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Chapitre LXI


Je suis maintenant obligée de raconter une chose fort stupide, une chose qui me fit plus de mal et de tort que mille folies ; car ce que la société de cette époque ne pardonnait point, c'était d'être bête.
Je le fus !
M. de Meuse commençait à me négliger, et je m'en apercevais : chez moi, l'amour n'a jamais été aveugle. Je rêvais à la façon de m'y prendre pour ne pas être quittée et pour ne pas opérer une rupture dont tous les torts retomberaient sur moi ; c'était difficile.
Nous étions allés chacun de notre côté voir le duc de Gesvres, malade à Saint-Ouen, où il recevait toute la France sur son lit, comme une accouchée ; c'était une comédie, et des plus amusantes qu'on pût imaginer. On était alors dans la rage des noeuds et des découpures, deux sottes modes mon Dieu ! et dont on a bien fait de se dégoûter.
Le duc de Gesvres, fort laid, fort petit, fort contrefait, était dans son lit, garni de rubans et de dentelles, des fleurs partout, des découpures et des noeuds à portée de sa main, et ses amis particulièrement autour de lui, tous vêtus de vert, habit, veste et culotte ; des tables de vingt couverts toujours servies, une élégance enragée et du vert partout.
Une autre fois, il se levait, se mettait sur une duchesse de lampas vert, enveloppé dans un couvre-pieds vert, un chapeau gris bordé de vert, un plumet vert retroussé, avec un gros bouquet de rue à la main.
Vous jugez de cette apparence et de ce que l'on disait en face d'un pareil magot !
Son frère, le duc d'Epernon, avait une autre folie, celle de la médecine et de la chirurgie ; il voulait soigner tout le monde ; il trépanait, lorsqu'il lui tombait entre les mains un malheureux sans connaissance. Enfin il maria un de ses cochers et lui donna vingt-cinq louis, pour qu'il se laissât saigner la première nuit de ses noces !
Nous étions donc allés jouir de ce spectacle, et nous revenions ensemble. Pendant le chemin, nous causions assez aigrement, il me reprochait mes exigences ; c'est toujours ainsi que cela finit en amour.
- Monsieur, lui dis je, j'y ai bien pensé, et, si cela continue, vous me forcerez de me raccommoder avec mon mari.
- Ce ne sera pas moi qui y apporterai obstacle, madame, je sais trop ce que je vous dois.
- M. du Deffand a pour moi le plus grand de tous les torts ; il m'ennuie : sans cela, je vous le jure, je ne trouverais pas un homme qui le vaille.
- J'ai l'honneur de vous remercier.
- Je vous en prie, soyez moins désagréable, marquis ; nous nous donnons en spectacle.
- Je vous en prie, soyez moins exigeante, marquise ; nous nous faisons moquer de nous.
- Convenez que cela n'en vaut pas la peine.
- Convenez que nous sommes de grands enfants.
- Je conviendrai de tout ce qui vous plaira, pourvu que vous ne soyez plus si volage.
- Est-ce vrai ?
- Parfaitement.
- Eh bien, convenez que M. Bertier ne vous déplaît pas, convenez que mademoiselle Aïssé vous l'a fait connaître dans l'espoir qu'il vous distrairait de vos tristesses.
- C'est possible.
- Convenez que vous l'avez priée de l'engager bien doucement à couper les deux longues boucles de sa perruque qui le vieillissent, afin de vous plaire davantage.
- Je ne dis pas le contraire.
- Quoi ! vous ne vous en cachez pas ?
- Pourquoi m'en cacherais-je ? Je sais que cela ne vous fait rien, et, quant à moi, cela m'ennuie moins qu'autre chose ; vous ne pouvez trouver mauvais que je m'occupe des boucles d'une perruque.
Nous continuâmes sur ce ton jusque chez moi, et, au moment où il me quittait à la porte, mon laquais me prévint qu'un monsieur m'attendait, de la part de mon frère, et avait une lettre importante à me remettre.
Je m'empressai d'entrer dans la salle. C'était un gentilhomme bourguignon, que je connaissais très bien, et auquel je trouvai un visage de circonstance.
Il me donna un billet de mon frère, m'annonçant la mort de notre grand- mère, la duchesse de Choiseul, en premières noces veuve du président Brulard premier président du parlement de Dijon, et Marie Boutillier de Chavigny, de son nom de fille. Elle était morte, rue du Temple, la veille, presque subitement, de quatre-vingt-deux ans qu'elle avait. J'étais à Sceaux, et les miens ne jugèrent pas nécessaire de me prévenir.
Mon frère, arrivé depuis quelques jours, était auprès d'elle, ainsi que M. de Choiseul. Je dois avouer que je la voyais très peu.
Elle me laissait quatre mille livres de rente : c'était pour moi une augmentation considérable ; je ne pleurai guère et je me couchai, attendant le lendemain la visite de mon frère.
Il vint en effet, et commença à me chapitrer sur ma position, sur cette existence séparée de M. du Deffand, qui embarrassait ma famille et me plaçait moi-même autrement que les autres femmes.
- Faites-le revenir, rappelez-le et gardez-le près de vous. Vous êtes jeune, vous êtes belle ; ma soeur, on vous calomnie et puis vous voilà plus aisée, ne voulez-vous pas avoir des enfants ?
Il me tourmenta longtemps, assidûment ; quelques amis se joignirent à lui ; ce fut une suite perpétuelle de démarches et de réflexions, de ma part et de celle des autres.
Je consentis enfin.
Nous avions réglé que M. du Deffand irait chez son père et y resterait six mois : mon frère lui écrivit, et, au lieu de répondre, le pauvre homme, amoureux, quitta tout et débarqua chez M. de Chamrond, dans un transport de bonheur si grand, qu'il n'avait pas pu le contenir.
Mon frère accourut m'annoncer cette nouvelle ; je jetai les hauts cris. Ce n'était pas là ce que j'entendais.
J'avais résolu de vivre six mois comme une vestale avant de le revoir ; car je ne voulais pas de soupçons injurieux entre nous, non pas de sa part, mais de celle du monde, et ce retour rendait la chose tellement différente, que je ne savais plus à quel saint me vouer.
J'envoyai chercher plusieurs de mes bonnes amies pour en raisonner avec mon frère et moi. Il fut décidé que l'on ne pouvait renvoyer M. du Deffand, d'abord parce qu'il ne s'en irait point, et puis parce que cela ne serait pas séant aux yeux de ceux qui savaient sa démarche ; il y avait de quoi nous rebrouiller à jamais. On m'engagea à le voir.
J'en faisais difficulté ; on me représenta que ce n'était pas si terrible, et madame de Launay s'en alla le chercher sur-le-champ.
On me prévint de son arrivée ; j'en devins toute rouge et je demandai une demi-heure de répit.
- Non pas, me répondirent-ils ; rien ne saurait être mieux pour vous que ce raccommodement. Voyez-le, arrangez-vous, et que, demain, ce soit la nouvelle de la ville et de la cour.
Je cédai : je suis la personne qui cède le plus vite, pour ne pas être ennuyée. Ils se retirèrent tous, hors mon frère, qui introduisit M. du Deffand et qui nous laissa seuls ensemble.
Je fus un peu, même beaucoup interloquée, je l'avoue, dans le premier moment ; mais, en regardant ce pauvre homme, le courage me revint ; il était plus interloqué que moi.
- Madame... me dit-il.
Et il en resta là.
- Je suis, je suis..., bien heureux.
Il vint prendre ma main et la baisa.
- Moi aussi, monsieur, lui répondis-je. J'étais devenue maîtresse de moi même. Moi aussi, je suis très contente.
- Nous ne nous quitterons plus, madame, n'est-il pas vrai ?
- Je vous demande pardon, monsieur, nous nous quitterons.
- Encore ?
- Oui, et tout à l'heure, s'il vous plaît.
- Quoi ! je ne reste pas ici ?
- Non, monsieur.
- Pourquoi cela ?
- Parce que cela est impossible.
- Mais encore ?...
- Je ne veux pas nous rendre, l'un et l'autre, la fable de tous ceux qui nous connaissent et nous faire chansonner sur le pont Neuf.
- L'insolent qui oserait !...
- Monsieur, vous êtes très brave, je le sais ; mais on n'est pas brave contre le public entier, et le public s'en mêlerait, je vous en réponds.
- Que lui importe ?
- Cela ne lui importe pas, mais cela nous importe, à nous. Vous ne connaissez pas le train de Paris, monsieur. Ici, on donne des amants à toutes les femmes ; à tort ou à raison, j'ai eu mon tour comme les autres. Je n'entends pas qu'on vous accuse de partager avec eux, et je prouverai clairement que je ne suis pas femme à vous imposer ces bassesses-là.
- Je le crois.
- Ils ne le croiront que si cela leur est trop prouvé, encore ne le croiront-ils pas. Mais mes amis le croiront, nous le saurons tous les deux, vous et moi, et cela me suffit.
- Vous êtes un ange !
- Je suis une honnête femme au point de vue de la loyauté ; je le soutiendrai jusqu'à la mort.
- Me faut-il donc retourner d'où je viens ?
- Non ; puisque vous êtes ici, cela ne se peut plus, seulement, nous n'habiterons point ensemble. Vous viendrez dîner et souper ici, nous nous montrerons partout ; mais vous ne passerez pas la nuit dans ma maison.
Il fit la grimace. Je tins bon, et, malgré ses prières, je n'en voulus pas démordre, à quelque prix que ce fût.
- Ma belle marquise, répétait-il, c'est de la cruauté, car enfin je suis votre mari.
- C'est pour cela que je veux vous faire respecter, monsieur, et que je ne vous rendrai pas ridicule ; je suis vraie et droite, je vous jure que vous n'aurez aucun reproche à me faire.
Il se soumit avec grand-peine. Dès ce jour, il vint quelques personnes à souper ; il y resta, en face de moi, et fit les honneurs de la maison, comme le maître. J'avais écrit à M. de Meuse, convaincue que, d'après ses brusqueries et ses congés, il ne ferait pas de tragédie et se trouverait content d'être hors de sa chaîne. Ma lettre était courte, polie, affectueuse même, au point de vue de l'amitié, tout en le priant de ne pas revenir.

« Nous nous rencontrerons, ajoutais-je, vous me trouverez toujours prête à vous prouver le véritable plaisir que j'éprouve à vous voir. »

Pendant que nous étions à table, on m'apporta la réponse ; je la mis dans ma poche, attendant d'être seule pour la lire. Je m'efforçai ensuite d'être aimable, de prouver à mes amis une satisfaction que je ne ressentais pas.
M. du Deffand était enchanté, il ouvrait des yeux ravis, ne parlait pas et me regardait. J'eus un sentiment de véritable intérêt pour lui, j'aurais voulu l'aimer davantage, mais cela ne dépendait pas de moi. L'amitié est aussi involontaire que l'amour.
Le souper terminé, quelques instants de conversation encore, on partit, et M. du Deffand avec les autres, en poussant de gros soupirs, ce qui fit beaucoup rire ceux qui l'entendaient ; le monde n'a guère de pitié pour ces infortunes-là.
Restée seule, j'ouvris la lettre de M. de Meuse, je l'ouvris avec la confiance d'y trouver quelques lignes de regrets et quelques phrases toutes faites, comme en offrent les affections qui finissent et qui sont bien aises de se débarrasser des gens.
Quelle fut ma surprise en lisant ces lignes :

« J'étais loin de m'attendre, madame, à un pareil manque de foi. Le congé que je reçois est le plus sensible et le moins mérité qu'on ait jamais jeté au visage d'un homme. Je vous aime depuis trop longtemps pour le prendre au sérieux, et ce fantôme de mari me semble surtout admirablement inventé en manière de prétexte. Vous y regarderez à deux fois, madame ; je ne suis pas de ceux qu'on chasse et qui se laissent chasser sans rien dire. Je vous aime ; vous m'avez fait l'honneur de m'aimer un peu aussi, nous ne sommes pas fatigués l'un de l'autre, je ne vois pas pourquoi nous nous séparerions. Réfléchissez donc ; je ne demande pas que vous fassiez aucun bruit ; mais je vous préviens cependant que je ne considère pas notre commerce comme brisé et que, pour me mettre dehors lorsque je ne veux pas m'en aller, il faut autre chose qu'un caprice et le retour d'un mari qui n'en est pas un. »

Le papier me tomba des mains. Je comprenais très bien que c'était ici une affaire d'amour-propre et de contradiction ; cependant mon lâche coeur eut la faiblesse d'en être ravi. Je me demandai ce que j'allais faire ; je m'étais bien avancée, je ne voyais guère le moyen de reculer avec M. du Deffand et le monde. D'un autre côté, je connaissais le marquis et ses entêtements. S'il voulait absolument rester à sa place, il me semblait difficile de l'en chasser. Je ne dormis pas de la nuit.
La réflexion, la raison me disaient de tenir bon vis-à-vis M. de Meuse. Que me ferait-il ? Quelque scène en tête-à-tête s'il me rencontrait en lieu propice pour cela ; car, devant le public, il n'y fallait pas penser. Ne valait-il pas mieux braver ce péril que de me voir encore tourmentée ainsi que je l'étais précédemment, que de me donner les airs d'une évaporée ne sachant ce qu'elle veut ? J'écrivis donc :

« Vous vous trompez, marquis ; ce que je vous ai dit est fort sérieux, nous ne pouvons plus rester ce que nous étions l'un pour l'autre. Quoi que vous prétendiez, vous ne m'aimez plus, vous m'avez cent fois laissé comprendre que nos relations vous pesaient, et j'ai dû chercher le moyen le plus facile et le plus convenable de les rompre. Ce moyen, je l'ai trouvé dans le retour de M. du Deffand près de moi. Je ne vous quitte pas, je ne vous donne ni rival ni successeur ; vous n'avez pas à vous plaindre. Abstenez-vous donc de revenir chez moi tous les jours, n'y reparaissez que de loin en loin et pas de sitôt, sans vous en bannir tout à fait. Conduisez-vous en galant homme et montrez combien vous étiez digne de l'amitié que je ne cesserai d'avoir pour vous. »

Cette lettre envoyée, je fus plus tranquille, non pas que j'en espérasse grand effet, mais au moins j'avais fait mon devoir. M. du Deffand arriva de bonne heure et ne me quitta plus de la journée. Nous allâmes le soir souper chez la duchesse de la Vallière, et la première personne que j'aperçus fut M. de Meuse. Il semblait m'attendre, du moins il était près de la porte et il me lança un regard foudroyant quand je passai.
J'en fus ahurie ; en saluant la duchesse et les autres dames du cercle, je fis deux ou trois gaucheries ; on dut s'apercevoir de mon trouble. Il n'apprenait rien à personne, cependant.
Je me plaçai ; à peine fus-je assise, que le marquis s'avança vers moi et me fit un profond salut. Je le lui rendis avec toute l'indifférente politesse que je pus y mettre.
- Je savais avoir l'honneur de vous rencontrer ce soir ici, madame ; voilà pourquoi j'y suis venu, dit-il en prenant un tabouret vacant derrière mon fauteuil.
- Il est très aimable à vous de m'apporter aussi promptement une réponse, monsieur, et je vous en remercie. Tout est arrangé, la paix est faite, n'est-ce pas ?
- La paix ? Mais, madame, nous ne sommes pas en guerre ; il me semble que rien n'est changé dans le passé de notre connaissance.
Je vis qu'il était décidé à me tenir tête, cela m'impatienta et me donna du courage.
- Allons, monsieur, ne plaisantons pas.
- Je ne plaisante pas, madame.
- Vous savez bien qu'il faut mettre le signet, et que notre roman s'arrête à ce chapitre.
- Je ne sais rien de tout cela, madame, et vous savez que je ne veux pas le savoir.
- Alors, monsieur, je quitte la place.
- Cela est inutile, madame, je vous suivrai.
Je devins rouge de colère ; je me levai cependant ; il m'offrit la main avec le plus aimable sourire, et son empressement ne me permit pas de la refuser devant les témoins qui nous regardaient et qui se préparaient à gloser sur nous.
Nous voilà donc traversant le salon en pompe, tous les yeux sur nous, et ressemblant à des mariés de village ; rien n'était plus charmant que ses façons, il était en apparence d'une galanterie enchanteresse, et me serrait la main à me la meurtrir ; jamais je ne fus à pareil supplice.
La duchesse en eut pitié et m'appela ; il fallut bien me lâcher alors. Elle me dit quelques paroles aimables, me garda près d'elle et fit si bien, en m'entourant adroitement de nos amis, qu'il n'y eut plus moyen pour le marquis de recommencer.

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