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Chapitre XXX


Charles II, dans sa jalousie, commença par envoyer le beau Churchill combattre avec le duc de Monmouth, son fils naturel, dans les armées de Louis XIV. Churchill revint en Angleterre à l'avènement de Jacques II, qui l'aimait et qui le fit tout de suite pair du royaume et général. Cette faveur subite fit parler, il n'avait pas encore fait ses preuves. Le roi lui fait épouser la fameuse Sarah Jermings, fille du chevalier Richard Jermings de Sandridge, qui gouverna l'Angleterre sous la reine Anne encore plus que son mari.
Je l'ai connue vieille dans un petit voyage qu'elle fit en France, où on la regarda comme un événement. Elle avait les restes d'une grande beauté, un esprit d'une finesse exquise, mais trop orgueilleux, trop altier pour être agréable. Elle voulait régner jusque dans le château de Versailles, où elle ne mit pas le pied, dans la crainte des étiquettes qui lui semblaient offensantes pour sa dignité.
Elle conduisait M. de Marlborough comme un enfant de six ans. Elle lui fit faire toute sorte de lâchetés à l'époque de la révolution anglaise ; elle lui fit abandonner le roi Jacques, son bienfaiteur ; elle lui fit surtout écrire, à ce pauvre roi, une épître, un vrai chef-d'oeuvre de stupidité et d'arrogance. Guillaume se hâta d'en profiter ; mais lady Marlborough, qui croyait faire de lui son esclave à la façon de la reine Anne, fut un peu désenchantée lorsqu'elle se vit rangée dans les simples duchesses, ni plus ni moins que si elle n'eût jamais quitté le château paternel.
Je vais encore faire une digression, et Dieu sait que je n'en perds pas une occasion, ce que m'ont toujours fort reproché les philosophes, dont l'esprit carré et symétrique ne cherche que les lignes droites. Cette fois-ci la digression me sera pardonnée, car il s'agit d'éclaircir un point d'histoire resté fort obscur ; c'est encore une de ces choses que personne ne dira comme moi, attendu que me voilà seule sur les ruines de ce siècle, déjà si déchu en comparaison de son devancier, et qui cependant doit être suivi d'un autre plus déchu encore si les apparences se réalisent.
Je veux parler de la fameuse chanson :

          Malbrouk s'en va-t-en guerre.

On ne sait point qui l'a faite, nul ne pourrait le dire : on lui a donné vingt auteurs différents, comme à Monsieur de la Palisse. Eh bien, moi, je l'ai vu composer, cette complainte, je vais vous dire où et comment.
Madame de Sévigné avait un cousin germain qui n'était point Bussy, mais qui le valait de toutes les manières. Ce cousin s'appelait Coulanges ; les lecteurs de madame de Sévigné le connaissent bien, ainsi que sa femme, célèbre par son joli visage et son délicieux esprit. L'un et l'autre vécurent très vieux. Le mari continua jusqu'à la fin l'existence qu'il menait depuis sa jeunesse, existence nomade et singulière, qui lui convenait et qui ne convenait qu'à lui.
Il passait un mois, plus ou moins, avec quelqu'un de ses amis, et il en avait beaucoup, tant en France que dans le reste du monde. Toujours gai, bon, serviable, on le recherchait autant qu'un jeune homme ; il faisait des chansons médiocres avec une facilité inépuisable ; il en adressait à toutes les femmes, à toutes les puissances triomphantes ou déchues.
Coulanges n'eut jamais une volonté ; il céda aux événements d'abord, à ses amis ensuite, à sa femme surtout. Ils vécurent toujours fort bien ensemble, moyennant qu'ils ne se voyaient jamais. De temps en temps il retournait près d'elle, et il allait se soumettre au despotisme de ses raisons, sans les discuter, sans les comprendre souvent. Coulanges avait débuté au Parlement comme conseiller rapporteur ; il s'y perdit par une distraction et une plaisanterie.
Plaidant dans l'affaire d'un nommé Grapin, qui réclamait une mare envahie par son adversaire, il embrouilla si bien l'explication, que ni lui ni les autres n'y parurent rien comprendre. Il avait trop d'esprit pour se faire illusion et s'arrêta court :
- Ma foi, messieurs, dit-il, je me noie dans la mare Grapin.
Ce fut fini, il ne plaida plus.
Quant à madame de Coulanges, c'est autre chose : elle resta jeune tant qu'elle put persuader aux autres qu'elle l'était. Elle eut des amants et des galants aussi longtemps que qui que ce soit. Tant qu'elle en eut, sauf quelques instants de mauvaise humeur, elle fut la femme la plus spirituelle, la plus aimable, la plus mordante de Paris. Quand l'âge vint, quand elle s'aperçut que le vide se faisait autour d'elle, elle se retira à Saint-Gratien, près de ce grand étang d'Enghien, un vrai bijou. Elle y reçut la plus haute et la meilleure compagnie : son esprit, un peu attristé par les regrets de sa jeunesse, redevint par moments aussi gracieux, aussi enjoué qu'autrefois.
On la citait comme un oracle, comme une merveille, et madame la duchesse de Luynes, lorsque j'étais chez elle, me mena voir un jour cette dame tant célébrée, ce dont je lui sus un gré infini.
Sa retraite était modeste, mais charmante. Elle s'intitulait dévote, et croyait de bonne foi l'être beaucoup parce qu'elle répétait des patenôtres, et qu'elle allait à l'église et chez son curé.
Le jour que j'y allai ce fut le seul, par une bonne fortune extraordinaire, M. de Coulanges était à Saint-Gratien. Il y avait encore, entre autres personnes connues, Madame la maréchale de Villars, madame la duchesse de Nevers et le duc de Nevers son mari, M. le duc d'Aumale et je ne sais qui encore. Un sot homme, voulant se faire de fête, s'approcha de la maréchale et lui dit d'un air empressé, tombant presque à ses pieds :
- Madame, vous allez être bien heureuse ! le grand ennemi, le rival de M. le maréchal de Villars, n'est plus : M. de Marlborough est mort.
- Comment ! s'écria-t-on tout d'une voix, M. de Marlborough est mort ?
- Les aboyeurs le criaient dans la rue, ce matin, quand j'ai quitté Paris, poursuivit le fâcheux.
- M. de Marlborough est mort ! répéta Coulanges ; c'est là un grand malheur pour le roi Guillaume. Et que dit de cela la belle madame de Marlborough ?
- Vraiment, monsieur, je n'en sais rien, répondit l'autre tout décontenancé.
- Elle ne portera plus son éternel habit rose, apparemment, continua madame de Coulanges ; et cela la forcera de renouveler ses hardes, auxquelles elle tient tant, puisqu'elle est si avare.
- Madame, je veux faire une chanson sur la mort de Marlborough, dit M. de Coulanges ; c'est ma façon de chanter les Te Deum, moi.
- A votre âge, monsieur ! répliqua la bonne dame qui ne manquait pas une occasion d'être agréable à son mari.
- J'essayerai toujours ; on n'est pas pendu pour échouer.
Il commença le premier couplet, puis le second ; puis chacun y mit un vers, chacun apporta une idée, en riant beaucoup de cette composition générale. Les quatre zofficiers sont du duc d'Antin, lequel avait l'esprit et la drôlerie de sa mère, madame de Montespan.
La complainte s'improvisa ainsi tout entière, sur un air de pont-neuf. Madame de Coulanges s'avisa de dire qu'il fallait en faire un exprès.
- Nous allons l'avoir tout à l'heure s'écria M. de Nevers ; n'avons-nous pas là Apollon et sa lyre ?
Il montrait le petit Rameau, dont les débuts annonçaient ce qu'il devait tenir, et qui restait coi dans une fenêtre tambourinant sur les vitres.
On l'entoura, on le pressa, on le décida à se mettre au clavier et à essayer un air. En quelques instants il eut fait celui qui court le monde. On en fut enchanté. On se promettait de répandre cette oeuvre, lorsque je ne sais qui arriva, démentant la mort de Marlborough, et annonçant, au contraire, une manière de paix entre nous et lui.
On crut que ce serait mal faire sa cour que de chansonner un futur allié, et, d'un commun accord, on oublia la chanson. Cependant elle ne fut pas oubliée de tout le monde, car je la vis reparaître, bien des années après, lorsque le duc mourut pour tout de bon.
Assurément, Coulanges et Rameau firent ce jour-là, sans s'en douter, la plus célèbre et la plus immortelle de leurs oeuvres. Ce qui est plus piquant, c'est que l'on ne s'en doute pas plus qu'eux.

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