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Chapitre CIII
La loge de la rue Plâtrière

Rousseau remarqua que les conversations des assistants étaient fort discrètes et fort restreintes. Beaucoup ne remuaient pas les lèvres. A peine si trois ou quatre couples échangeaient des paroles.
Ceux qui ne parlaient pas essayaient même de cacher leur visage, ce qui n'était pas malaisé, grâce à la grande masse d'ombre projetée par l'estrade du président qu'on attendait.
Le refuge de ceux-là, qui paraissaient être les timides, était derrière cette estrade.
Mais, en revanche, deux ou trois membres de la corporation se donnaient beaucoup de mouvement pour reconnaître leurs collègues. Ils allaient, venaient, causaient entre eux et souvent disparaissaient tour à tour par une porte masquée d'un rideau noir à flammes rouges.
Bientôt une sonnette se fit entendre. Un homme quitta purement et simplement le coin du banc où il se trouvait naguère confondu avec les autres maçons, et prit place sur l'estrade.
Après avoir fait quelques signes de la main et des doigts, signes qui furent répétés par tous les assistants, et auxquels il en ajouta un dernier plus explicite que les autres, il déclara la séance ouverte.
Cet homme était absolument inconnu à Rousseau ;
sous l'extérieur d'un artisan aisé, il cachait beaucoup de présence d'esprit, aidée d'une élocution aussi facile qu'on l'eut désirée dans un orateur.
Son discours fut net et bref. Il déclarait que la loge s'était assemblée pour procéder à la réception d'un nouveau frère.
- Vous ne vous étonnerez pas, dit-il, que nous vous ayons réunis dans le local où les épreuves ordinaires ne peuvent être essayées. les épreuves ont paru inutiles aux chefs. Le frère qu'il s'agit de recevoir est un des flambeaux de la philosophie contemporaine, c'est un esprit profond qui nous sera dévoué par conviction, non par crainte.
Celui qui a sondé tous les mystères de la nature et tous ceux du coeur humain ne saurait être impressionné de la même façon que le simple mortel à qui nous demandons l'aide de ses bras, de sa volonté, de son or. Il nous suffira, pour avoir la coopération de cet esprit distingué, de ce caractère honnête et énergique, il nous suffira de sa promesse, de son acquiescement.
L'orateur finit ainsi sa proposition et regarda autour de lui pour en examiner l'effet.
Sur Rousseau, l'effet avait été magique : le Genevois connaissait les mystères préparatoires de la maçonnerie ; il les avait vus avec une sorte de répugnance bien naturelle aux esprits éclairés ; ces concessions toutes absurdes, puisqu'elles étaient inutiles, que les chefs exigeaient des récipiendaires pour simuler la peur, quand on sait ne rien avoir à craindre, lui paraissaient être le comble de la puérilité et de la superstition oiseuse.
Il y a plus, le timide philosophe, ennemi des manifestations et des exhibitions individuelles, se fût trouvé malheureux de donner sa personne en spectacle à des gens qu'il ne connaissait pas, et qui, cela était certain, le mystifiaient avec plus ou moins de bonne foi.
Il en résulta que se voir dispensé des épreuves fut pour lui plus qu'une satisfaction. Il connaissait la rigueur de l'égalité devant les principes maçonniques ; or, une exception en sa faveur, constituait un triomphe.
Il s'apprêtait à répondre par quelques mots à la gracieuse faconde du président, lorsqu'une voix s'éleva de l'auditoire.
- Au moins, dit cette voix, qui était aigre et vibrante, puisque vous vous croyez obligé de traiter en prince un homme comme nous, au moins, puisque vous le dispensez des angoisses physiques comme si ce n'était pas un de nos symboles que la recherche de la liberté à travers la souffrance du corps, nous espérons que vous n'allez pas conférer un titre précieux à un inconnu sans l'avoir questionné selon le rite et sans avoir obtenu sa profession de foi.
Rousseau se retourna pour voir le visage de l'agressif personnage qui frappait si rudement sur le char du triomphateur.
Il reconnut alors, avec la plus vive surprise, ce jeune chirurgien que, le matin encore, il avait rencontré au quai aux Fleurs.
Le sentiment de sa bonne foi, un sentiment de dédain peut-être pour le titre précieux, l'empêcha de répondre.
- Vous avez entendu ? dit le président en s'adressant à Rousseau.
- Parfaitement, répondit le philosophe, à qui sa propre voix donna un léger frisson lorsqu'elle résonna sous la voûte de cette cave sombre. Or, je m'étonne bien plus des interpellations lorsque je vois par qui elles ont été faites. Quoi ! un homme dont l'état est de combattre ce qu'on appelle la souffrance physique et de venir ainsi en aide à ses frères, qui sont aussi bien les hommes ordinaires que les maçons ; quoi ! cet homme vient prêcher ici l'utilité des souffrances physiques !... Il prend un singulier chemin pour mener la créature au bonheur, le malade à la guérison.
- Il ne s'agit pas ici, répliqua vivement le jeune homme, de tel ou tel ; je suis inconnu au récipiendaire comme il m'est inconnu. Je suis logique, et je prétends que le vénérable a eu tort de faire acception des personnes. Je méconnais dans celui-ci il montra Rousseau le philosophe ; qu'il veuille bien méconnaître en moi le praticien. Ainsi, nous devons peut-être nous côtoyer toute la vie sans jamais qu'un regard, qu'un geste trahisse notre intimité, plus étroite cependant, grâce au noeud de l'association, que toutes les amitiés vulgaires. Je répète donc que, si l'on a cru devoir épargner au récipiendaire les épreuves, il y a lieu de lui poser au moins les questions.
Rousseau ne répondit rien. Le président lut sur son visage le dégoût de la discussion et le regret de s'être engagé dans cette entreprise.
- Frère, dit-il avec autorité au jeune homme, vous voudrez bien garder le silence quand le chef parle, et ne pas vous permettre de blâmer légèrement ses actes, qui sont souverains.
- J'ai droit d'interpeller, répondit plus doucement le jeune homme.
- D'interpeller, oui ; de blâmer, non. Le frère qui va entrer dans l'association est assez connu pour que nous ne cherchions pas à mettre dans nos relations maçonniques un ridicule et inutile mystère, Tous les frères présents savent son nom, et son nom est une garantie. Mais, comme lui- même, j'en suis sur, aime l'égalité, je le prie de s'expliquer sur la question que je pose uniquement pour la forme : « Que cherchez-vous dans l'association ? »
Rousseau fit deux pas, et, s'isolant de la foule, promena sur l'assemblée un oeil rêveur et mélancolique.
- J'y cherche, dit-il, ce que je n'y trouve pas. – Des vérités, non des sophismes. – Pourquoi m'entoureriez-vous de poignards qui ne percent pas, de poisons qui sont de l'eau claire, et de trappes au-dessous desquelles sont disposés des matelas ? Je connais la ressource des forces humaines. Je connais la vigueur de mon ressort physique. Si vous le brisez, ce n'est pas la peine que vous m'élisiez votre frère ; mort, je ne vous servirais pas : donc, vous ne voulez pas me tuer, me blesser encore moins. et tous les praticiens du monde ne me feraient pas trouver bonne l'initiation pendant laquelle on m'aurait brisé un membre.
« J'ai fait plus que vous tous mon apprentissage de douleurs ; j'ai sondé le corps et j'ai palpé jusqu'à l'âme... Si j'ai accepté de venir parmi vous lorsqu'on m'en a sollicité et il appuya sur ce mot, c'est que je croyais pouvoir être utile. Je donne donc, je ne reçois pas.
« Hélas ! avant que vous puissiez quelque chose pour me défendre, avant que vous me donniez par vos propres moyens la liberté si on m'emprisonne, du pain si on m'affame, des consolations si on m'afflige ; avant, dis-je, que vous soyez quelque chose, ce frère que vous admettez aujourd'hui, si monsieur le permet, ajouta-t-il en se tournant vers Marat, ce frère aura payé son tribut à la nature, car le progrès est boiteux, car la lumière est lente, et, de l'endroit où il sera tombé, nul d'entre vous ne le tirera...
- Vous vous trompez, illustre frère, dit une voix suave et pénétrante qui attira doucement Rousseau, il y a plus que vous ne pensez dans l'association que vous voulez bien accepter ; il y a tout l'avenir du monde ; l'avenir, vous le savez, c'est l'espoir, c'est la science ; l'avenir, c'est Dieu qui doit donner sa lumière au monde, puisqu'il a promis qu'il la donnerait. Or, Dieu ne saurait mentir.
Rousseau, surpris de ce langage élevé, regarda et reconnut l'homme encore jeune qui lui avait donné rendez-vous le matin au lit de justice.
Cet homme, vêtu de noir, avec une certaine recherche, et surtout avec une grande distinction, se tenait adossé à une face latérale de l'estrade, et son visage, éclairé par une molle lueur, brillait de toute sa beauté, de toute sa grâce, de toute son expression naturelle.
- Ah ! dit Rousseau, la science, abîme sans fond ! Vous me parlez science, vous ! consolation, avenir, promesse ; un autre me parle matière, rigueur et violence : lequel croire ? Il en sera donc de l'assemblée des frères comme parmi les loups dévorants de ce monde qui s'agite au-dessus de nous ? Loups et brebis ! Ecoutez donc ma profession de foi, puisque vous ne l'avez pas lue dans mes livres.
- Vos livres ! s'écria Marat, ils sont sublimes, d'accord ; mais ce sont des utopies ; vous êtes utile au même point de vue que Pythagore, que Solon et que Cicéron le sophiste. Vous indiquez le bien, mais un bien artificiel, insaisissable. inaccessible ; vous ressemblez à celui qui voudrait nourrir une foule affamée avec des bulles d'air plus ou moins irisées par le soleil.
- Avez-vous vu, dit Rousseau en fronçant le sourcil, les grandes commotions de la nature se faire sans préparations ? avez-vous vu naître l'homme, cet événement vulgaire et pourtant sublime ? l'avez-vous vu naître sans qu'il ait amassé neuf mois la substance et la vie aux flancs de sa mère ? Ah ! vous voulez que je régénère le monde avec des actes ?... Ce n'est pas régénérer cela, monsieur, c'est révolutionner !
- Alors, riposta violemment le jeune chirurgien, alors vous ne voulez pas de l'indépendance ? alors vous ne voulez pas de la liberté ?
- Au contraire, répondit Rousseau, car l'indépendance, c'est mon idole ; car la liberté, c'est ma déesse. Seulement, je veux d'une liberté douce et radieuse qui échauffe et qui vivifie. Je veux d'une égalité qui rapproche les hommes par l'amitié, non par la crainte. Je veux l'éducation, l'instruction de chaque élément du corps social, comme le mécanicien veut l'harmonie, comme l'ébéniste veut l'assemblage ; c'est-à-dire le concours parfait, la copulation absolue de chaque pièce de son travail Je le répète, je veux ce que j'ai écrit : le progrès, la concorde, le dévouement.
Marat laissa errer sur ses lèvres un sourire de dédain.
- Oui, les ruisseaux de lait et de miel, dit-il, les Champs-Elysées de Virgile, rêves d'un poète dont la philosophie voudrait faire une réalité.
Rousseau ne répliqua pas. Il lui semblait trop dur d'avoir à défendre sa modération, lui que, dans toute l'Europe, on avait appelé un novateur violent.
Il se rassit en silence après avoir, pour la satisfaction de son âme naïve et timide, consulté du regard et obtenu l'approbation tacite du personnage qui l'avait défendu tout à l'heure.
Le président se leva.
- Vous avez entendu ? dit-il à tous.
- Oui, répondit l'assemblée.
- Le frère récipiendaire vous paraît-il digne d'entrer dans l'association ? en comprend-il les devoirs ?
- Oui, dit l'assemblée, mais avec une réserve qui montrait peu d'unanimité.
- Prêtez le serment, dit le président à Rousseau.
- Il me serait désagréable, répondit le philosophe avec un certain orgueil, de déplaire à quelques membres de cette association, et je dois encore répéter mes paroles de tantôt. elles sont l'expression de ma conviction. Si j'étais orateur, je les développerais d'une façon saisissante ; mais ma langue est rebelle et trahit toujours ma pensée lorsque je lui demande une traduction immédiate.
« Je veux dire que je fais plus pour le monde et pour vous, loin de cette assemblée, que je ne ferais en pratiquant assidûment vos coutumes : ainsi donc, laissez-moi à mes travaux, à ma faiblesse, à mon isolement. Je l'ai dit, je penche vers la tombe : chagrins, infirmités, misères, m'y poussent activement. vous ne pouvez retarder ce grand oeuvre de la nature. abandonnez-moi, je ne suis pas fait pour marcher avec les hommes, je les hais et je les fuis ; je les sers cependant, parce que je suis homme moi- même, et qu'en les servant, je les rêve meilleurs qu'ils ne sont. Maintenant, vous avez ma pensée tout entière ; je ne dirai plus un mot. »
- Vous refusez donc de prêter le serment ? dit Marat avec une certaine émotion.
- Je refuse positivement ; je ne veux pas faire partie de l'association : trop de preuves établissent pour moi que j'y serais inutile.
- Frère, dit l'inconnu à la voix conciliante, permettez-moi de vous appeler ainsi, car nous sommes réellement des frères en dehors de toute combinaison de l'esprit humain. Frère, ne cédez pas à un moment de dépit bien naturel ; sacrifiez un peu de votre légitime orgueil ; faites pour nous ce qui vous répugne. Vos conseils, vos idées, votre présence, c'est la lumière ! Ne nous plongez pas dans la double nuit de votre absence et de votre refus.
- Vous vous trompez, dit Rousseau, je ne vous ôte rien, puisque je ne donnerai jamais plus que je n'ai donné à tout le monde, au premier lecteur venu, à la première interprétation des gazettes ; si vous voulez le nom et l'essence de Rousseau...
- Nous le voulons ! dirent avec politesse plusieurs voix.
- Alors, prenez une collection de mes ouvrages, placez les volumes sur la table de votre président, et, lorsque vous irez aux opinions et que mon tour de dire la mienne sera venu, ouvrez mon livre, vous trouverez mon avis, ma sentence.
Rousseau fit un pas pour sortir.
- Un moment ! dit le chirurgien, les volontés sont libres, et celles de l'illustre philosophe autant que toutes les autres ; mais il serait peu régulier d'avoir laissé accès dans notre sanctuaire à un profane qui, n'étant lié par aucune clause même tacite, pourrait, sans être un malhonnête homme, révéler nos mystères.
Rousseau lui rendit son sourire de compassion.
- C'est un serment de discrétion que vous me demandez ? dit-il.
- Vous l'avez dit.
- Je suis tout prêt.
- Veuillez lire la formule, frère vénérable, dit Marat.
Le frère vénérable lut, en effet, cette formule :
« Je jure en présence du grand Dieu éternel, architecte de l'univers, de mes supérieurs et de la respectable assemblée qui m'entoure, de ne révéler jamais, ni faire connaître, ni écrire rien de ce qui s'opère sous mes yeux, me condamnant moi-même, en cas d'imprudence, à être puni selon les lois du grand fondateur, de tous mes supérieurs, et la colère de mes pères. »
Rousseau étendait déjà la main, quand l'inconnu qui avait écouté et suivi le débat avec une sorte d'autorité que nul ne lui contestait, bien qu'il fût perdu dans la foule, l'inconnu, disons-nous, s'approcha du président et lui dit quelques mots à l'oreille.
- C'est vrai, répliqua le vénérable.
Et il ajouta :
- Vous êtes un homme, non un frère, vous êtes un homme d'honneur placé vis-à-vis de nous seulement dans la position d'un semblable. Nous abjurons donc ici notre qualité pour vous demander une simple parole d'honneur d'oublier tout ce qui s'est passé entre nous.
- Comme un rêve au matin ; je le jure sur l'honneur, répondit Rousseau avec émotion.
Il sortit à ces mots, et beaucoup de membres derrière lui.

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