rohan eurent même une peur épouvantable qu'il ne l'épousât : ils en tremblaient et se mirent en mouvement dans tous les sens pour se débarrasser de la demoiselle. M. de Léon en eut trois enfants, s'il vous plaît : il la logea aux Thernes, charmante maison dans les allées du Roule, et la combla de présents, sans compter le reste.
Cette Florence n'était pas agréable et je n'ai jamais compris la passion de tous ces hommes pour elle. Malgré sa beauté, elle avait l'air méchant. Encore le prince de Léon ne la valait-il pas ; mais M. le duc d'Orléans !...
M. de Léon eut en ce temps-là la présidence des états de Bretagne, que lui céda monsieur son père, alternant avec M. de la Trémoille, ainsi que c'était son droit.
Il fallut partir pour Dinan, et il lui en coûtait fort de quitter sa maîtresse. Celle-ci n'était embarrassée de rien, et, comme il se désolait, se désespérait à ses pieds, elle haussa les épaules en lui disant.
- Vous êtes bien simple, emmenez-moi.
- T'emmener, ma chère amie ! t'emmener en Bretagne, aux états, où je vais présider la noblesse ?
- Pourquoi pas ?
- Cela ne s'est jamais vu.
- Cela se verra.
- Mais on te lapidera, on te chassera, ma pauvre Florence !
- Ah ! bah ! dans votre carrosse !
- Dans mon carrosse ?
- Oui, dans votre carrosse, avec vos six chevaux, vos laquais, vos gardes, que sais-je ? Qui diable aura l'idée de me reconnaître ? Ils me prendront pour une grande dame ; je suis comédienne, je saurai jouer mon rôle, et vos bas Bretons me feront la révérence.
- Ah ! cela serait amusant, peut-être ; mais c'est une folie.
- Une folie ! Pourquoi ? C'est une chose faite, si vous le voulez.
- Eh bien, par ma foi ! nous n'en aurons pas le démenti. Tu viendras.
Elle vint dans le carrosse du prince, à six chevaux, comme elle l'avait annoncé ; elle prit les airs les plus confits et les plus chastes, elle se fit admirer par une tenue sévère et presque prude : les bons Bretons ne se doutèrent de rien, jusqu'au jour où des courtisans de passage la reconnurent et la dévoilèrent.
Il y eut une clameur de haro.
M. de Léon fut presque insulté, en pleins états, par ces braves gens, exaltés d'une telle hardiesse. Heureusement, Florence ne demeurait pas à Dinan même, mais dans une maison à quelque distance ; sans quoi, ils lui eussent fait un mauvais parti. La réflexion et la longueur du chemin la sauvèrent. On n'en fit pas moins au prince des reproches sanglants.
- Nous laisser ainsi compromettre nos filles, nos femmes, avec cette espèce ! disaient-ils.
- N'est-ce que cela ? répondait le jeune homme en colère. Je l'épouserai, et vos femmes seront très honorées de lui servir de suivantes.
Le propos ne fut pas perdu, on le répéta dans la noblesse, où il indigna tout le monde ; on le répéta surtout au duc de Rohan, qui prit une alarme sérieuse, et qui, dès le retour de son fils, commença à le chapitrer. Il lui offrit d'assurer cinq mille livres de rente à cette créature pour qu'il la quittât et de prendre soin de leurs enfants. Il lui offrit même davantage ; à quoi le prince n'entendit rien et refusa.
M. de Rohan, au désespoir, et à bout de moyens, alla trouver madame de Soubise, sa soeur, malgré leur brouille, et la supplia de le secourir en ce pressant danger.
Madame de Soubise était toute-puissante sous le feu roi. Elle lui demanda de recevoir son neveu, de lui parler, de le détourner de son projet de mariage. Ce à quoi Louis XIV ne se refusa pas, et le fit venir.
Mais M. de Léon était habile. Il se jeta aux genoux du monarque, lui peignit son amour, son malheur, l'attendrit pour ses enfants, corde très sensible, à cause des bâtards chéris du roi, et le tourna si bien, qu'en le quittant il fit son éloge, et plaignit le malheur du père. Ce fut tout.
On enleva Florence de sa maison des Thernes ; on la mit au couvent. Ensuite, M. de Rohan déclara à son fils qu'il lui coupait les vivres et ne lui donnerait pas un sou qu'il n'eût consenti à un mariage tel qu'il lui convenait de le faire, et tel qu'il le ferait aussitôt qu'il lui en témoignerait le désir.
M. de Léon, furieux, se sépara de sa famille, jura qu'il ne la reverrait jamais, et fit toutes les extravagances du monde, pendant plus de deux ans, jusqu'à ce qu'il s'en lassât de lui-même car on ne lui rendit pas sa comédienne et la famine le dégoûta. On lui parla de mademoiselle de Roquelaure. Il était si pressé de rentrer en grâce et de reprendre sa place perdue, qu'il la trouva charmante, et désira autant cette alliance qu'il l'avait repoussée jusque-là.
C'était une bonne affaire pour tout le monde. On se dépêcha de la conclure, et cela alla au mieux jusqu'au contrat.
Roquelaure était enchantée. Elle nous parlait, du matin au soir, de son prétendu, et ce grand jour de la signature, elle avait si grande rage de le hâter, qu'elle s'affubla, dès dix heures du matin, d'un saule pleureur en perles fines, qui donnait un air cavalier à sa bosse et à son visage, et dont nous ne pouvions nous taire, à force de rire.
Le soir, elle revint l'oreille basse, et le saule plus pleurant que jamais. Tout s'était rompu.
La duchesse de Roquelaure voulut exiger que M. de Rohan donnât plus gros à son fils. M. et madame de Rohan, taquins et avares, s'y refusèrent.
Chacun s'entêta. Ils se jetèrent à la face des injures que la bonne compagnie n'autorise point, et se séparèrent en furie, comme des parents de savetiers ne l'eussent pas su faire.
Mademoiselle de Roquelaure passa la nuit en évanouissements. Je demeurai près d'elle et je la soignai de mon mieux. Elle ne cessait de répéter :
- Oh ! mon cher prince ! mon cher prince !
Toute jeune que j'étais, je les trouvais bien laids pour prendre à coeur l'amour et la tragédie. Ils ne m'inspiraient que l'envie de plaisanter.
Le lendemain, il arriva une lettre à son adresse, et qui était pour elle la plus passionnée qu'il se puisse imaginer.
Le prince demandait qu'elle descendit au parloir, ayant besoin de lui communiquer un secret de haute importance. Il était au désespoir, il ne pouvait vivre sans elle ; leurs parents étaient des monstres, des barbares qui voulaient les séparer ; et, quant à lui, il était parfaitement décidé à ne le souffrir point.
Mademoiselle de Roquelaure répondit qu'elle recevrait le prince, qu'elle partageait ses sentiments, et qu'il la trouverait disposée à le seconder en tout.
Elle avait vingt-quatre ans, elle connaissait la ladrerie de sa mère, elle mourait de peur qu'elle ne la mariât, afin de ne point lâcher la dot.
Le prince, de son côté, tremblait qu'on ne lui proposât des mariages sans les faire, et cela pour ne lui rien donner. Tous les deux prenaient l'amour comme prétexte, mais le fond de cela était la peur abominable de ne pas trouver de partis et de passer le reste de leurs jours sous la domination de leurs parents.
Ils avaient l'esprit entreprenant et hardi. Ils se virent, et leur avenir fut décidé.

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