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Chapitre IX


M. du Deffand pendant le voyage, voulut faire l'amoureux, et Dieu sait comment il s'y prenait ! Un soir, impatientée des cent mille gaucheries du jour, je lui demandai, d'un ton assez rogue, comment il appelait ses démonstrations et ses serments, et en quoi cela pouvait nous convenir à tous les deux.
- Mais c'est de l'amour, et cela nous mènera au bonheur, si vous voulez.
- Ah ! c'est là de l'amour ! je suis bien aise de l'apprendre, il n'y a pas besoin de me recommander de le fuir. Je le connais trop à présent pour y retourner, monsieur.
En moi-même, je savais bien que l'amour de Larnage ne ressemblait pas à celui-là, et que M. du Deffand avait en passion un air qui n'appartenait qu'à lui. Les femmes ont un coin secret dans leur coeur où elles enfouissent ce qu'elles ne s'avouent pas à elles-mêmes, et jamais les philosophes n'ont fourré le nez dans ce coin-là, bien qu'ils s'en vantent fort. De quoi ne se vantent-ils pas !
Nous arrivâmes à Paris : M. du Deffand nous logea chez une de ses parentes, en attendant qu'on eût décidé notre position ; nous ignorions encore où nous nous fixerions. Je penchais pour Paris ; mais il fallait savoir si nous y pourrions vivre convenablement. Notre première visite fut pour la duchesse de Luynes, et la première personne que je rencontrai en mettant le pied dans l'hôtel, ce fut Larnage, sortant avec un portefeuille à la main. Il me salua très respectueusement, et devint pâle comme un linge. J'étais plus pâle et plus émue que lui ; M. du Deffand me demanda ce qui me troublait ainsi. Je répondis que j'étais incommodée de la chaleur, et je me hâtai de monter chez ma tante. Elle m'accueillit à merveille, enchanta M. du Deffand par mille prévenances, et nous retint à souper malgré mon refus.
C'était justement ce que je craignais. J'allais me trouver en face de ce malheureux auquel j'avais écrit une lettre fort honnête au moment de mon mariage, en lui interdisant de me répondre. Il s'y conforma sévèrement, je n'eus point à m'en défendre. Le pauvre garçon m'obéit et en souffrit étrangement, je l'ai bien su depuis. Ce jour-là, il parut à table comme un crucifié ; il osait à peine lever les yeux. M. et madame de Luynes, qui ne se doutaient de rien, le plaisantèrent sur son élève et sur la réserve qu'il gardait avec elle. Il s'embarrassa dans une réponse stupide, que l'on ne comprit pas, excepté moi, qui ne comprenais que trop !
Je crus que ce souper ne prendrait point de fin : j'y fis cependant une rencontre dont l'influence fut grande sur ma vie : celle de M. de Fériol, ancien ambassadeur du roi à Constantinople, et de madame sa belle-soeur, laquelle était mademoiselle Guérin de Tencin, soeur du cardinal et de la célèbre chanoinesse que nous retrouverons souvent. Madame de Fériol me prit en gré tout de suite, elle me fit mille agiots, elle m'engagea à la venir voir, et ne me quitta point que je ne lui eusse promis ma visite.
Madame de Fériol avait pour mari un receveur général des finances, qui devint après conseiller et président au parlement de Metz. Sa femme ne s'en souciait guère et affichait fort publiquement un commerce avec le maréchal d'Uxelles, qui l'aima tant qu'elle fut jeune, et qui ensuite la laissa pleurer ses charmes. En ce temps, elle se soutenait encore ; je la trouvais vieille parce que j'avais vingt ans, mais elle était vraiment belle, et pouvait plaire à mieux qu'un podagre. Elle m'invita, dès le lendemain, à une espèce de fête que je n'eus garde de refuser, et qui, par le fait, se donnait pour moi.
Madame de Fériol, d'un caractère difficile, fantasque, capricieux, ne se consolait pas de vieillir, et tout ce qui l'entourait en portait la peine. Chaque rebuffade, chaque moment d'humeur du maréchal retombaient sur des malheureux qu'elle punissait de ses larmes. Elle avait deux fils : Pont de Veyle et d'Argental, deux compagnons de toute ma vie, qui y entrèrent à son aurore et qui ne se sépareront plus de moi jusqu'à ce que la mort nous sépare : elle semble nous avoir oubliés tous les trois. Pont de Veyle et moi, nous sommes de la même année ; d'Argental a trois ans de moins, et nous vivons, mon Dieu ! c'est effrayant !
Cette maison des Fériol était à cette époque une des plus agréables de Paris ; elle recevait grande et bonne compagnie, et ils avaient tous de l'esprit. Nous y allâmes dîner ; nous étions conviés pour la journée et nous y trouvâmes, entre autres, milord Bolingbroke, ministre disgracié d'Angleterre et la marquise de Villette, avec laquelle il vivait depuis une année déjà, et dont il était éperdument amoureux.
Nous y trouvâmes encore mademoiselle Delaunay, femme de chambre confidente de madame la duchesse du Maine, avec laquelle je me liai sur-le- champ. Nous y trouvâmes aussi madame la marquise de Parabère, alors dans tout l'éclat de sa faveur près de M. le régent ; elle fit beaucoup de pas vers moi, et je ne la repoussai point. Madame de Parabère était la séduction en personne ; c'était une de ces enchanteresses auxquelles on ne peut résister, quelque envie qu'on en ait, et qui s'emparent de votre coeur malgré vous.
Nous y trouvâmes surtout une extraordinaire et adorable créature, une Turquesse, amenée en France par M. de Fériol, dont je fis plus tard mon amie, et qui me plut dès le premier abord. On la nommait mademoiselle Aïssé. L'ambassadeur l'acheta toute petite fille pour la faire élever, et il la destinait à l'honneur de sa couche lorsqu'elle aurait l'âge ; ce qui paraissait tout simple au pays où il l'avait prise. Aïssé lui échappa avec beaucoup de bonheur et beaucoup d'adresse. Elle resta sa fille seulement, et, quoi qu'en aient dit les sots propos du monde, M. de Fériol ne lui baisa même pas le bout des doigts.
Toutes ces personnes que je viens de nommer furent parmi mes intimes, et toutes ces personnes ont eu une vie singulière. Je veux vous la raconter. Je compte faire de ces mémoires une galerie où l'on pourra chercher l'histoire de mon siècle et de la société que j'ai fréquentée. Je prétends ne m'astreindre à aucune règle, je prétends tracer mes portraits à ma fantaisie, je prétends exhumer ces figures disparues depuis longtemps, à mesure qu'elles se présenteront à mon imagination ou à ma mémoire ; c'est la seule façon de les rendre vivantes, d'être vraie, d'être exacte, et je tiens à l'un et à l'autre.
Madame de Fériol avait sa terre de Pont de Veyle en Bourgogne, mais elle y allait rarement. Le prétexte de voisinage, si voisinage il y avait, fut cependant celui qu'elle prit pour me fêter et me recevoir ainsi. Je me laissais faire, enchantée que j'étais de cet entourage, de causer, d'entendre causer des gens d'esprit, et de graver dans mon souvenir ce que j'entendais. Fort ignorante, fort curieuse, avide de savoir, d'apprendre, je ne pouvais être à meilleure école ; je me sentais dans la sphère que j'avais rêvée, qui convenait à mes goûts, et il me sembla, pendant quelques heures, que j'aimais M. du Deffand, pour le remercier de m'y avoir conduite.
Le soir, je vis pour la première fois Voltaire, qui venait de donner Oedipe, et que l'on s'arrachait. Il avait déjà passé son année à la Bastille pour ses J'ai vu, et était dans la fougue de sa rancune. Ce visage de chat me frappa d'abord ; bien qu'il fit patte de velours, on devinait la griffe, et, malgré ses efforts, il la sortait quelquefois. Madame de Parabère en riait aux larmes, et, lorsqu'il risquait une épigramme, elle levait son petit doigt en fuseau que je vois encore pour le menacer.
Une autre personne, d'une célébrité différente, arriva aussi pour souper : ce fut madame de Tencin, la soeur de madame de Fériol, si connue par son esprit, par ses intrigues et par la place qu'elle a tenue dans le monde au commencement de ce siècle. Elle avait, à cette époque, trente-six ans environ ; elle était belle et fraîche comme une femme de vingt ; ses yeux pétillaient ; sa bouche avait un sourire en même temps doux et perfide ; elle voulait être bonne et se donnait mille peines pour le paraître, sans y pouvoir réussir. On n'en était pas dupe, elle le savait et le comprenait du reste ; elle ne se décourageait pas, bien qu'elle en fût horriblement contrariée.
Plusieurs fois dans cette soirée, elle se prit de bec avec Voltaire, et rien n'était plus curieux que ces querelles ; ils ne s'aimaient pas, ils se craignaient, ou plutôt ils s'observaient, aiguisaient leurs regards et en ménageaient les traits pour les lancer plus sûrement ensuite ; c'était un étrange spectacle. Je vous raconterai la comtesse Alexandrine de Tencin tout comme les autres ; patience, chacun viendra en son temps.
Ah ! quels beaux jours pour moi que ces jours de jeunesse ! que j'aime à me les rappeler ! quelles joies ! quels succès ! quels amours ! et autour de moi quels gens, quels esprits ! Comme on se hâtait de vivre ! Cette hypocrisie, imposée par les dernières années de Louis XIV, ce masque posé forcément sur le visage pesait à tout le monde ; on avait hâte de le déposer ; on le jeta trop loin. Rien ne peut donner une idée de ce qu'était la société alors, rien, pas même ce que nous avons vu des débordements de la cour et de la ville sous le feu roi. L'exemple de M. le régent gagnait toutes les classes ; il semblait que l'on mit les morceaux doubles. Pour une jeune personne telle que j'étais, c'était une dangereuse école ; j'y devais perdre naturellement ces principes méticuleux, donnés par ma tante et par mes religieuses. Comme la religion ne les soutenait point, ils s'envolèrent bien vite. Il me faut l'avouer ; sans cela, comment expliquerais-je le reste de ma vie ?
Je n'ai jamais été connue. On a toujours attribué mes faiblesses à des causes qu'elles n'avaient point. Il n'est pas un de mes contemporains qui ne m'ait crue passionnée ou coquette : je n'étais ni l'une ni l'autre, j'étais ennuyée. J'ai aimé pour me distraire, j'ai accueilli l'amour des autres par désoeuvrement, j'ai changé d'amants parce que je m'ennuyais d'eux, et que j'espérais m'ennuyer moins d'un autre. Je n'ai point réussi à tuer ce vieil ennemi, il est encore triomphant dans ma vieillesse, après avoir brisé ceux que je lui opposais et qui tentaient de le vaincre. Il m'accompagnera au tombeau, je lui cède maintenant. Il me suit, il me conduit partout où je vais ; il s'assied à table à côté de moi ; il verse lui-même dans ma coupe le dégoût ou la lassitude, pour m'en abreuver ou me retenir sous sa verge de fer. Il est toujours entre moi et ceux qui m'approchent, il dort sur mon lit pendant mes courts instants de sommeil. Jusqu'ici, cependant, mes souvenirs lui échappent, le ciel fasse qu'il ne s'y glisse jamais !

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