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Chapitre LXIV


Une fois Voltaire et sa divinité partis, nous reprîmes le train de vie habituel, c'est-à-dire force promenades, force chasses, force parties de plaisir. Le soir, le cavignol, et quelquefois les proverbes et la comédie : toujours de l'esprit, des vers, des chansons, où M. le duc du Maine excellait entre tous. J'aimais fort cette société, et je m'y plaisais infiniment.
Madame de Staal se plaignait hautement de sa maîtresse ; elle assurait qu'on ne pouvait vivre avec elle, qu'elle s'en irait ; et elle restait toujours. C’est que, malgré ses défauts bien connus, la duchesse avait une grâce, un charme et une manière de s'y prendre qui n'appartenaient qu'à elle. On la justifiait avant de pouvoir l'accuser. On lui cherchait des excuses, tant on désirait être bien avec elle.
Je lui disais souvent :
- Madame, si, au lieu de passer votre temps à quereller M. le duc d'Orléans, vous eussiez pu le voir sans obstacle, vous eussiez gouverné la France à vous deux ; il vous aurait adorée, il vivrait encore et vous vous aimeriez toujours.
- Parce que nous ne nous serions jamais aimés, n'est-ce pas ?
Elle avait le coeur sec et la tête vide ; aussi ne fut-elle malheureuse que par la vanité et l'ambition déçues. Donnez à M. du Maine de véritables droits au trône ; que la princesse fût la première, qu'elle pût gouverner quelque chose et quelqu'un, elle n'eût plus formé de souhaits.
Il se passa à Anet une chose qui nous frappa : la pauvre duchesse d'Estrées glissa dans l'escalier, elle se cogna la tête sur les marches, resta sans connaissance et fut saignée tout de suite. Elle soupa, le soir, presque comme de coutume, et assura, le lendemain, qu'elle ne sentait rien du tout.
Huit jours, quinze jours se passèrent dans un état à peu près satisfaisant. Tout à coup, elle se sentit un peu souffrante, elle se fit servir chez elle le soir ; madame de Fervaques lui tint compagnie, elles rirent beaucoup ensemble. Madame de Fervaques la quitta à minuit ; la duchesse se coucha. A peine dans son lit, elle laissa tomber sa tête sur sa poitrine et râla.
Ses femmes jetèrent des cris affreux, appelèrent toute la maison, et l'on y courut, madame la duchesse du Maine la première. Des soins empressés furent prodigués à l'agonisante ; on envoya des courriers partout chercher des médecins, le nôtre avouant son insuffisance ; ils arrivèrent trop tard : elle n'était plus.
Cette mort jeta l'épouvante, pendant deux jours, en cette compagnie si gaie ; on en fut comme pétrifié jusqu'à l'enterrement ; mais, aussitôt après, on n'y pensa plus. Je n'ai jamais vu un oubli si prompt.
Madame de Staal en déraisonna longtemps.
- Eh bien, ma reine, si je mourais, ce serait de même ; on me regretterait peut-être un peu plus, je suis plus utile ! mais on ne le montrerait pas tant, je ne suis pas duchesse !
Quant à moi, je n'avais point de prétentions à un attachement que je ne ressentais pas. Je revins à Sceaux avec madame du Maine ; nous y passâmes tout l'automne. Aux environs de Nol, nous fîmes des couplets ; ils étaient, je vous assure, fort spirituels ; je les avais tous.
Mademoiselle de Lespinasse me les a emportées, par mégarde peut-être, et je n'ai jamais pu les retrouver depuis. J'en suis fâchée, je les aurais cités ici.
On se rassemblait vers huit heures dans le salon de Sceaux. Il s'y trouvait une musique jouant les airs des nols en vogue, sur lesquels chacun composait ses vers. On passait en revue les événements de la cour et ceux de la société ; pourvu que la crèche en fût le prétexte, on n'en demandait pas davantage.
M. de Sainte-Aulaire et M. du Maine excellaient à ce jeu ; je n'y entendais pas grand-chose, je n'ai jamais su couper ma pensée dans un couplet. Il m'en vient un assez joli de M. le duc du Maine, commençant une longue complainte sur madame de Mailly, et sur l'air Ma voisine, es-tu fâchée ?

          Cette chanson sera mauvaise,
          Voici pourquoi :
          C'est que, monsieur, ne vous déplaise,
          Elle est de moi.
          En vain j'ai voulu vous déduire
          Mon embarras ;
          On s'est contenté de me dire :
          « Tu chanteras ! »

Nous avions aussi Davisart et cette présidente Dreuillet, dont j'ai parlé déjà, je crois.
Davisart avait la folie du dévouement. Il aimait M. le duc du Maine de façon à se faire tuer pour lui, et il avait des battements de coeur perpétuels, par la conviction où il était de le voir nommer premier ministre. Il n'entrait pas un courrier, on n'apportait pas une lettre qu'il ne s'écriât :
- Il est enfin à sa place, n'est-ce pas ?
Et rien ne le découragea de cette espérance tant que vécut le prince. A sa mort même, il n'en départit pas ; il lui avait composé une épitaphe, où il le traitait de fils de Jupiter, premier ministre de l'Olympe.
Comme de raison, Davisart fut mis à la Bastille lors de la conspiration ; je ne crois pas qu'il en fût bien profondément instruit.
Il avait amené à Sceaux la présidente Dreuillet, son amie, dont madame la duchesse du Maine s'était affolée et avec raison, bien qu'elle eût plus de soixante et dix ans ; son esprit était adorable, elle faisait des épigrammes et des chansons délicieuses.
Nous soupions un soir à l'Arsenal, où madame du Maine avait fait bâtir un pavillon sur le bord de la rivière.
Madame Dreuillet, très infirme, semblait n'avoir plus que le souffle. La princesse la pria de chanter dès le potage.
Le président Hénault, plus près de la duchesse, lui dit tout bas :
- Mais madame, nous devons rester cinq ou six heures à table, au moins ; si vous commencez déjà, elle ne pourra jamais aller jusqu'au bout.
- Vous avez raison, président, répliqua-t-elle ; mais ne voyez-vous pas qu'il n'y a pas de temps à perdre, et que cette femme peut mourir au rôti ?
Nous nous regardâmes, nous fûmes frappés de cette cruelle plaisanterie, bien qu'elle ne nous étonnât pas ; nous connaissions madame la duchesse du Maine et son coeur.
Nous avions aussi un abbé de Vaubrun, frère de la duchesse d'Estrées, qui ne bougeait de chez madame du Maine. J'ai fait son portrait, ainsi que c'était la mode alors ; je le retrouve et je vais le transcrire, c'était un original.

« L'abbé de Vaubrun a trois coudées de hauteur du côté droit et deux et demie du côté gauche, ce qui rend sa démarche fort irrégulière. Il porte la tête haute et montre avec confiance une figure qui d'abord surprend, mais qui ne choque cependant pas autant que la bizarrerie de ses traits semble l'exiger. Ses yeux sont tout le contraire de son esprit ; ils ont plus de profondeur que de surface ; son rire marque, pour l'ordinaire, le contentement qu'il a des productions de son imagination. Il ne perd pas son temps à l'étude ni à la recherche des choses solides, qui ne font honneur que parmi le petit nombre des gens d'esprit et de mérite. Il s'occupe sérieusement de toutes les bagatelles. Il sait le premier la nouvelle du jour ; c'est de lui que l'on revoit toujours le premier compliment sur les événements agréables. Personne ne tourne avec plus de galanterie une fadeur, personne ne connaît mieux le prix de la considération qui est attachée à vivre avec les gens en place ou illustres par leur naissance. Il est très empressé pour ses amis ; il ne manque à aucun devoir envers eux. On le voit assister à leur agonie avec le même plaisir qu'il avait assisté à leurs succès. Il n'a point une délicatesse gênante dans l'amitié ; il se contente de l'apparence, et il est plus flatté des marques publiques de considération que de l'estime véritable. Madame la duchesse du Maine l'a parfaitement défini en disant de lui qu'il était le sublime du frivole. »

Elle pouvait d'autant mieux le définir ainsi, qu'elle avait presque autant de droits à la même définition.
Ainsi, à peu de chose près, s'écoulait la vie dans cet intérieur. Je ne crois pas devoir en reparler davantage, car par la suite, il n'y arriva rien de plus. Ce furent presque toujours les mêmes visages, les mêmes amusements. Je passai la plus grande partie de mon temps dans cette maison, jusqu'à la mort de madame du Maine.
Je noterai cependant encore un trait.
On me logeait ordinairement dans le petit château, parce que j'allais et venais beaucoup, tant à Paris que chez mes différents amis dans leur campagne : ainsi, à Montmorency, chez M. et madame du Châtel ; à Champs, chez madame de la Guiche, dans beaucoup d'autres endroits encore.
Une année, nous devions rester tard ; j'étais enrhumée, on me proposa de me loger dans le grand château, ce qui me paraissait bien doux ; je n'avais pas à sortir par tous les temps pour venir au salon et pour dîner ou souper. J'acceptai.
Mademoiselle de Launay car, en consultant mes notes, je vois qu'elle n'était pas encore mariée dans ce temps-là, mademoiselle de Launay vint en toute hâte m'engager à n'en rien faire.
- On a beaucoup parlé de vos absences et du désagrément d'avoir un appartement souvent vide dans le grand château. On a ajouté qu'un petit rhume et une toux ne signifiaient rien, que certaines gens s'écoutaient pour le moindre bobo, sans consulter la convenance et l'agrément des autres. Si vous changez d'appartement, vous aurez une mine et des coups d'épingle, voyez.
Je n'hésitai pas. J'avais grande envie de m'en aller tout à fait ; mon amie me conjura de n'en rien faire. Pour elle, je restai ; mais je me donnai le plaisir de montrer que je m'apercevais de l'humeur, en rendant la parole donnée pour la chambre nouvelle.
- Ah ! tant mieux ! me répondit simplement la duchesse, j'en suis bien contente ; rien ne me contrarie comme de passer dans le corridor devant une porte fermée à clef ; j'en suis triste le reste du jour.
Ce fut tout le remerciement que j'en eus.

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