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Chapitre L


Le souper fut servi comme par enchantement, et un de ces soupers merveilleux qui semblent éclos sous la baguette d'une fée. Ce n'était pas le luxe et la magnificence d'un palais, c'était mieux. Des cristaux, des porcelaines sans pareils dont les moules étaient brisés, dont les artistes avaient défense de donner des copies. Pas de dorure, une argenterie simple, mais d'un goût merveilleux.
Les mets ne furent pas nombreux, on n'en servit que quatre. J'y touchai du bout des lèvres, je n'avais pas faim. Le régent mangea d'assez bon appétit, sa préoccupation était visible : Nanette ne manqua pas de le lui dire.
- Vous avez quelque chose, Philippe : vous souffrez.
- Nanette, répliqua-t-il en souriant, j'ai mes humeurs, mes tristesses.
- Ah ! je sais... Allons ! madame est véritablement une amie, puisque vous l'amenez un jour comme celui-là.
Elle causa avec nous tant que dura le service. Lorsque tout fut fini et que l'on eut posé les fruits, Nanette se retira et nous restâmes seuls.
- Eh bien, me dit le prince, un peu réconforté par la bonne chère et l'excellent vin qu'il avait bu, vous le voyez madame, ce n'est pas bien terrible un souper tête-à-tête avec ce régent, si entreprenant, si libertin. Vous en allez sortir comme vous y êtes entrée et sans qu'un seul mot, un seul geste de lui aient pu vous blesser.
- Cela est vrai, monseigneur.
- Et cependant vous êtes jeune, vous êtes belle, vous avez un de ces esprits qui distinguent une femme et lui marquent une place à part dans l'histoire d'un siècle.
- Moi, monseigneur ?
- Vous, madame ! laissez venir le temps et vous verrez si ma prédiction se réalise. Je vous ai observée, je vous ai écoutée, et j'ai l'habitude des hommes, je les connais. Notre espèce n'a guère de mystère pour moi : si l'on me trompe, c'est que je veux être trompé, c'est que je me laisse faire, par paresse et par ennui.
- Comment avez-vous le temps de vous ennuyer, monseigneur ?
- C'est comme si vous demandiez à un malade : « Comment avez-vous le temps de souffrir ? »
- Cependant...
- Cependant, j'ai toutes les occupations de la royauté, tous les plaisirs que je souhaite, n'est-ce pas ?
- Sans doute ?
- Eh bien, madame, je prends des plaisirs pour oublier les occupations de la royauté, et les occupations de la royauté pour me soulager des plaisirs : tout cela me tue.
Il cacha son visage dans ses mains et resta de la sorte quelques secondes.
- Oui, je donnerais ce que je possède, de grand coeur, pour habiter avec mes enfants, avec des enfants comme je les désire, avec mes enfants, une femme aimée et quelques amis, une gentilhommerie bien obscure, loin du bruit et de l'éclat. Je voudrais vivre en famille honnêtement, tranquillement, en paix avec Dieu, avec mon curé, avec mes voisins, sans savoir qu'il y ait au monde des rois, des ministres, des ambitions, des ambitieux, des querelles et des guerres : c'est là le vrai paradis, celui que je rêve et que je suis condamné à ne connaître jamais.
- On ne se doute pas de cela, monseigneur.
- Non, on ne se doute pas de cela, nul ne sait ce que je suis, pas même ceux qui m'approchent de plus près, car ils se moqueraient de moi s'ils soupçonnaient ce que je pense. Un seul en a la conscience au fond du coeur et me méprise, pour ce qu'il appelle de la bassesse d'esprit : c'est Dubois. Voilà pourquoi il sait si bien me conduire et profiter de tout avec moi.
J'écoutais ce pauvre prince et je le plaignais fort. Il y avait en lui quelque chose de parfaitement bon et de réellement attrayant, bien qu'il ne fut pas beau, au contraire. Ses plaintes me touchèrent et j'essayai de les adoucir ; il m'écouta en secouant la tête d'un air de doute.
- Ce n'est pas tout encore. Je trouverais peut-être un remède à mes ennuis en m'occupant sérieusement des affaires, en songeant en même temps à ma gloire et à celle de mon pays ; mais j'ai besoin d'amis madame, j'ai besoin d'affection sincère, j'ai besoin de m'appuyer sur un coeur véritablement à moi, et ce ne sont pas mes compagnons de plaisir, ce ne sont pas mes fausses maîtresses qui sécheront mes larmes, lorsque je ne puis plus les empêcher de couler.
Si la bonne Aïssé avait été à ma place et qu'elle n'eût point aimé son chevalier, elle se serait embâtée d'une passion charitable pour ce pauvre régent, qui répéta plusieurs fois ensuite d'un ton pénétré :
- Personne ne m'aime ! personne ne m'aime !
Quant à moi, j'étais bien de nature à m'attendrir un peu sur cette infortune inattendue, à la consoler pendant quelques heures, à tâcher de la transformer en joie surtout ; mais un sentiment profond n'a jamais été mon fait. Entraînée par la sensibilité de mon âge, où les nerfs sont si faciles à ébranler, je me pris de pitié et je ne pus m'empêcher de le laisser voir. Le régent n'était pas homme à méconnaître mes impressions. Il s'y trompa comme je m'y trompai moi-même, et, pendant quelques heures, il crut fermement avoir rencontré l'antidote de sa douleur, comme je crus très sincèrement avoir chassé de mon souvenir les obstacles de mon passé et les chimères de mon avenir.
J'en fus, je l'avoue, fort heureuse ; le prince le fut encore plus que moi. Il sentait plus vivement et il cherchait depuis longtemps cette divinité de sa vie, pour l'adorer.
Je ne vous raconterai pas ce qui se passa, ce que nous dîmes dans ces moments d'illusions. Il devint pour me plaire un héros digne de l'immortalité, il réforma tout, il nous délivra des abus, il chassa ses mauvais conseillers et se composa un aréopage merveilleux. J'écoutais, j'approuvais, je renchérissais encore. Le jour perçait depuis longtemps à travers les plis des rideaux et éteignit les éclats des bougies, nous n'y songions pas. Nanette vint nous le rappeler.
- Il faut partir, monseigneur, dit-elle ; voici le moment de votre sommeil, et vos gens doivent venir vous éveiller dans votre lit.
- Ah ! c'est vrai, Nanette ; tu ne sais pas à quoi tu nous arraches.
- Monseigneur, je pense à votre santé. Madame peut dormir toute la journée, si bon lui semble ; mais vous ! il vous faut paraître à votre habitude, et je ne veux pas qu'on vous tue tout à fait, mon pauvre Philippe ; Je n'y aiderai pas, du moins.
J'étais, quant à moi, tout interdite en ce moment ; il me semblait sortir d'un rêve, et je cherchais quelle suite lui donner, lorsque M. le duc d'Orléans me prit la main et me demanda d'un ton passionné, après le départ de Nanette :
- Où vous conduira-t-on, mon ange ?
Que répondre ? Où aller ? La maison de mon mari et de ma cousine ne me semblait pas devoir s'ouvrir, après cette nuit insensée. Le spectre de Larnage se dressa devant moi et me rejeta l'un devant l'autre les serments prononcés le matin dans un bois enchanté. J'eus un moment d'étourdissement, de folie ; je crus que je perdrais la tête, et je ne trouvai pas un mot à répondre, car ce mot eût peut-être été une dureté.
- Je vous demande, belle marquise, bel ange consolateur, où vous voulez habiter désormais, recommença-t-il.
- Chez moi, monseigneur, chez moi.
- Chez vous sans doute ; seulement, où sera ce chez vous ? Choisissez ; la France est grande et tout entière à votre disposition.
Je me sentis blessée, et je retirai ma main, qu'il tenait encore.
- Vous m'en voulez, vous ne me comprenez pas. Puisque désormais c'est vous qui me ferez vivre, puisque c'est vous qui me ferez grand, fort, invulnérable à tous les vices comme à tous les malheurs, il ne faut pas que vous me quittiez. Il faut que je vous voie à chaque instant, que je vous consulte, que je trouve près de vous le courage dont j'aurai besoin ; et, si vous vous éloignez, le diable est bien malin, il est très puissant aussi, l'habitude est ancienne, il reviendra avec sa suite de douleur et d'opprobre.
- Cependant, monseigneur, je ne puis...
Lui aussi, comme moi, avait vu s'envoler son rêve avec le jour : il me comprit.
- Ah ! vous vous repentez ! ah ! vous ne m'aimez pas ! s'écria-t-il d'un ton pénétré. J'aurais dû le savoir, j'aurais dû ne pas me fier à votre âge, à votre coeur facile ; je suis trop malheureux et je suis destiné à l'être toujours.
J'étais revenue à moi, il me semblait cruel de le tromper encore ; cependant j'essayai. Je retrouvai quelques douces paroles, quelques regards attendris. Il fit comme moi, il essaya d'y croire ; nous nous aperçûmes parfaitement l'un et l'autre que nous parlions et que nous regardions faux, mais nous nous gardâmes de l'avouer, cela eût été trop pénible.
- Faites-moi conduire chez madame de Parabère, dis-je, comme la conclusion de cette aventure. Je ne prétends pas me cacher d'elle, et j'y trouverai le moyen de reparaître en mon logis sans laisser supposer ce qui s'est passé à d'autres qu'à elle.
Le prince ne fit pas une observation. Cette demande lui apprenait mes intentions positives. En cachant ma faute, je n'y comptais pas donner de suites, ou, du moins, de suites réglées. Nos projets magnifiques s'écroulaient devant ma résolution. Maintenant qu'il était désennuyé, peut-être n'en était-il pas fâché, peut-être trouvait-il le rôle de Charles VII près d'Agnès Sorel difficile à soutenir.
Nanette fit revenir les gens ; je partis seule, toujours encapuchonnée, dans le carrosse qui m'avait conduite. Le régent me suivait de l'oeil par la fenêtre ; c'était sa dernière bonne pensée qui s'en allait avec moi.
Un autre carrosse l'emmena de son côté, et il reprit sa vie habituelle. Peut- être le souvenir de cette nuit lui vint-il comme un remords. Il envoya chez moi, le lendemain, le mari de Nanette avec son portrait, non pas tel qu'il était alors, mais à l'âge de seize ans, à l'âge de toutes les promesses de sa beauté, de son esprit et de son coeur. Je lui sus gré de cette délicatesse.
Il ne m'a jamais donné que cela ; il est vrai qu'alors je n'aurais pas accepté autre chose.
Madame de Parabère, en me voyant arriver, ne prononça que ces mots.
- Je m'en doutais.
Elle était au lit encore, bien entendu ; mais on m'introduisit, elle en avait laissé l'ordre. Elle écouta mon odyssée sans m'interrompre et sans sourciller.
Je comptais la voir très surprise.
- Je connais cela, me répondit-elle. Il a de ces aspirations au bien qui font pitié quand on voit comment il retombe. Ceux qui ont gâté cet homme sont immensément coupables, en vérité, et Dieu, j'espère, enverra ce chafouin de Dubois à tous les diables pendant l'éternité, pour cette abomination.
- Quoi ! vous l'avez donc vu ainsi ? repris-je.
- Moi et bien d'autres. C'est ce qu'on appelle ses retours de jeunesse.
J'en fus profondément humiliée, je l'avoue ; je croyais avoir été la seule favorisée de ce spectacle ; mon unique faveur avait été le Retiro, et encore ! qui sait ?

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