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Chapitre LXV


J'avais une amie dont je veux aussi parler avec quelques détails ; car cette amie eut aussi sa célébrité malheureuse. La pauvre créature fit une triste fin, pour quelques moments de bonheur et d'un singulier bonheur encore. C'est de madame de Vintimille qu'il s'agit.
J'avais fait connaissance avec elle à Sceaux, ou plutôt par madame de Noailles et madame la comtesse de Toulouse, mesdemoiselles de Nesles ayant été élevées chez madame de Noailles.
Je n'ai pas parlé de Pâris Duvernay et de ses frères, les conseils et les amis de madame de Prie d'abord, de madame de Châteauroux ensuite ; c'est une chose que tout le monde sait. On les a vus arriver de leurs montagnes de Savoie à la fin du règne de Louis XIV ; ils tenaient une auberge où ils furent assez heureux pour recevoir madame la duchesse de Bourgogne à son passage. Elle les remarqua, parce qu'ils étaient de jolis enfants, et les fit venir en France, où ils ont fait la fortune que l'on connaît.
Madame de Vintimille, la seconde fille du marquis de Nesles, était une femme de bon coeur, d'un esprit remarquable, grande et assez belle créature. Elle vivait fort bien sans qu'on eût parlé d'elle, ne visant ni au bruit ni à l'éclat. Ses soeurs étaient mariées ; bien que filles d'une des femmes les plus connues pour son extravagante conduite, leur beau nom et leur dot honnête leur trouvèrent des épouseurs.
L'aînée épousa M. le comte de Mailly ;
La seconde, le marquis de Vintimille, d'une origine italienne ;
La troisième, le marquis de Flavacourt ;
La quatrième, le marquis de la Tournelle ;
La cinquième, le marquis depuis duc de Lauraguais.
Toutes, excepté madame de Flavacourt, devinrent les maîtresses du feu roi.
Je n'ai rien à dire de plus que les autres de madame de Mailly, de madame de la Tournelle, devenue duchesse de Châteauroux, ni de madame de Lauraguais ; chacun sait leurs aventures, on les a racontées sur les toits. Madame de Vintimille est restée dans l'ombre, pour beaucoup de raisons, dont la première fut qu'elle est morte bien jeune, et puis il y eut dans ce qui lui arriva un mystère que beaucoup de gens avaient intérêt à cacher.
Madame de Mailly, grande et noble femme, fut accusée d'une façon abominable, tandis qu'on aurait dû la plaindre. Madame de Châteauroux, traitée en héroïne, ne valait rien. Elle n'était qu'ambitieuse et elle eut tout sacrifié à cette ambition, la cause de sa perte.
Dès que je vis madame de Vintimille, elle me plut par le grand air de bonté répandu sur son visage. Je lui plus également, et nous nous liâmes d'une grande intimité. C'était au commencement de la faveur de madame de Mailly ; madame de Vintimille allait beaucoup à la cour, et madame de Mailly l'introduisait avec elle dans les petits appartements.
Madame de Mailly adorait Louis XV, non à cause de sa puissance et de sa grandeur, car elle ne voulait rien accepter de lui, et il fallut la violenter pour corriger un peu sa modique fortune. Elle l'aimait passionnément ; elle était prête à faire tous les sacrifices possibles à cet amour : elle l'a bien prouvé.
Elle donnait à son amant tous les plaisirs, et réunissait autour de lui les personnes qui lui plaisaient. Une seule se montrait véritablement son amie, c'était madame de Vintimille. Elle lui disait tout, elle lui confiait ses moindres pensées et ne faisait rien sans la consulter.
Je vais feuilleter une des pages les plus secrètes et les plus étranges du coeur humain, une de ces impressions qui ne peuvent que se raconter, et qu'on n'explique pas plus qu'on ne les analyse. Je ne sais ce que j'aurais fait à la place de madame de Mailly et de madame sa soeur, mais je n'aurais pas agi comme elles, assurément.
Louis XV était certainement le plus bel homme et le plus séduisant qui fût dans son royaume à cette époque-là. Il réunissait les grâces de l'esprit et celles du corps. Il était bon, il était affable, il était brave, il était charmant. Madame de Mailly se mourait de peur de n'être pas aimée ; il ne l'avait point choisie, il l'avait acceptée, elle le savait. Elle n'était plus toute jeune, elle n'était pas absolument belle, son esprit seul était du premier rang, et, pour un prince de cet âge, elle tremblait que l'esprit ne fût pas la plus puissante attraction.
Depuis quelque temps, sa soeur devenait songeuse ; elle semblait fuir ses confidences ; elle trouvait des prétextes pour ne pas venir à Versailles ou à Choisy, pour s'éloigner du roi surtout. Celui-ci au contraire, la demandait sans cesse ; il se plaignait de son absence, et s'en étonnait surtout.
Madame de Mailly voulut en savoir la raison ; elle écrivit à sa soeur, et la supplia de venir la voir, de ne pas tenir rigueur davantage, en ajoutant que, si elle le refusait, elle irait la chercher.
Madame de Vintimille répondit qu'elle allait quitter Paris pour quelque temps, et qu'elle priait sa soeur de ne pas se déranger, attendu qu'elle ne la trouverait plus. Madame de Mailly ne s'expliqua pas cette réponse et cette absence. Elle renvoya chez la marquise, et apprit enfin qu'elle était à Navarre, chez madame la duchesse de Bouillon.
Lorsque le roi connut ce voyage, il se mit en véritable colère. Il accusa madame de Mailly de l'avoir laissée partir, de n'avoir pas su la garder et de ne pas savoir comment s'y prendre pour qu'elle revînt.
- Si Votre Majesté le veut, j'irai la chercher à Navarre, répliqua l'excellente femme ; elle ne me résistera peut-être pas.
- Faites cela, comtesse, allez-y bien vite, revenez plus vite encore ; et nous serons charmés. J'aime à avoir près de moi les mêmes visages ; et puis c'est votre soeur, elle ne peut qu'être très chère à mon affection.
La comtesse ne se le fit pas répéter, elle partit pour Navarre.
Madame de Vintimille, en l'apercevant, fondit en larmes.
- Ah ! ma soeur, ma soeur ! s'écria-t-elle, que venez-vous faire ici ?
Elle se promenait solitaire dans le parc, du côté du monument élevé à la Prie, le cheval de M. de Turenne, auquel on avait donné les invalides dans les écuries du château, et les honneurs d'un mausolée après sa mort.
Madame de Bouillon dit à madame de Mailly que la pauvre femme n'avait fait que soupirer et se promener seule depuis qu'elle était là.
- Mon Dieu ! ma soeur, qu'avez-vous ? Pourquoi ces larmes ?
- Je suis malade, ma soeur ; je suis partie de Paris pour me sauver ; j'ai fui ce que je voyais et ce qui nourrissait mon mal ; je me serais guérie, peut être, et vous voilà, qui me rappelez tout.
- Je venais vous chercher, ma soeur.
- Me chercher, moi ? me chercher ? Est-il possible ! vous venez me chercher ?
- Oui, de la part du roi.
- Ne me dites pas cela, ne me dites pas cela ! s'écria-t-elle en pleurant davantage.
- Je ne vous comprends pas, ma soeur ; vous m'affligez beaucoup ; ne m'aimez-vous donc plus ?
- Je ne vous ai jamais tant aimée.
- Vous aurais-je offensée sans le vouloir ?
- Vous ? Oh ! jamais, mon Dieu !
- Est-ce que le roi... ?
- Le roi ! le roi... Pourrais-je me plaindre du roi ?
- Qu'est-ce donc, alors ? Aucun courtisan n'aurait manqué à ce qu'il vous doit, je suppose, ou bien il apprendrait à s'en repentir. Je ne suis pas vindicative, je n'ai jamais demandé au roi de rien faire pour me soutenir ; mais vous, ma soeur, je ne souffrirais point qu'il vous fût fait aucune offense.
- Personne ne m'a offensée ; je suis malade, voilà tout.
- Vous ne voulez pas revenir ?
- Cela ne se peut.
- Je ne retournerai cependant pas sans vous, le roi ne me le pardonnerait point.
- Dites au roi que M. de Vintimille me le défend.
- M. de Vintimille ? Ah ! ma soeur, M. de Vintimille s'est-il jamais occupé de ce que vous faites, et a-t-il le pouvoir d'enchaîner votre volonté ?
- Ma bonne, ma chère soeur, je vous en conjure, n'insistez pas, laissez-moi.
Madame de Mailly était trop excellente d'abord, trop intriguée ensuite pour lui obéir.
- Vous avez un chagrin, ma soeur, vous me le cachez, à moi, qui vous dis toutes mes pensées.
- Je vous ai dit toute ma pensée, aussi, ma soeur ; je ne vous cache rien. Je vous en supplie, retournez à Versailles, et laissez-moi.
- Je ne vous laisserai pas, vous partirez ; le roi le veut, le roi désire que vous me suiviez, et vous me suivrez.
- Je ne vous suivrai pas, je ne vous reverrai plus, ni l'un ni l'autre, du moins jusqu'à ce que je...
- Jusqu'à ce que... ?
- Je n'ai rien à ajouter à mon refus, ma soeur, allez !
Ce combat dura longtemps. Madame de Mailly essaya par tous les moyens de convaincre sa soeur et de l'amener à faire ce qu'elle désirait. Madame de Vintimille tint bon, et la comtesse fut obligée de repartir comme elle était venue.
En la voyant arriver seule, le roi manifesta la plus vive contrariété. Il l'écouta impatiemment, et l'interrompit en lui disant que madame de Vintimille viendrait, qu'il l'entendait ainsi et qu'il allait l'envoyer chercher.
A ces paroles, madame de Mailly commença d'entrevoir la vérité, qu'elle avait repoussée jusque-là. Il lui fallut se rendre à l'évidence ; la froideur du roi, pendant les jours suivants, confirma ses craintes.
Elle descendit alors en elle-même et consulta son coeur. Elle se demanda ce dont elle était capable pour prouver à son amant combien son bonheur lui était cher, et combien elle comptait peu le sien pour quelque chose, lorsqu'il s'agissait de lui.
Son coeur répondit qu'elle se sacrifierait sans hésiter et entièrement, à cette joie de se dévouer, la rage des belles âmes et dont elles sont si mal récompensées.
Elle passa plusieurs nuits sans dormir. Le roi ne se montrait plus guère chez elle, il n'y paraissait que par bienséance. Sa mauvaise humeur continuait, la marquise n'arrivait pas ; madame de Mailly comprit que la résistance continuait, qu'elle seule pourrait la faire cesser peut-être. Il échappa même au roi de dire chez elle un soir :
- A quoi sert la toute-puissance, si on ne peut obtenir ce que l'on désire le plus ?
Le lendemain, de bonne heure, elle envoya chercher le duc de Richelieu, le confident éternel des amours de son maître, le ministre de ses plaisirs, et celui de tous ses conseillers auquel il accordait le plus de confiance.
- Monsieur, lui dit-elle, vous êtes l'ami du roi, vous êtes le mien, vous ne me refuserez pas un service.
- Trop heureux de vous le rendre, madame la comtesse, trop heureux de vous prouver mon dévouement à vous et à Sa Majesté.
- Répondez-moi donc franchement à une question. Le voulez-vous ?
- C'est selon, madame.
Répondre franchement ! on ne peut demander à un courtisan une plus grande preuve de dévouement que celle-là.
La marquise sourit tristement à cette réponse.
- Je suis exigeante, il est vrai... Cependant j'ai compté sur vous. Le roi ne vous cache rien, vous devez savoir la cause de sa tristesse. Quelle est-elle ? Dites-le-moi.
- Je... je l'ignore, madame.
- Vous ne l'ignorez pas, vous ne pouvez pas l'ignorer. Parlez donc.
- Madame, si le roi me l'avait confiée, je ne le trahirai pas.
- Il ne m'aime plus !
- Il vous aime ; seulement...
- Seulement... ?
- Non, je ne puis pas vous répéter cela.
- Je vous le demanderais à genoux, monsieur le duc, si je ne savais que vous ne le souffririez point.
- Ma foi, comtesse, vous êtes une femme d'esprit, après tout, et vous avez un si grand coeur, que peut-être vous allez comprendre et excuser cette folie.
- Parlez donc, vous me faites mourir.
- Eh bien, le roi vous aime toujours ; pourtant il ne vous aime pas seule. Il vous manque quelque chose, lorsque madame votre soeur n'est pas avec vous. Lui n'aimerait pas madame de Vintimille sans vous ; mais il vous aime moins sans madame de Vintimille.
La pauvre femme devint excessivement pâle. Elle eut peine à contenir un sanglot.
- Allons ! dit-elle, le roi ne m'aime pas ; je le savais, cependant il m'est cruel de l'entendre dire de nouveau.
- Je ne le voulais pas...
- Oui, c'est moi, qui l'ai exigé. Une question encore, et puis je vous demanderai de réfléchir. Ma soeur sait-elle quelque chose de cela ?
- Sans doute. Le roi lui a parlé de ce sentiment, et c'est pour cela qu'elle s'est enfuie.
- Il l'a rappelée ?
- Oui, il lui a écrit. Elle a refusé de venir, elle lui a répondu qu'elle n'obéirait qu'à une lettre de cachet, et il n'a pas osé la lancer encore.
- Je vous remercie, monsieur le duc ; le reste me regarde maintenant. Une dernière question : madame de Vintimille aime-t-elle le roi ? le croyez vous ?
- Faut-il être franc ?
- Je vous le demande.
- Eh bien, ma chère comtesse, si elle ne l'avait pas aimé, elle ne se serait pas sauvée si vite.
Madame de Mailly ne répondit rien. Pour ces âmes-là, il y a des blessures qui ne crient point, qui ne se plaignent point et que rien n'efface.
Elle congédia le duc, fit dire à Sa Majesté qu'elle était malade, et resta renfermée jusqu'au lendemain, sans voir absolument personne. Ce qu'elle souffrit dans cette nuit peut se comprendre, mais non se raconter. Elle se leva calme, en apparence, appela une de ses femmes, en qui elle avait confiance entière et lui donna l'ordre de tout préparer, en secret, pour son départ.
- Mon Dieu ! madame, est-ce que madame la comtesse quitte la cour ?
- Non, mon enfant ; je vais à Navarre, voir madame de Vintimille ; je n'emmène que Bourguignon, je puis être sûre de lui. Pendant ce temps, je suis malade, entendez-vous ?
Personne n'entrera, pas même le roi. Il faut faire bonne garde et qu'on ne s'aperçoive pas de mon absence. Prévenez Bourguignon qu'il tienne une chaise sur la route de Saint Cyr. Procurez-vous pour moi un costume de femme de charge ou de commerçante ; que je ne puisse être reconnue, je n'en demande pas davantage.
La dévouée servante ne fit aucune observation ; elle remplit fidèlement les intentions de sa maîtresse, et, lorsque tout fut prêt, elle l'en avertit.
- Je te recommande, entends-tu, que personne n'entre pas même lui, surtout lui !
- Mais, madame, si Sa Majesté veut forcer la porte ?
- Il ne la forcera pas, va ! il n'a pas assez d'amour pour cela.
Elle partit sur cette parole et monta en chaise devant la pièce d'eau des Suisses, enveloppée dans une coiffe d'indienne et tout à fait méconnaissable.
En arrivant à Navarre, elle descendit dans une auberge, ou plutôt un cabaret, et envoya Bourguignon au château avec une lettre. En reconnaissant l'écriture, madame de Vintimille devint tremblante ; elle faisait pitié tant elle était changée : cette lutte la tuait.
- Madame est là, elle désire voir madame la marquise, dit Bourguignon ; elle ne s'en ira pas sans l'avoir vue. Elle est déguisée de façon à ne point se compromettre. Doit-elle venir ici, ou madame la marquise veut-elle lui donner un rendez-vous dans quelque endroit écarté ?
- Ma soeur ici ! ma soeur ici, déguisée ! Elle veut me voir, elle veut me parler ; mais je ne puis pas aller à elle, je ne le dois pas.
Bourguignon insista ; il raconta l'état épouvantable où se trouvait la comtesse, il raconta ses angoisses, ses souffrances, dont il ignorait la cause, et sa résolution très arrêtée de ne pas quitter Navarre sans avoir parlé à sa soeur.
- Eh bien, dit celle-ci, qu'elle vienne à présent, sur-le-champ ; je suis seule, madame de Bouillon et ses hôtes sont allés passer la soirée à Evreux, chez l'évêque ; je la recevrai, nous causerons. On me sait malade, et personne ne songera à venir chez moi sans mon ordre.
Bourguignon alla quérir sa maîtresse ; il la conduisit à Navarre et la fit entrer dans l'appartement de madame de Vintimille, où il la laissa en allant l'attendre dans l'antichambre.
Lorsque les deux soeurs furent seules, elles se regardèrent avant de se parler : elles furent frappées l'une et l'autre de l'altération de leurs traits. Madame de Mailly semblait un condamné que l'on conduit au supplice ; madame de Vintimille respirait à peine. Enfin, leur affection mutuelle reprit le dessus, et elles se jetèrent en pleurant dans les bras l'une de l'autre.
- Ah ! ma soeur ! s'écria madame de Mailly, je vous apporte mon bonheur, ne le refusez pas.

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