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Chapitre XLI


Le chevalier aimait tant cette aimable Aïssé, qu'un jour il arriva chez moi ; – je ne l'avais pas vu depuis une semaine, il se tenait en retraite, – et me dit tout brusquement :
- Madame, je viens vous consulter.
- Me consulter, moi ? Beaucoup de nos amis diraient que sans doute vous voulez faire une sottise.
- Une sottise ! Ne me dites pas que c'est une sottise, j'y réfléchis depuis si longtemps.
- Les sottises réfléchies sont les plus grandes.
- Enfin, madame, je ne vis pas ainsi ; vous avez remarqué probablement qu'Aïssé dépérit à vue d'oeil. En savez-vous la raison ?
- Mon cher chevalier, on prétend que vous vous aimez trop tous les deux.
- C'est bien là le monde ! nous ne nous aimons pas trop ; pourrait-on trop s'aimer ? Nous nous aimons comme nous ne devons pas nous aimer, voilà tout. Je l'attends, elle va venir, et nous parlerons de cela ensemble, ici, devant vous.
- Monsieur, vous êtes un vrai sphinx.
- Ah ! si vous aimiez comme j'aime ! vous auriez déjà compris que je ne songe qu'à épouser Aïssé.
- C'est un grand parti !
- C'est le seul. Ma fille aura un nom et une mère avoués : je dois cela à mes sentiments pour elle, et, pour ma chère amie, je le ferai.
- Alors vous n'avez pas besoin de conseil.
- Madame, vous qui connaissez Aïssé, croyez-vous que je puisse trouver mieux ?
- Non pas comme amie et comme maîtresse ; mais comme femme !
- Ah ! oui, elle n'a pas de biens, elle est esclave, elle est fille de je ne sais qui... Vous voilà comme Riom, qui fait le fier à cause de sa princesse, et qui prétend que la famille ne me le pardonnera jamais.
- Je ne dis pas le contraire.
- Vous êtes désolante.
- Et la famille n'aura pas tort, qui plus est. Pourquoi épouser Aïssé ? que vous en reviendra-t-il ?
- Allons, madame, vous ne me comprenez pas. Je voudrais qu'elle vînt, et vous verriez, si vous aviez des yeux.
- Mon pauvre chevalier, l'amour vous tourne la tête ; vous irez aux Petites Maisons.
Le fait est que le mariage avec cette bonne Aïssé ne l'aurait conduit à rien de plus que ce qu'il avait déjà. Quant à elle, c'était autre chose, elle y gagnait tout ce qu'elle n'avait pas.
Elle vint, la chère fille, et je la trouvai pâle et changée ; son charmant sourire était triste ; elle se montra pourtant bien heureuse de voir son chevalier.
- Regardez-la, madame, et comprenez-moi maintenant.
- Il me semble qu'elle souffre, en effet.
- Non, je ne souffre pas, je vous assure. Je suis contente, bien contente ; n'est-il pas là ?
- Je n'y suis pas toujours, ma chère Aïssé ; voilà ce qui nous mine l'un et l'autre : il faut que j'y sois toujours, et c'est de cela que nous allons parler.
- Eh ! mon pauvre chevalier, pouvez-vous refaire le passé ?
- Non, ma reine ; mais je puis arranger l'avenir.
- Hélas ! comment cela ?
- J'ai des protections en cour de Rome, et je me rendrai libre.
- Après ?
- Après ? J'apporterai à la souveraine de mon coeur toute ma vie, tout ce que je possède. Je lui demanderai, en échange, de rendre indissolubles les noeuds qui nous unissent, et de devenir ma femme bien-aimée, comme elle est déjà la maîtresse la plus respectée et la plus chérie.
Jamais je n'oublierai l'expression du visage d'Aïssé lorsque le chevalier prononça ces mots. Elle le regarda avec une tendresse, une joie, un orgueil ineffables, et resta quelques instants sans répondre, comme pour savourer un bonheur qu'elle ne retrouverait plus.
- Ah ! mon cher chevalier ! dit-elle.
Et deux larmes coulèrent sur sa joue, lentement, comme deux perles glissent ; elle ne les essuya pas.
- Vous consentez, n'est-ce pas ? Je ne sais pas pourquoi je vous le demande : est-ce que vous pourriez refuser ? Vous m'aimez !
- Dieu sait si je vous aime, chevalier, et c'est justement pour cela que je refuse.
- Vous refusez ? m'écriai-je.
- Vous ne refusez pas ? continua le chevalier, qui crut avoir mal entendu.
- Je refuse, madame. Je refuse, mon ami.
Je pensai qu'ils étaient fous tous les deux, fous à leur manière ; mais je me gardai d'intervenir dans cette affaire-là. Il est des choses dont on ne se mêle point.
- Ma chère Aïssé, ne dites pas que vous refusez mon bonheur, je ne le croirai jamais.
- Vous aurez raison de ne pas le croire ; mais votre malheur, je n'y consentirai point !
- Aïssé ! ma chère Aïssé !
Il pleurait, lui, le brave, l'intrépide, lui que les canons et les épées n'auraient pas ému un instant. Mon Dieu ! que les grands coeurs sont faibles devant leurs sentiments !
- Ne vous affligez point, chevalier, Dieu m'est témoin que chacune de vos larmes m'est plus cruelle qu'un coup de poignard ; rien ne me séparera de vous tant que je vivrai, que votre volonté à vous-même. Que vous faut-il de plus ?
- Il faut que vous m'apparteniez devant les hommes comme vous m'appartenez devant Dieu ; il faut qu'aucune volonté humaine ne puisse nous séparer ; il faut que je sois sûr d'être heureux toujours comme je le suis à présent. Seriez-vous assez cruelle pour me repousser ?
- Mon chevalier, vous raisonnez en amoureux de quinze jours, reprit-elle avec ce sourire si doux et si triste du dévouement et de la tendresse ; si je vous épousais, vous donneriez votre nom à une esclave, à la fille d'un chamelier, à une créature accusée partout d'avoir appartenu à son maître, d'avoir mené une mauvaise conduite ; enfin, je ne suis pas digne de vous, chevalier d'Aydie ; votre famille nous repousserait tous les deux, elle aurait raison de nous repousser, et je ne souffrirai pas qu'aucun chagrin, qu'aucune injure vous arrive à cause de moi.
- Un chagrin ! ah ! m'en ferez-vous un plus grand que celui-ci ? Une injure ! en est-il de plus réelle que de me refuser ? Vous me méprisez donc ?
- Je vous admire, je vous vénère, je vous adore, et mon éternelle gloire sera que vous m'avez jugée digne d'être votre compagne. Ma seule façon de prouver que je le mérite est de vous prier d'oublier ce désir.
- Vous l'entendez, vous la voyez, madame ; elle se meurt de chagrin, elle se meurt de ses remords, car elle a des remords, elle est malheureuse de mon bonheur, et elle veut me l'enlever, elle veut se séparer de moi, la cruelle !
Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, et rien de plus touchant que les discours qu'ils s'adressaient ; ils auraient tiré des larmes d'une statue.
Cependant Aïssé résistait. Pour l'attendrir, il lui parla de sa fille, de l'avantage qu'elle en retirerait.
- Lequel ? Il ne lui en reviendra aucun. Ma fille sera mieux vue, plus honorée n'étant que la vôtre, laissant son humble mère dans l'oubli. Ne m'épousant point, vous n'épouserez personne.
Cette fille était admirable de sagesse et de logique, elle sacrifiait son avenir à celui de son amant, et, quelques instances qu'il lui fit, elle fut inébranlable.
Il revenait chaque jour à la charge, nous tourmentait tous pour que nous la décidassions, et nous accusait de n'avoir point de coeur et de vouloir leur mort, puisque nous ne la persuadions pas.
Madame de Villette et lord Bolingbroke s'y employèrent de tout leur pouvoir. Je fus moins zélée, je l'avoue. Je trouvais cette union au moins inutile ; ils me semblaient plus heureux et plus à leur place comme ils étaient. Le mariage était ma bête noire, le mien m'ennuyait tant !
Les choses restèrent ainsi pendant bien des mois, jusqu'à ce que le hasard mit entre eux une autre personne qui précipita la catastrophe et amena la fin de ce roman si joli et si sentimental.
Je n'aurais pu aimer ainsi, et j'en ai toujours remercié Dieu : ces grandes passions me semblaient envoyées aux hommes, et surtout aux femmes, pour les châtier et les rendre misérables. Je n'en ai pas vu réussir une seule, j'ai cependant plus de quatre-vingts ans.
Avis à mon joli secrétaire !

Madame raisonne de l'amour comme des couleurs. Elle est aveugle, et elle n'a jamais aimé.

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