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Chapitre LXVI


Madame de Vintimille ne releva pas le propos ; elle resta la tête baissée et confuse. Ce fut encore à la pauvre victime de parler.
- Vous ne répondez pas, dit-elle ; aurez-vous donc la cruauté de me repousser ?
- Vous repousser, ma soeur. Ah ! vous méconnaissez ma tendresse.
- Non, ma soeur, non ; mais je sais tout.
- Vous savez tout ?
Elle cacha sa tête dans ses mains.
- Oui, tout ! répliqua l'excellente créature.
- Si vous savez tout, ma soeur, vous savez mes combats alors, vous savez que j'ai résisté, que je me suis enfuie, que je suis décidée à mourir plutôt que d'écouter mon coeur et le sien.
- Non, vous ne mourrez point ; non, il ne sera pas malheureux à cause de moi, et c'est là ce que je viens vous dire.
- Qu'entendez-vous par ces mots, ma soeur ? Je n'ai pas d'espérance, je n'en veux pas : j'ai résisté à ses prières, à ses ordres ; je m'enfuirai plus loin encore, s'il le faut, plutôt que de vous voler sa tendresse. Pardonnez-moi un sentiment involontaire, un sentiment qui me tue, je vous le répète. Hélas ! si je n'ai pas pu le vaincre, au moins je ne lui ai pas cédé.
Madame de Mailly pleurait en silence ; elles se turent toutes deux quelques instants ; puis la comtesse reprit :
- Vous ne me connaissez pas encore, ma soeur, vous ne savez pas quel amour je porte au roi, ni tout ce que cet amour peut me faire entreprendre.
- Je sais combien je l'aime, ma soeur, et ce que je souffre.
- Oui ; mais cela n'est pas comme moi : vous résistez, et je ne lui aurais jamais résisté en rien ! Ne m'interrompez pas, et écoutez ce que je suis venue vous dire de si loin.
- J'écoute, ma soeur chérie, et je suis sûre que vos paroles sortent du coeur.
- Ma bonne soeur, le roi vous aime, le roi est malheureux, le roi ne peut vivre sans vous : il faut que vous reveniez.
- Mon Dieu !
- Il faut que vous reveniez avec moi, il faut qu'il soit heureux par vous, et que vous soyez heureuse par lui...
- Et vous ?
- Moi, je serai heureuse de votre bonheur, ne vous ai-je pas dit que je vous donnais le mien ?
- Et vous vous retirerez ?
- Non.
- Quoi ! vous resterez ? vous serez témoin...
- Je le verrai, ma soeur, et il me saura peut-être gré de vous avoir amenée.
Madame de Vintimille n'en croyait pas ses oreilles ; j'avoue qu'à sa place j'aurais pensé de même. Ces dévouements magnifiques sont au-dessus de ma portée, je ne les comprends pas, je ne saurais les imiter ; je les admire et je les trouve tellement surhumains, que ce sont pour moi des utopies.
- Quoi ! ma soeur, quoi ! est-il possible ? Une telle vertu, une telle bonté ! Oh ! j'en suis indigne.
- Non ; car vous avez bien combattu, vous avez voulu me sacrifier votre bonheur, vous avez brisé votre coeur pour moi, vous avez eu tous les soins que vous avez pu prendre, et c'est à moi de me retirer. Vous êtes jeune, vous êtes belle, vous pouvez l'aimer longtemps ; moi, je serai votre amie à tous les deux, je serai le témoin dévoué de votre bonheur, et je le cacherai au monde, à l'ombre de celui que j'ai perdu.
- Comment, vous voulez encore... ?
- Je veux tout ce que vous voudrez. Disposez de moi ; mais venez d'abord, ensuite il ordonnera.
Madame de Vintimille se fit beaucoup prier, pour la forme, je crois. Elle avait grande envie de céder, elle céda. Il fut convenu entre elles que l'on profiterait de l'absence de madame de Bouillon, qu'on lui laisserait un mot pour la prévenir qu'un message pressé rappelait la marquise, et qu'on éviterait de la sorte toute explication.
Les deux soeurs montèrent dans le carrosse de la marquise, et Bourguignon ramena la chaise. Grâce à son déguisement, madame de Mailly fut prise pour une bourgeoise ou une des femmes de sa soeur. Elles firent la route ensemble dans des épanchements infinis. Madame de Mailly en eut presque de la joie ; et à force de dévouement, elle se sentait heureuse. Elle laissa sa soeur rentrer au château devant elle, et en évidence ; puis elle se cacha et retourna dans son lit.
Son abnégation n'alla pas jusqu'à être témoin des transports de son amant à la première vue de sa rivale.
Madame de Vintimille avait un appartement au château, à côté de celui de la comtesse. Il existait entre les deux une communication dont le roi profitait souvent pour aller de l'une chez l'autre. Elle s'y rendit directement, fit une toilette savante et se demanda comment elle s'y prendrait pour faire prévenir le roi de son arrivée.
Le duc de Richelieu était tout à fait bien placé pour lui épargner cette peine. Elle lui écrivit donc sur un petit morceau de papier sans conséquence ces simples mots :
« La marquise de Vintimille, arrivée ce matin de Navarre désire avoir l'honneur de voir M. le duc de Richelieu le plus tôt possible, et lui présente ses compliments. »
M. de Richelieu, en recevant ce billet, se hâta d'aller le porter au roi ; il comprenait de reste, et son expérience ne pouvait lui faire défaut.
- Elle est là ? s'écria Louis XV.
- Oui, sire, dans son appartement.
- Allons-y vite.
- Elle vous attend, sire, bien que ce soit moi qu'elle demande.
- Et madame de Mailly ?
- Elle est malade.
- Toujours ?
- Oui, sire. J'ai insisté ce matin pour entrer, et Bernardine m'a fermé impitoyablement la porte.
- Pauvre comtesse !
- Madame de Vintimille se porte bien, sire. Nous souperons chez elle ce soir, je suppose.
Le roi ne répondit pas et marcha vers cet appartement, qu'il avait tant de fois regardé d'un air de colère lorsqu'il était vide.
La marquise entendit du bruit, devina ses pas et mit la main sur son coeur, croyant qu'elle allait étouffer.
- Ah ! madame, s'écria le roi accourant très vite, vous vous êtes bien fait désirer !
Elle n'eut pas la force de répondre et fit seulement une révérence.
- Vous ne partirez plus maintenant.
M. de Richelieu, entré avec Louis XV, trouva moyen de s'échapper sous un prétexte quelconque et les laissa seuls.
Dans les commencements d'amour, les jours d'absence comptent triple. On fait plus de chemin par les souvenirs et les combats qu'on n'en aurait fait par les soins et les attentions soutenues. Il semble qu'on se doive un dédommagement. La femme qui tant de fois a lutté contre elle-même, qui s'est refusé ce qu'elle désire passionnément, semble avoir épuisé ses forces dans ces refus imaginaires. Lorsqu'elle revoit son amant, elle lui a tenu suffisamment rigueur, elle n'a plus de courage, elle est vaincue d'avance, elle cède, autant d'impatience et de lassitude que d'amour.
Lorsque le roi quitta madame de Vintimille, la pauvre madame de Mailly n'avait plus rien à donner à sa soeur.
Le lendemain, les fins courtisans savaient tout. L'antichambre de la marquise fut assiégée par une foule choisie ; elle ne reçut personne, elle restait entre son amant de la veille et le confident intime de cet amour. Le souper fut d'une gaieté folle. Pendant ce temps, la malheureuse comtesse souffrait horriblement. Laissée seule dans le fond de son appartement, elle avait attendu sa soeur et peut-être le roi toute la journée ; personne n'était venu.
Tout à son bonheur, la marquise n'osa pas dire à Louis XV, dès le premier jour, à qui elle le devait. Elle n'osa pas non plus entrer chez sa généreuse rivale : elle était honteuse d'elle-même, de ce qu'elle n'avait pas dit, de ce qu'elle avait pensé peut-être.
Madame de Mailly voulut tout savoir, et surtout par Bernardine, à laquelle elle arracha les paroles comme avec des tenailles. Elle passa la journée et la nuit à pleurer.
- Je les verrai peut-être demain, se dit-elle ; les ingrats ! ils me doivent leur bonheur, et ils ne m'ont pas dit qu'ils étaient heureux.
Le lendemain, elle ne les vit pas davantage. Elle comprit alors que le duc de Richelieu l'avait trompée et que le roi n'avait pas besoin d'elle pour aimer sa soeur. Son premier mouvement fut de se retirer, sans dire un mot, sans se plaindre, d'aller cacher dans quelque couvent sa douleur et son repentir.
L'espérance la retint, et puis ce besoin impérieux, cette première nécessité de la vie pour une femme qui aime de voir son amant.
Elle attendit.
Trois jours entiers se passèrent, après lesquels enfin on lui annonça sa soeur.
Madame de Vintimille, de laquelle je tiens tous ces détails, m'a souvent assuré, depuis, qu'elle avait eu cent fois l'envie de la venir embrasser, et qu'elle n'avait pas osé la voir.
- J'étais honteuse de moi-même, ajoutait-elle, et sa générosité m'accablait.
Leur entrevue fut très touchante. Madame de Mailly, suppliée par sa soeur, promit de recevoir le roi un instant, le soir.
- Il veut vous voir, vous remercier, vous exprimer toute son admiration, toute sa tendresse.
- Oh ! oui ! c'est la reconnaissance et la pitié qui l'amènent. Il me doit votre arrivée, il me doit les instants précieux qui viennent de s'écouler.
Madame de Vintimille essaya de lui persuader que le roi venait à elle avec les mêmes sentiments qu'autrefois.
- Ne seriez-vous pas jalouse alors ? s'écria l'autre, et pouvez-vous me donner une plus grande preuve de mon abandon qu'en me l'envoyant vous même ?
Madame de Mailly se trompait cependant. Le roi vint en effet le soir ; il fut tendre, il fut empressé, il fut tout ce que peut être un amant qui aime assez peu une femme pour en aimer deux à la fois.
Madame de Mailly eut la gloire de le refuser, de le repousser et de rester fidèle à la promesse envers sa soeur ; mais elle fut bien consolée, elle fut presque heureuse : elle garda l'espoir de l'avenir.
Le temps se passa ainsi. Louis XV resta entre les deux soeurs aux yeux de toute la cour, qui croyait au partage. Il n'en était rien. Madame de Vintimille le savait ; aussi souffrait-elle madame de Mailly auprès du roi sans jamais montrer, ni à l'une ni à l'autre, l'ombre d'un soupçon ni d'une crainte.
Elle avait le caractère dominant ; en devenant la maîtresse du roi, elle voulait le partage de sa puissance, elle voulait surtout qu'il régnât par lui- même et qu'il reprît les rênes de l'Etat ; elle lui prêchait la gloire, l'indépendance ; elle lui souhaitait de belles pages dans l'histoire. Madame de Châteauroux ne fit plus tard qu'exécuter ce qu'elle avait médité avant elle.
Le roi l'écoutait avec plaisir ; madame de Mailly ne l'avait pas accoutumé à ce langage. Etrangère à tout ce qui n'était pas son amour ou les plaisirs de son amant elle l'entretenait dans la mollesse et la domination, non pas de parti pris, mais parce que l'amour était son unique pensée, parce qu'elle aimait Louis et non pas le monarque, parce qu'elle oubliait près de lui ce qui n'était pas lui.
Après quelques mois, madame de Vintimille devint grosse ; ce fut bien autre chose : à dater de ce moment, le roi l'adora ; il ne la quittait pas ; il ne faisait rien sans la consulter, au point d'inquiéter le vieux ministre, qui regrettait de tout son coeur madame de Mailly, et qui eût donné tout au monde pour qu'elle reprît sa place.
Je voyais assez souvent la marquise ; elle n'avait pas abandonné ses amis, et, malgré sa puissance, elle m'écrivit qu'elle ne m'oubliait point. Je rencontrai plusieurs fois Louis XV chez elle : si j'eusse encore été jeune, j'aurais aimé cet homme-là, bien que le roi me semblât petit et mesquin auprès de son aïeul.
La comtesse me raconta beaucoup de choses ; elle traçait en trois coups des portraits frappants, et pas un des courtisans n'échappait à ses satires. Elle me fit avoir mes deux pensions ; celle sur la cassette de la reine fut demandée par elle-même à Sa Majesté, et cette sainte Marie Leczinska de pénitence n'avait rien à refuser aux maîtresses de son mari, par esprit. La santé de madame de Vintimille fut très chancelante pendant sa grossesse. Les deux derniers mois, elle ne se levait plus. J'allais assez assidûment lui faire compagnie aux heures où le roi ne pouvait être auprès d'elle et où elle ne recevait personne. Elle changeait visiblement et souffrait beaucoup.
- Madame, me dit-elle un jour, retenez ceci : je ne me relèverai pas et je suis à ma dernière maladie.
- Quelles idées de l'autre monde, madame ; à votre âge, et pour une chose aussi naturelle !
- Ce que j'éprouve n'est pas naturel, au contraire. Ils ont voulu me tuer et tuer mon enfant avec moi. Ils ne réussiront qu'à moitié, lui, au moins, il est vivant. Quant à moi, je n'ai plus longtemps à les gêner.
- Qui cela, madame ? qui donc a intérêt à vous faire mourir ? Vous ne causez de mal à personne, que je sache.
- Qui cela ? Les ennemis du roi, de sa gloire ; ceux qui veulent garder pour eux sa puissance, ceux qui veulent être les maîtres de son royaume et le retenir en tutelle.
- Le cardinal ?
- Je ne nomme personne, et je n'ai pas besoin de nommer. L'événement arrivera, et je ne vous demande que de vous souvenir.
Je me suis souvenue en effet.
Madame de Mailly eut pour sa soeur tous les soins d'une mère. On ne peut dire ce qu'elle fut dans cette occasion. Elle s'oublia tout à fait ; elle ne dormit ni le jour ni la nuit ; elle supplia le roi, à mains jointes, de quitter la malade le moins possible, et le roi y fut porté d'affection, d'intérêt. Il aimait infiniment madame de Vintimille, et il eût vivement désiré lui conserver la vie, mais le roi des rois en avait décidé autrement.

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