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Chapitre LV


Cet objet c'était un pistolet, très bien chargé cette fois, et tout prêt à partir. Madame de Tencin ne s'en alarma pas, elle ne crut pas la chose plus sérieuse qu'à l'ordinaire.
- Regardez-le bien, poursuivit-il, c'est ma délivrance. Je n'en ai qu'un, je n'ai voulu en prendre qu'un, parce que, si j'en avais pris un autre, je n'aurais pas résisté au désir de vous emmener avec moi où je vais.
- Je vous remercie, je me trouve bien ici.
- Vous ne vous y trouverez pas si bien tout à l'heure, car vous allez voir un triste spectacle. Adieu, ingrate, méchante, scélérate que vous êtes ! adieu ! vous me tuez ; vous m'avez rendu malheureux et je ne puis résister à ce malheur. Soyez maudite, vous, vos amants, votre frère et tout ce que vous aimez !
En achevant ces paroles, il se posa le pistolet sur le front et, avant que madame de Tencin eût pu soupçonner qu'il parlait sérieusement cette fois, il se fit sauter la cervelle ; elle fut couverte des débris.
On ne peut rendre ce qui se passa alors. Cette femme, qui n'avait point de coeur, qui n'avait jamais aimé ce malheureux, cette femme, qui avant toutes choses tenait à écarter de sa vie les embarras et les obstacles ; cette femme, le premier moment passé, dut penser à ceux qui allaient surgir de cette épouvantable catastrophe. Elle fut d'abord surprise, effrayée, puis inquiète pour elle-même ; allant à la douleur et aux regrets, il n'y en eut pas. Peut- être même fut-elle ravie d'être débarrassée de ce jaloux. La manière seule lui déplaisait.
Elle serait restée longtemps à la même place, dans le même état, regardant ce cadavre sans le voir, si ses gens, inquiets du coup de pistolet et connaissant les perpétuelles fureurs de la Fresnaye, n'étaient pas accourus à la hâte. Ils restèrent saisis de ce spectacle ; voyant leur maîtresse aussi immobile que son amant, ils la crurent morte comme lui et se mirent à pousser des cris horribles.
En quelques minutes, la chambre fut pleine de monde ; ce quartier populeux fut bien vite bouleversé, et l'on alla chercher les gens de justice, lesquels ne se firent pas prier pour venir.
Ce furent alors des étonnements, des pleurs, des interrogations ; on voulait emporter ce corps défiguré, on voulait faire lever la comtesse, anéantie et hors d'état de bouger ; on voulait la faire changer de vêtements et cacher ces débris affreux ; on l'accablait de questions, on la plaignait, on l'accusait ; elle ne répondait point ; ne se défendait point, ne, donnait aucune explication ; c'était un être inerte, sans mouvement et sans volonté. Ces soldats, ce peuple, ces commères qui l'entouraient, ce contact de canailles, cette odeur nauséabonde du sang et de tant de gens rassemblés dans une petite pièce fermée, l'émotion, la crainte, toutes ces sensations réunies la prirent au coeur, elle se trouva mal.
J'entends par le coeur, le coeur physique au moins, ce coeur qui se soulève lorsqu'il est affecté par une cause inaccoutumée ; quant à l'autre, il n'en était pas question, je ne veux pas qu'on m'accuse de mentir.
La femme de confiance de la comtesse, la voyant seule en face de toute cette aventure, eut heureusement la présence d'esprit d'envoyer chercher l'archevêque, ainsi que madame de Fériol. Je me trouvais chez cette dernière, nous y courûmes.
Je vivrais cent ans, et on assure que je les vivrai, je n'oublierais pas ce spectacle. Madame de Tencin avait des ennemis parmi cette tourbe, à ce qu'il paraît ; ils ne voulurent pas quitter la maison, et ils criaient qu'on devait l'emmener au Châtelet tout de suite, car elle avait assassiné cet homme. Quelques autres la défendaient, et, malgré l'invraisemblance, je dirai plus l'impossibilité du fait, je dois avouer qu'ils étaient les moins nombreux.
La présence de l'archevêque les calma ou plutôt les contraignit un peu. Ils se turent ; mais leurs regards parlaient et ils menaçaient fort. Je ne suis point brave devant la foule, j'aurais voulu être loin ; cependant je fis bonne contenance.
- Qu'est-ce ? qu'y a-t-il ? demanda M. de Tencin d'un air superbe ; que signifient ces rumeurs ? Il est arrivé un malheur dans cette maison ; respectez-le et retirez-vous.
Ils restaient.
- Je vais invoquer la force, entendez-vous ? Madame de Tencin a besoin de se remettre de cette terrible alarme, ne troublez plus son repos. Un insensé, repoussé par sa vertu, s'est tué à ses genoux ; c'est un grand sujet de deuil, mais non un sujet de scandale.
A ce mot, la vertu de madame de Tencin, malgré la gravité de la circonstance, un immense éclat de rire partit de tous les coins de la salle.
M. de Tencin en fut presque déconcerté ; cependant il ne le releva point.
La justice procéda à l'enlèvement du corps ; la foule s'écoula à sa suite, mais elle s'arrêta devant la maison et se recruta des passants ; ce fut une sédition dans le quartier. Des propos menaçants circulèrent contre la comtesse et contre sa famille. On entendit même dire hautement :
- C'est une assassine ; mais il ne lui arrivera rien, elle est comtesse, elle est l'ancienne maîtresse de ce vieux polisson de Dubois. Ah ! si c'était un de nous ! La Grève n'aurait pas assez de potences, ni le bourreau assez de cordes.
Cela commençait déjà alors, et depuis ! Quels progrès MM. les philosophes ont fait faire en raisonnements à ce peuple, qui bientôt ne voudra plus être gouverné du tout. Il est très visible que, si Dieu ne s'en mêle pas activement, la monarchie est perdue.
Nous restâmes fort longtemps chez la comtesse, à tenir une espèce de conseil.
- Il n'y a pas un moment à perdre, disait madame de Fériol. Mon frère, agissez de votre côté ; moi, j'agirai du mien. Je vais trouver le maréchal, l'envoyer chez M. le duc ; il est important qu'il soit prévenu par nous, avant de rien savoir d'un autre côté ; les calomnies sont si vite répandues !
- Et moi, ajouta d'Argental, je vais courir chez madame de Prie ; il faut l'avoir pour nous en cette circonstance.
- Moi, je ne sais ce que je veux, reprenait l'archevêque. Ma soeur ! ma pauvre soeur, ! quel malheur épouvantable !
- Ce n'est pas le cas de se lamenter, continuai-je, permettez-moi de vous le dire. Si je puis être bonne à quelque chose, ne m'épargnez pas.
On m'envoya chez le duc de Luynes, dont j'eus une curieuse réponse.
- Si vous ne fréquentiez pas ces gens-là, madame, vous n'auriez pas de pareils ennuis et vous ne seriez pas obligée de solliciter pour une coquine semblable à cette religieuse défroquée. Depuis longtemps, madame de Luynes et moi, nous avons renoncé à vous faire des remontrances ; mais nous ne nous mêlerons en rien, ni de vous, ni de vos amis. Vous eussiez pu aller avec nous dans les compagnies ou votre naissance vous appelle ; vous préférez ces bateleurs, portez-en la peine, je ne vous plains pas.
Telle fut l'indulgence et la charité de mon dévot oncle. Ma tante valait mieux, elle ne m'eût pas reçue ainsi. Elle a continué de me voir et de me soutenir jusqu'à sa mort, je lui en ai su grande reconnaissance.
La première chose que firent les gens du roi, ce fut de chercher dans les papiers de la Fresnaye ; on y trouva d'abord une lettre adressée à l'archevêque ainsi conçue, et que l'on peut voir aux pièces du procès ; elle est écrite comme par un savetier ; pour une femme de tant d'esprit, c'était un drôle d'amant :

« Monsieur, je suis bien fâché de mourir sans être en état de vous payer. J'ai fait les derniers efforts pour vous payer ce que je vous ai payé. Mon impuissance vient de votre soeur. Après avoir vécu avec moi dans un commerce d'amour pendant trois ans, aux yeux de ses domestiques et des vôtres, elle s'est emparée de tous mes biens ; abusant de la confiance que j'ai eue de les mettre sous son nom, elle m'a mis dans la cruelle nécessité de périr. Si vous voulez éviter la punition de Dieu, renvoyez-la dans son couvent, d'où elle n'est assurément pas sortie canoniquement. »

A côté de cette lettre, si bizarre et si incohérente, se trouvait un testament, disant tout justement le contraire. En voici le début ; je ne raconterai pas ce qui regarde les affaires de la succession, à laquelle personne n'a jamais rien compris.

« Sur les avis et les menaces que m'a faites depuis longtemps madame de Tencin de m'assassiner ou de me faire assassiner, et que j'ai même cru qu'elle exécuterait il y a quelques jours, sur ce qu'elle m'emprunta un de mes pistolets de poche, que j'ai eu le courage de lui donner ; et comme, de ma connaissance particulière, elle a fait ce qu'elle a pu pour faire assassiner M. de Nocé, et que son caractère la rend capable des plus grands crimes, j'ai cru que la précaution de faire mon testament ainsi qu'il suit était très convenable. »

Plus loin, il disait :

« Cette misérable est si monstrueuse, que le souvenir m'en fait frémir. Mépris publics, noirceurs, cruautés tout cela est trop faible pour exprimer la moitié de ce que j'ai essuyé. Mais sa grande haine est venue de ce que je l'ai surprise il y a un an, me faisant infidélité avec Fontenelle, son vieux amant, et de ce que j'ai découvert depuis qu'elle avait commerce avec son neveu d'Argental...
« Je finis en réclamant la justice de M. le duc, de M. le garde des sceaux ; ils ne doivent pas souffrir que cette malheureuse continue davantage sa vie infâme. Elle est entrée au couvent de Montfleury, près Grenoble ; ils doivent l'obliger d'y retourner pour y faire pénitence de ses péchés. »

On juge que, d'après de pareilles preuves, il ne fut pas possible d'en rester là et que l'on dut poursuivre le procès.
Avant que le maréchal et M. de Tencin eussent pu agir, la comtesse fut arrêtée dans sa maison, en notre présence. Je me retirai ; mais d'Argental voulut accompagner sa tante, on n'osa pas l'en empêcher. Elle n'était pas convaincue, elle n'était qu'accusée et l'on ne pouvait la traiter avec la dernière rigueur. Le lieutenant criminel l'attendait au Châtelet, avec le cadavre de la Fresnaye.
On la fit entrer droit dans la salle où il se trouvait ; elle ne s'en doutait pas, et lorsqu'elle l'aperçut, elle poussa un cri affreux et s'évanouit dans les bras de son neveu, qui traitait les juges de barbares.
On la fit revenir à elle, on lui apporta un fauteuil et on lui témoigna quelques égards, mais sans ôter de devant ses yeux cet objet épouvantable. Elle resta quatre heures ainsi. Ils l'interrogèrent de toutes les façons, lui adressèrent les questions les plus minutieuses sur sa vie passée ; ils allèrent jusqu'à lui demander combien elle avait eu de galants, et s'il était vrai, comme le disait la Fresnaye, qu'elle fût du dernier bien avec Fontenelle et son neveu ici présent.
D'Argental se leva et fut au moment de tirer son épée. Deux agents subalternes le continrent.
- Tenez-vous tranquille, jeune homme, dit le lieutenant criminel, et n'insultez pas la justice. Ce que nous faisons, nous avons le droit de le faire.
D'Argental se tut, mais ne se calma pas, et cela se comprend, la séance n'était pas plaisante pour lui qui aimait sa tante si tendrement.
Après l'interrogatoire fini, la pauvre femme était épuisée. On la sépara de son neveu, et on la conduisit dans la prison, au Châtelet même, qui est l'endroit où l'on met les criminels.
Elle en fut épouvantée et passa une nuit terrible. Il fallut appeler un médecin ; à quoi ses ennemis ne manquèrent pas de répondre que les remords la tuaient.

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