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Chapitre XXXIV


Madame Lhôpital s'élança au-devant d'elle et lui fit prendre cette rue détournée qui conduisait chez son amie, sans rien répondre aux questions qui lui étaient faites, et sans donner d'explication.
- Nous verrons cela tout à l'heure, ajouta-t-elle : venez.
Ils arrivèrent chez son amie, et, là, dès qu'ils furent entrés, la bonne femme se jeta aux genoux du roi Jacques tout en larmes.
- Je vous ai bien reconnu, sire, à vos portraits ; et puis j'avais déjà des soupçons. Je vous supplie d'avoir confiance en moi, de vous laisser faire ; sans quoi, vous tomberez dans cette embuscade. Je ne sais combien ils sont, et ils en veulent sûrement à vos jours.
Le roi releva madame Lhôpital, écouta son récit, la remercia avec effusion, et lui promit de se confier entièrement à elle. Il se déguisa ensuite en abbé, s'installa dans la maison, où nul ne soupçonnait sa présence, et attendit.
Pendant ce temps, l'hôtesse alla prévenir la justice et réclamer main-forte pour faire arrêter le cavalier endormi et le valet ivre. Ce ne fut pas une petite affaire. Le cavalier résista, invoqua sa qualité d'Anglais, dit qu'il appartenait à l'ambassadeur, et qu'on violait le droit des gens en sa personne.
- Donnez-en la preuve, on vous relâchera sur-le-champ.
- Je n'ai pas cette preuve ; mais mon chef, le colonel Douglas, vous en fournira tant que vous voudrez.
- Où est-il ?
- Je ne sais ; il nous a devancés sur la route.
- Pourquoi faire ?
- Je l'ignore, il ne nous a pas raconté ses desseins.
Le débat fut long, les difficultés furent grandes ; enfin, malgré tout, on les mit en prison. Douglas courut pendant plus de huit jours les routes environnantes ; il courut comme un désespéré, mais inutilement ; il ne trouva rien. Le prince resta déguisé en abbé pendant trois jours, à Nonancourt, chez l'amie de madame Lhôpital ; ensuite il continua sa route. M. de Torcy, prévenu, ayant eu le soin de veiller à sa sûreté et d'écarter les embûches, il arriva heureusement en Bretagne, et s'embarqua pour l'Ecosse, où chacun sait ce qui lui arriva.
Douglas revint à Paris ; avec une insolence sans exemple, il se plaignit tout haut de la violation du droit des gens ; lord Stair voulut s'en plaindre aussi ; M. le régent le fit venir, lui ferma la bouche avec les détails de cette affaire, et l'engagea à n'en plus parler.
Quant à madame Lhôpital, la reine d'Angleterre la fit venir à Saint-Germain, la caressa beaucoup, lui donna son portrait, et ce fut tout ce qu'elle en obtint. Il est vrai que cette cour était pauvre. La bonne femme mourut maîtresse de poste à Nonancourt, après avoir sauvé la vie d'un roi. Je disais un jour à M. le régent qu'il aurait dû la récompenser, car elle lui avait épargné une grande honte et une tache ineffaçable à son nom. Il me répondit que cela ne le regardait pas, et qu'il ne se mêlait jamais d'affaires de ce genre. Il avait de ces réponses-là quand il ne voulait pas en faire d'autres.
Lord Bolingbroke, en apprenant cette escapade, se refroidit pour l'électeur de Hanovre ; son coeur et son esprit ne pouvaient accepter l'assassinat. Cependant il doutait du succès, et l'expérience prouva qu'il ne se trompait point.
Madame de Villette l'avait emmené à sa terre de Marcilly, près de Nogent- sur-Seine, où elle faisait bâtir, et où elle prit le prétexte de le consulter. Il attendait impatiemment des nouvelles, elles n'arrivaient pas ; elles n'arrivèrent que trop tôt : tout était perdu.
- Allons, dit Bolingbroke avec un soupir, c'en est fait de la maison de Stuart !
Milord s'en alla aux eaux d'Aix-la-Chapelle pour détourner de lui l'attention et faire croire à son indifférence. On répandit le bruit qu'il y avait épousé madame de Villette, et que celle-ci s'était faite protestante. Ce fut, je crois, lui-même qui imagina cette façon nouvelle d'occuper de lui, pour qu'on ne songeât pas à une autre, car il n'y avait rien de vrai. L'abbé Alary, qui ne les quittait pas, me l'a assuré bien des fois.
Les amants renoncèrent à habiter Marcilly. Saint-Jean voulait être chez lui et non chez sa maîtresse. Il chercha beaucoup ; enfin il se décida à acheter la Source, près d'Orléans, dont il fit un séjour enchanté. Il s'y créa une existence à lui, une existence plus digne d'envie que ses honneurs d'autrefois. Entre le plaisir, l'étude, les arts, une société délicieuse qu'il choisissait parfaitement, il passa ainsi des années dans cette retraite, dont j'ai conservé le plus agréable souvenir. Voici ce que m'en écrivait Voltaire, qui y fut avant moi, pour me donner l'envie d'y venir aussi :

« Cette retraite est le lieu le plus charmant du monde. Il est situé au midi d'Orléans, à une petite lieue de cette ville. Il n'a pas plus d'étendue que le Loiret, rivière singulière qui porte bateau dès sa source. Celui de ses bords qui regarde la ville forme une espèce de terrasse ornée d'un beau vignoble et de plusieurs maisons agréablement bâties. Une large et riante prairie commence à l'autre rive, et s'étend jusqu'à la Loire. Chaque vigne a sa maison de campagne. Orléans, situé presqu'à mi-côte, près de la Loire, en forme d'amphithéâtre, termine cette perspective.
« C'est à l'extrémité de cette terrasse enchantée que le voluptueux ministre vous savez, madame, que ce fut là son grand grief devant le comité qui le proscrivit, c'est là que lord Bolingbroke a fixé son séjour dans une maison commode et délicieuse. La source du Loiret se trouve dans les jardins : c'est une pièce d'eau de vingt ou vingt-cinq pieds carrés, d'où sort la rivière entière, moins large et moins profonde que lorsqu'elle se jette dans la Loire. Ce seigneur a fait de la maison une espèce de château ; il a fort embelli les jardins. La chère délicate qu'il fait à ceux qui le visitent dans sa solitude, son air gracieux, son esprit, ses manières polies, attirent la noblesse des environs, et doivent vous attirer surtout, vous qui êtes si désirée, madame. Je ne vous dis rien de madame de Villette ; elle a la bonté de trop admirer mes ouvrages, pour que j'ose parler d'elle ; on m'accuserait de partialité, lorsque je ne serais que juste. »

Vers ce temps-là, lord Bolingbroke envoya madame de Villette en Angleterre, pour négocier son retour. Malgré les charmes de la Source, il pensait toujours à son pays, et désirait y rentrer. Il se trouva que lady Bolingbroke – car dès lors elle prit ce titre – réussit très bien près des Anglais, et qu'elle n'avait pas cessé d'être l'amie de Saint-Jean, ce que l'on n'aurait guère soupçonné. Seul, M. Walpole était son antagoniste et le haïssait en perfection, ce que monsieur son fils continua. Mon Dieu ! quand il lira ces Mémoires, que de malédictions il m'enverra ! Cependant les femmes étaient bien décidées, et la duchesse de Kendal, la maîtresse du roi, s'étant prononcée pour lui, moyennant une forte somme, il obtint sa grâce et rentra dans son pays.
Il s'y déplut bien vite, cela devait être, il n'y était plus rien ! Il revint en France, et, de là, renvoya sa femme parlementer. Elle triompha de tous les obstacles, et il revint avec les honneurs de la guerre, c'est-à-dire son titre et quarante mille écus de rente. Seulement, on ne lui permit pas de siéger à la chambre haute, ce qu'il ne pardonna point à Walpole, bien entendu. Il s'entoura de gens d'esprit et de tous les grands hommes d'Angleterre, Newton, Swift, Pope ; il écrivit dans les feuilles publiques, et occupa la renommée d'une autre manière que par le passé. Il défendit même Robert Walpole d'une accusation injuste, et se montra aussi généreux que loyal ; ce qui ne l'empêcha pas de prononcer ce fameux mot, un jour que le ministre fut énergiquement accusé à la chambre des communes, et convaincu de tous ses vices :
- Il a entendu aujourd'hui la voix de la postérité...
Le mot se répéta et valut à son auteur un ordre secret du roi de retourner en France, ce qu'il fit. On l'y laissa sept ans, lui envoyant ses revenus, accompagnés d'une défense à peu près générale d'écrire à ses amis. Il loua le château de Chanteloup, où nous retrouverons, bien des années plus tard un autre grand ministre exilé, le duc de Choiseul. Il y demeura jusqu'à la chute du ministre Walpole, qui le rappela en Angleterre, où il vit mourir Pope, son plus cher ami ; où il se mit dans des intrigues littéraires qui l'occupèrent durant quelques années, faute de mieux.
Ces dernières années furent celles d'un oracle, que les hommes d'Etat et les hommes de lettres vinrent également consulter. La marquise de Villette mourut seulement vingt mois avant lui ; il ne put se consoler de sa mort et la pleura amèrement chaque jour, sans que ses amis parvinssent à le consoler. Atteint lui-même d'une cruelle maladie, d'un cancer au visage, il souffrit avec une patience et un stoïcisme admirables dans un homme de son âge, car il avait soixante-dix-neuf ans révolus.
Il laissa un souvenir à tous ses amis, entre autres au marquis de Matignon, pour lui et le comte de Gacé, son fils. C'était un superbe diamant, présent de la reine Anne, et qu'il portait toujours au doigt. MM. de Matignon le reconnurent en défendant sa mémoire et en le défendant lui-même contre ses ennemis, tant qu'il vécut.
Quant à moi, j'eus des tablettes fort précieuses, que j'ai encore, où il écrivit des vers et en fit écrire à plusieurs beaux génies de ses intimes. Je les garderai toujours et je les lègue dans mon testament à M. Walpole. C'est une malice posthume que je me permets.

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