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Chapitre XXXVIII


Hélas ! les pauvres enfants, ils se trouvaient pour la première fois seuls, en face l'un de l'autre, libres, par un de ces beaux jours où tout aime dans la nature. C'était une épreuve trop forte. Depuis deux ans, Aïssé résistait ; depuis deux ans, elle refusait à son chevalier même un aveu. N'était-ce pas là une vertu sans pareille dans tous les temps et invraisemblable sous la régence ?
Aïssé n'ayant plus son carrosse, d'Aydie attendant le sien, auquel il avait donné congé pour deux heures, furent bien forcés de rester ensemble, de se promener, de causer, de se regarder. Le chevalier ne s'en faisait pas faute ; il ne se faisait non plus faute de se plaindre. Elle l'écoutait sans répondre, le coeur lui battait trop fort, elle avait trop peur d'elle-même, elle se craignait plus que lui, car le bonheur inondait son âme, et ce bonheur-là devait la trouver faible ; elle y résisterait moins qu'à la douleur.
Il essaya de parler de cet amour méprisé, de cet amour qui remplissait son existence au point de n'y plus laisser de place pour autre chose. Elle ne le lui défendit pas d'abord, ensuite elle l'écouta, ensuite elle répondit, ensuite elle avoua qu'elle partageait cet amour, ensuite.. ils n'eurent plus de secrets l'un pour l'autre, et retournèrent à Paris dans le même carrosse et ne se quittèrent que bien avant dans la nuit.
La pauvre Aïssé ne s'appartenait plus.
Je n'ai vu de ma vie un bonheur et un amour semblables. Cela faisait plaisir à regarder. Ces deux êtres s'adoraient ; Aïssé avait des remords qu'elle ne montrait pas au chevalier, dans la crainte de l'affliger et de lui donner une ombre d'inquiétude. Pourtant elle en était dévorée au point de faire craindre pour sa santé. Elle prit là le germe d'une terrible maladie de poitrine, et dépérit à effrayer ; nous nous en apercevions tous, et nous le lui disions sans cesse, en lui demandant si elle souffrait, et pourquoi elle ne se plaignait pas.
- Je ne souffre pas, je n'ai rien, répliquait la douce créature. Vous me trouvez donc bien changée ? Oh ! ne le dites pas au chevalier, je vous en conjure ! cela le tourmenterait inutilement.
Il n'était pas besoin de le lui dire, il le voyait, et de son côté, il se taisait aussi, afin de ne pas affecter la malade. C'était un assaut de tendresses bien rare et bien touchant.
Sur ces entrefaites, Aïssé devint grosse. Elle n'osait l'avouer à personne, pas même à moi, et elle se cachait surtout de madame de Fériol, qu'elle eût trouvée sans pitié. Les amants passèrent les premiers mois à se réjouir et à se désoler alternativement. Ils cherchaient tous les moyens de cacher leur faute. Il fallait à la jeune mère un asile et un appui, et où les trouver lorsqu'on n'a autour de soi que des étrangers ?
Elle voulait tout avouer à d'Argental ; le chevalier s'y opposa, sa jalousie subsistait toujours. Il insista pour que ce fût moi, au contraire ; j'étais amie de tous les deux, je les aiderais certainement. Il ne se trompait pas.
Ce fut moi, en effet, qui trouvai le stratagème et qui les aidai à l'exécuter.
Je les vis arriver chez moi un soir fort tard, l'air consterné, ne parlant pas, semblant s'encourager l'un l'autre. Je n'y comprenais rien ; je les interrogeai.
- Vous souperez avec moi, n'est-ce pas ?
- Nous ne souperons pas.
- Vraiment ! C'est une des règles de votre futur ménage. On ne soupe pas ? Alors je ne suis point de votre écot.
- Madame, répliqua le chevalier en me prenant la main, ne riez pas, vous me faites mal.
- Vous êtes donc tristes ?
- Mortellement !
- Mais qu'avez-vous donc, enfin ?... Vous m'inquiétez.
- Madame, écoutez mademoiselle Aïssé.
- Oh ! non, s'écria celle-ci en cachant sa tête dans ses mains et en pleurant à chaudes larmes, écoutez M. le chevalier d'Aydie.
- Je vous écouterai tous les deux, pourvu que vous parliez. Qu'est-ce qu'il y a ?
- Si vous saviez, chère madame, comme je suis heureux !
- On ne s'en douterait guère. Et vous, ma reine ?
- Moi, je suis heureuse aussi ; mais je suis au désespoir.
- Cela est difficile à arranger... Pourtant... Oui, je devine... Ah ! mes pauvres enfants, voilà qui est sérieux.
- Je suis perdue !
- Perdue, vous, Aïssé ? Vous serez ma femme devant les hommes comme vous l'êtes déjà devant Dieu. J'en renouvelle l'engagement solennel.
- Taisez-vous, taisez-vous, ne prononcez pas ce blasphème. Votre femme, moi ?
- C'est ce qui me semble le plus naturel et vous n'avez rien de mieux à faire.
- Madame, ne parlez pas de cela, répliqua-t-elle très sérieusement.
- Alors, que comptez-vous devenir ? Avec madame de Fériol surtout, qui ne demande qu'un prétexte, vous n'avez pas de miséricorde à attendre.
- Nous le savons bien.
- Alors ?
- Alors, nous venons à vous pour vous demander aide et protection, pour implorer votre bonté, vos conseils.
- C'est fort embarrassant. Qu'Aïssé vienne chez moi, et je réponds de tout.
- C'est impossible, madame : chez vous, on me verra, on me surveillera...
- Laissez-moi donc réfléchir... Il faudrait une personne indépendante, étrangère, qui pût vous emmener bien loin.
- Loin de lui, madame ? Oh ! non pas, en ce moment ; il en arrivera ce qu'il pourra.
- On aurait l'air de vous emmener, et vous vous cacheriez. Que d'autres en ont fait autant ! Voyons... Ah ! mon Dieu ! nous avons ce qu'il nous faut sous la main : la marquise de Villette...
- Eh bien ?
- Elle part pour l'Angleterre, vous n'y songez donc pas ?
- C'est vrai !
- Elle et lord Bolingbroke vous aiment tendrement ; je leur parlerai. Elle sera censée vous emmener ; vous vous cacherez à Paris, dans quelque coin, et, avec l'aide de la fidèle Sophie, avec l'amour du chevalier et ma tendre amitié, vous ferez les choses le mieux possible, à l'insu de tout le monde. Vous reparaîtrez ensuite, et tout sera dit.
- Ah ! vous êtes notre sauveur, notre ange tutélaire ! s'écria le chevalier.
Pour Aïssé, elle se jeta dans mes bras, et me tint longtemps embrassée : nous pleurions toutes deux. Il est des larmes qui sont douces à répandre, et celles-là étaient du nombre. Nous restâmes jusqu'à plus de minuit à causer et à mûrir notre plan, qui fut exécuté ainsi. Ils me quittèrent plus tranquilles.
Dès le lendemain, je vis lord Bolingbroke et la marquise, je leur confiai le secret de nos amis, je les suppliai de nous aider et de garder le silence. Ils me promirent tout ce que je voulus, et ils l'ont tenu fidèlement.
La marquise alla elle-même chez madame de Fériol lui demander son consentement pour emmener Aïssé en Angleterre pendant quelques mois. Madame de Fériol ne se souciait pas d'elle, elle y consentit. Il n'en fut pas de même de d'Argental et de Pont-de-Veyle ; ils avaient peine à se séparer d'elle ; il le fallut néanmoins.
La belle Grecque partit pour Londres dans le carrosse de la marquise, qui fit le tour de Paris, y rentra le soir, et la descendit à une petite maison près du rempart, pas très loin de la rue Grange-Batelière, à côté de la Ville-l'Evêque, et certes personne ne la pouvait soupçonner en ce pays perdu.
Elle y resta six mois cachée, ne sortant point de son jardin, nous écrivant à tous des lettres que la marquise expédiait de Londres, ce qui eût dérouté tous les soupçons. On n'en conçut même pas.
J'allais la voir deux ou trois fois par semaine, dans un fiacre que je prenais au bout du monde, et fort déguisée. Elle mit au monde une petite fille que l'on appela Césarine Leblond, et qui fut déclarée ainsi sur les registres de la paroisse.
Lady Bolingbroke, qui retournait en Angleterre, l'emmena avec elle sous le nom de miss Black. Elle la garda jusqu'à l'âge de six ans, et l'enfant passait pour la nièce de milord. On la fit revenir plus tard au couvent de Notre- Dame de Sens, dont madame de Villette, fille du premier mariage de la marquise, était abbesse. Tout se passa donc pour le mieux. Le roman semblait fini ; il ne faisait que commencer au contraire, et nous devions voir chez ces deux êtres des merveilles de sentiment dont eux seuls étaient capables, et dont eux seuls ont donné l'exemple à l'univers.

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