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Chapitre XXXVI


Un jour que j'étais chez madame la duchesse de Berry, nous attendions la princesse dans un de ses cabinets, madame de Parabère et moi. La porte s'ouvrit ; nous vîmes entrer le comte de Riom suivi d'un petit jeune homme, tout petit et tout jeune, avec la plus jolie figure qui se puisse voir. Il avait surtout des yeux admirables, un teint blanc et mat comme une fille, et la tournure la plus élégante qui se puisse rencontrer. M. de Riom nous le présenta comme son cousin, le chevalier d'Aydie, gentilhomme périgourdin, et, comme le disait en riant le chevalier lui-même :
- Clerc tonsuré du diocèse de Périgueux, chevalier non profès de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem.
Ce jeune homme, bien qu'arrivant de province, nous frappa par sa bonne mine. Madame de Parabère ne put s'empêcher de le témoigner à son cousin.
- Ah ! répondit celui-ci, il est entre bonnes mains : c'est son oncle, le marquis de Saint-Aulaire, qui le forme ; il lui en a appris plus en huit jours que moi en six mois. Madame la duchesse du Maine choisit savamment ses amis.
M. de Sainte-Aulaire était, en effet, un vieillard des plus aimables, fort lié avec madame du Maine, admis à toutes ses parties et à son intimité à Sceaux. Ce fut pour elle qu'il improvisa ces fameux vers qui lui ouvrirent les portes de l'Académie :

          La Divinité qui s'amuse
          A me demander mon secret;
          Si j'étais Apollon ne serait pas ma muse,
          Elle serait Thétis, et le jour finirait.

C'était là un bien léger bagage ; mais l'Académie était de bonne humeur, elle s'en contenta. Quand je pense à toute la peine qu'il nous fallut pour faire recevoir Diderot.
Le chevalier d'Aydie s'approcha de nous en courtisan consommé ; il trouva juste le mot qu'il fallait dire à ma compagne, ce qui n'était pas facile. Il lui parla de ses charmes en homme qui s'y connaît, et de sa position en homme qui ne s'en souvient guère, à moins qu'il ne lui plaise de la rappeler. La marquise le regarda comme une conquête facile et indispensable ; elle ne le traita légèrement qu'à cause des témoins, mais son oeil était sérieux ; je le vis tout de suite, et lui le vit bien aussi.
En ce moment, la princesse arriva ; rien qu'à son premier sourire, je compris qu'elle trouvait le nouveau venu selon ses vues, et la manière dont elle accueillit madame de Parabère me révéla une rivalité naissante. Elles se firent mille menaces dans une révérence et dans un signe de tête. M. de Riom était trop fin pour que rien de ceci lui échappât ; mais il ne craignait pas son jeune cousin ; il le connaissait assez pour le livrer en façon de jouet à la capricieuse duchesse ; il savait que sa puissance n'en serait pas atteinte ; quant à de l'amour, il n'en avait pas ; madame de Mouchy, on le sait, lui tenait seule au coeur. Elle était jalouse à sa manière ; pour la contenter, il passait à madame de Berry ses caprices, il se montrait ainsi désintéressé à ses yeux : c'était suffisant pour l'un et pour l'autre.
Nous devions souper au Luxembourg ; la princesse sentit ce qu'elle pouvait risquer dans cette partie ; elle nous décommanda sans façon, sous prétexte de fatigue, d'envie de dormir.
- Rien de mieux, madame, répondit madame de Parabère, qui ne se déconcertait pas. Votre Altesse royale se reposera, mais je me porte à merveille, moi ; j'ai grand-faim, madame du Deffand a faim aussi, sans doute, ces messieurs ont faim, tout le monde a faim ; nous nous en irons souper chez moi. M. le régent ne m'attend pas ce soir, il a ses pimbêches, et je n'ai pas envie de m'aller coucher à cette heure-ci, parce que je suis à la porte des palais.
Madame de Berry essaya de rire.
- Quoi ! reprit-elle, souper chez vous avec madame du Deffand, M. de Riom et M. d'Aydie ?
- Pourquoi pas, madame, puisqu'on ne soupe pas au Luxembourg ?
- Prenez garde ! si mon père le savait !
- Il le saura demain matin, à son réveil ; je ne cache rien à M. le duc d'Orléans, madame. A quoi bon ? Il le saurait tout de même ; seulement, il le saurait mal. Je préfère le lui dire moi-même.
- Au fait, c'est plus commode et plus adroit.
- C'est plus loyal, madame.
- Mon Dieu, marquise, quels grands mots ! Où les prenez-vous donc ? Vous changez de dictionnaire, ce me semble.
- Madame, je parle toujours la langue de ceux qui m'écoutent.
- Vous aurez beau faire, celle que vous parlez le mieux, c'est l'anglais des soupers du Palais-Royal.
- Surtout lorsque Votre Altesse royale me donne la réplique.
- Ah ! madame, je n'oserais me mettre sur la même ligne que vous. Vous êtes notre maître à tous, il nous faut courber la tête.
- Votre maître ! Votre Altesse royale est trop modeste ; elle en sait assurément, en toutes choses, beaucoup plus que moi.
- Je ne puis accepter ce compliment.
- Mon Dieu, madame, il n'est point de moi seule. Informez-vous, chacun vous en dira autant, votre réputation est faite.
- Je suis bien jeune pour tant de mérite.

          ... Aux âmes bien nées
          La valeur n'attend pas le nombre des années.

La discussion s'échauffait. Madame la duchesse de Berry, toute fière et orgueilleuse qu'elle était, n'était pas femme à interposer son rang et à vouloir en invoquer les privilèges. Elle se tenait sur un terrain de plaisanterie égale, que la marquise acceptait en adroite commère. M. de Riom se taisait ; j'écoutais ; M. d'Aydie suivait de l'oeil les champions. Il avait la tenue la plus naturelle et la plus modeste, comme s'il n'eût pas été le prix du combat. Un indifférent ne s'en serait pas douté.
- Ainsi donc, madame, reprit la princesse après un instant, on soupe à l'hôtel de Parabère ?
- Je l'espère bien.
- Et si je m'y invitais ?
- Votre Altesse royale y serait reçue avec bonheur...
- Vraiment ?
- Vraiment. Essayez plutôt.
- J'en ai grande envie.
- Et votre fatigue ?
- Je ferai un effort. D'ailleurs, un souper improvisé ne peut me faire de mal, à moins que vous n'ayez votre en cas comme le roi.
- Peut-être bien.
- Et puis la marquise est fée, hasarda M. de Riom ; d'un coup de baguette, elle fera naître tout ce qui sera nécessaire.
- Mon cher comte, si nous y allions voir ?
- J'ai peur pour votre santé, madame. Sortir ainsi, la nuit, veiller tard...
- Ah bah ! qu'on appelle madame de Mouchy. Une autre idée ! Si on portait chez la marquise le souper du Luxembourg ?
- C'est une idée, en effet ; cependant il en est une meilleure, poursuivit M. de Riom, c'est de le manger tout bonnement ici, et de ne pas le laisser refroidir par les rues.
Chacun en mourait d'envie. Cette ouverture fut reçue avec acclamations. Du moment où personne ne cédait, où l'on transportait simplement le champ de bataille ailleurs, pourquoi se déranger ?
Nous soupâmes. Ce fut tout le temps une guerre de mots entre les rivales, un feu croisé de regards et de provocations à ce fortuné chevalier tandis que M. de Riom, madame de Mouchy et moi, nous causions avec une tranquillité magnifique. Nous restâmes jusqu'à cinq heures du matin, et le moment du départ devait être le plus curieux. Madame de Parabère semblait avoir l'avantage, puisqu'elle s'en allait. La princesse redoublait de grâces ; je n'en comprenais pas le but, il m'apparut bientôt.
- Monsieur de Riom, dit-elle, vous avez exécuté mes ordres, je vous en remercie.
Cette formule n'était guère dans les habitudes de la princesse, elle m'étonna.
- C'est mon devoir, madame. D'ailleurs, Votre Altesse royale me comble en accordant ses bontés à mon cousin. Ce charmant appartement fait l'envie de tout le monde. Il sera là comme le prince fortuné des contes de fées.
Le chevalier logeait au Luxembourg ! C'était un coup de partie impossible à parer, il fallait se soumettre. La marquise le fit, sans montrer même que cela pût lui coûter. Elle espérait sa revanche, elle la prit. Huit jours après, le chevalier d'Aydie quittait le Luxembourg sous prétexte d'affaires à traiter en ville et d'occupations incompatibles avec l'habitation au palais. Il est vrai qu'il y revenait souvent. Mais il n'allait qu'au Luxembourg, et personne ne pouvait se plaindre de lui. Madame de Parabère n'en demandait pas davantage.

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