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Chapitre CXXXIII
Le jugement

Fritz avait bien raison, les hôtes de Balsamo n'étaient pas entrés rue Saint- Claude avec un appareil pacifique, pas plus qu'avec un extérieur bienveillant.
Cinq hommes à cheval escortaient la voiture de voyage dans laquelle les maîtres étaient venus ; cinq hommes de mine altière et sombre, armés jusqu'aux dents, avaient refermé la porte de la rue, et la gardaient, tout en paraissant attendre leurs maîtres.
Un cocher, deux laquais sur le siège de ce carrosse, tenaient sous leur manteau des couteaux de chasse et des mousquetons. C'était bien plutôt pour une expédition que pour une visite que tout ce monde était venu rue Saint Claude.
Aussi cette invasion nocturne de gens terribles que Fritz avait reconnus, cette prise d'assaut de l'hôtel avait-elle imposé tout d'abord à l'Allemand une terreur indicible. Il avait essayé de refuser l'entrée à tout le monde, lorsqu'il avait vu par le guichet l'escorte et deviné les armes ; mais ces signes tout- puissants, irrésistible témoignage du droit des arrivants, ne lui avaient plus permis de contester. A peine maîtres de la place, les étrangers s'étaient postés, comme d'habiles capitaines, à chaque issue de la maison, sans prendre la peine de dissimuler leurs intentions malveillantes.
Les prétendus valets dans la cour et dans les passages, les prétendus maîtres dans le salon, ne présageaient rien de bon à Fritz : voilà pourquoi il avait brisé la sonnette.
Balsamo, sans s'étonner, sans se préparer, entra dans le salon, que Fritz, pour faire honneur comme il le devait à tout visiteur, avait éclairé convenablement.
Il vit assis sur des fauteuils les cinq visiteurs dont pas un ne se leva quand il parut.
Lui, le maître du logis, les ayant vus tous, les salua civilement.
Ce fut alors seulement qu'ils se levèrent et lui rendirent gravement son salut.
Il prit un fauteuil en face des leurs, sans remarquer ou sans paraître remarquer l'étrange ordonnance de cette assistance. En effet, les cinq fauteuils formaient un hémicycle pareil à ceux des tribunaux antiques, avec un président dominant deux assesseurs, et son fauteuil à lui, Balsamo, établi en face de celui du président, occupant la place qu'on donne à l'accusé dans les conciles ou les prétoires.
Balsamo ne prit pas le premier la parole, comme il l'eût fait en toute autre circonstance ; il regardait sans bien voir, toujours par suite de cette douloureuse somnolence qui lui était restée après le choc.
- Tu nous as compris, à ce qu'il paraît, frère, dit le président, ou plutôt celui qui occupait le fauteuil du milieu. Tu as cependant bien tardé à venir, et nous délibérions déjà pour savoir si l'on enverrait à ta recherche.
- Je ne vous comprends pas, répondit simplement Balsamo.
- Ce n'est pas ce que j'avais cru en te voyant prendre vis-à-vis de nous la place et l'attitude de l'accusé.
- De l'accusé ? balbutia vaguement Balsamo.
Et il haussa les épaules.
- Je ne comprends pas, dit-il.
- Nous allons te faire comprendre, et cela ne sera pas difficile, si j'en crois ton front pâle, tes yeux éteints, ta voix qui tremble... On dirait que tu n'entends pas.
- Si fait, j'entends, répondit Balsamo en secouant la tête comme pour en faire tomber des pensées qui l'obsédaient.
- Te souvient-il, frère, continua le président, que, dans ses dernières communications, le comité supérieur t'ait donné avis d'une trahison méditée par un des grands appuis de l'ordre ?
- Peut-être... Oui... je ne dis pas non.
- Tu réponds comme il convient à une conscience tumultueuse et troublée ; mais remets-toi... ne te laisse point abattre ; réponds avec la clarté, la précision que te commande une position terrible ; réponds-moi d'après cette certitude que tu peux nous convaincre, car nous n'apportons ici ni préventions ni haine ; nous sommes la loi : elle ne parle qu'après que le juge a écouté.
Balsamo ne répliqua rien.
- Je te le répète, Balsamo, et mon avertissement une fois donné sera comme l'avis que se donnent des combattants avant de s'attaquer l'un l'autre ; je vais t'attaquer avec des armes loyales mais puissantes ; défends toi.
Les assistants, voyant le flegme et l'immobilité de Balsamo, se regardèrent non sans étonnement, puis reportèrent leurs yeux sur le président.
- Tu m'as entendu, n'est-ce pas, Balsamo ? répéta ce dernier.
Balsamo fit de la tête un signe affirmatif.
- J'ai donc, en frère plein de loyauté, de bienveillance, averti ton esprit et fait pressentir le but de mon interrogatoire. Tu es averti ; garde-toi, je recommence.
« Après cet avertissement, continua le président, l'association délégua cinq de ses membres pour surveiller à Paris les démarches de celui qu'on nous signalait comme un traître.
« Or, nos révélations à nous ne sont pas sujettes à l'erreur ; nous les tenons ordinairement, tu le sais toi-même, soit d'agents dévoués parmi les hommes, soit d'indices certains parmi les choses, soit de symptômes et de signes infaillibles parmi les mystérieuses combinaisons que la nature n'a encore révélées qu'à nous. Or, l'un de nous avait eu sa vision par rapport à toi ; nous savons qu'il ne s'est jamais trompé ; nous nous sommes tenus sur nos gardes, et nous t'avons surveillé. »
Balsamo écouta le tout sans donner la moindre marque d'impatience ou même d'intelligence. Le président continua :
- Ce n'était pas chose aisée que de surveiller un homme tel que toi ; tu entres partout, ta mission est de prendre pied partout où nos ennemis ont une maison, un pouvoir quelconque. Tu as à ta disposition toutes tes ressources naturelles, qui sont immenses, celles que l'association te donne pour faire triompher sa cause. Longtemps nous avons flotté dans le doute en voyant venir chez toi des ennemis tels qu'un Richelieu, une Dubarry, un Rohan. Il y avait eu, d'ailleurs, dans la dernière assemblée de la rue Plâtrière, un discours prononcé par toi, discours plein d'habiles paradoxes qui nous ont laissé croire que tu jouais un rôle en flattant, en fréquentant cette race incorrigible qu'il s'agit d'extirper de la terre. Nous avons respecté pendant un temps les mystères de ta conduite, espérant un heureux résultat ; mais enfin la désillusion est arrivée.
Balsamo conserva son immobilité, son impassibilité, de sorte que le président se laissa gagner par l'impatience.
- Il y a trois jours, dit-il, cinq lettres de cachet furent expédiées. Elles avaient été demandées au roi par M. de Sartines ; remplies aussitôt qu'elles furent signées, elles furent présentées, le même jour, à cinq de nos principaux agents, frères très fidèles, très dévoués, qui habitent à Paris. Tous cinq furent arrêtés et conduits, deux à la Bastille, où ils sont écroués au plus profond secret ; deux à Vincennes, dans l'oubliette ; un à Bicêtre, dans le plus mortel des cabanons. Connaissais-tu cette particularité ?
- Non, dit Balsamo.
- Cela est étrange, d'après les relations que nous te connaissons avec les puissants du royaume. Mais ce qui est plus étrange encore, le voici...
Balsamo écouta.
- M. de Sartines, pour faire arrêter ces cinq fidèles amis, devait avoir eu sous les yeux la seule note qui renferme lisiblement les cinq noms des victimes. Cette note t'a été adressée par le conseil suprême en 1769, et c'est toi-même qui as dû recevoir les nouveaux membres et leur donner immédiatement le rang que le conseil suprême leur assignait.
Balsamo témoigna par un geste qu'il ne se rappelait rien.
- Je vais aider ta mémoire. Les cinq personnes dont il s'agit étaient représentées par cinq caractères arabes, et les caractères correspondaient, sur la note à toi communiquée, aux noms et aux chiffres des nouveaux frères.
- Soit, dit Balsamo.
- Tu reconnais ?
- Ce que vous voudrez.
Le président regarda ses assesseurs pour prendre acte de cet aveu.
- Eh bien ! continua-t-il, sur cette même note, la seule, entends-tu bien, qui ait pu compromettre les frères, un sixième nom se trouvait ; t'en souviens tu ?
Balsamo ne répliqua point.
- Ce nom était celui-ci : comte de Fenix !
- D'accord, dit Balsamo.
- Pourquoi alors, si les cinq noms des frères ont figuré sur cinq lettres de cachet, pourquoi le tien, respecté, caressé, est-il entendu avec faveur à la cour ou dans les antichambres des ministres ? Si nos frères méritaient la prison, tu la mérites aussi ; qu'as-tu à répondre ?
- Rien.
- Ah ! je devine ton objection ; tu peux dire que la police a, par des moyens à elle, surpris les noms des frères plus obscurs, mais qu'elle a dû respecter le tien, nom d'ambassadeur, nom d'homme puissant ; tu diras même qu'elle n'a pas su soupçonner ce nom.
- Je ne dirai rien du tout.
- Ton orgueil survit à ton honneur ; ces noms, la police ne les a découverts qu'en lisant la note confidentielle que le conseil suprême t'avait adressée, et voici comment elle l'a lue... Tu l'avais enfermée dans un coffret ; est-ce vrai ?
« Un jour, une femme est sortie de chez toi portant le coffret sous son bras ; elle a été vue par nos agents de surveillance et suivie jusqu'à l'hôtel du lieutenant de police, dans le faubourg Saint-Germain. Nous pouvions arrêter le malheur dans sa source ; car, en prenant le coffret, en arrêtant cette femme, tout devenait pour nous calme et sûr. Mais nous avons obéi aux articles de la constitution, qui prescrit de respecter les moyens occultes à l'aide desquels certains associés entendent servir la cause, même lorsque ces moyens auraient une apparence de trahison ou d'imprudence. »
Balsamo parut approuver cette assertion, mais par un geste si peu marqué, que, sans son immobilité passée, le geste eût paru insensible.
- Cette femme parvint jusqu'au lieutenant de police, dit le président ; cette femme donna le coffret, et tout fut découvert. Est-ce vrai ?
- Parfaitement vrai.
Le président se leva.
- Qu'était cette femme ? s'écria-t-il. Belle, passionnée, dévouée à toi corps et âme, tendrement aimée de toi ; aussi spirituelle, aussi adroite, aussi souple qu'un des anges des ténèbres qui aident l'homme à réussir dans le mal ; Lorenza Feliciani est ta femme, Balsamo !
Balsamo laissa échapper un rugissement de désespoir.
- Tu es convaincu ? dit le président.
- Concluez, dit Balsamo.
- Je n'ai pas encore achevé. Un quart d'heure après son entrée chez le lieutenant de police, tu y entras toi-même. Elle avait semé la trahison ; tu venais récolter la récompense. Elle avait pris sur elle, en obéissante servante, la perpétration du crime ; tu venais, toi, élégamment donner un dernier tour à l'oeuvre infâme. Lorenza ressortit seule. Tu la reniais sans doute, et tu ne voulais pas être compromis en l'accompagnant. Toi, tu sortis triomphant avec madame Dubarry, appelée là pour recueillir de ta bouche les indices que tu voulais te faire payer... Tu es monté dans le carrosse de cette prostituée, comme le batelier dans le bateau avec la pécheresse Marie l'Egyptienne ; tu laissais les notes qui nous perdaient chez M. de Sartines, mais tu emportais le coffret qui pouvait te perdre près de nous. Heureusement, nous avons vu, la lumière de Dieu ne nous manque pas dans les bonnes occasions...
Balsamo s'inclina sans rien dire.
- Maintenant, je puis conclure, ajouta le président. Deux coupables ont été signalés à l'ordre : une femme, ta complice, qui, peut-être innocemment, mais qui, de fait, a porté préjudice à la cause en révélant un de nos secrets. toi secondement toi le maître, toi le grand cophte ; toi le rayon lumineux qui as eu la lâcheté de t'abriter derrière cette femme pour que l'on vît moins clairement la trahison.
Balsamo souleva lentement sa tête pâle, attacha sur les commissaires un regard étincelant de tout le feu qui avait couvé dans sa poitrine depuis le commencement de l'interrogatoire.
- Pourquoi accusez-vous cette femme ? dit-il.
- Ah ! nous savons que tu essayeras de la défendre ; nous savons que tu l'aimes avec idolâtrie, que tu la préfères à tout. Nous savons qu'elle est ton trésor de science, de bonheur et de fortune ; nous savons qu'elle est pour toi un instrument plus précieux que tout le monde.
- Vous savez cela ? dit Balsamo.
- Oui, nous le savons, et nous te frapperons bien plus par elle que par toi.
- Achevez...
Le président se leva.
- Voici la sentence : Joseph Balsamo est un traître ; il a manqué à ses serments ; mais sa science est immense, elle est utile à l'ordre. Balsamo doit vivre pour la cause qu'il a trahie ; il appartient à ses frères, bien qu'il les ait reniés.
- Ah ! ah ! dit Balsamo sombre et farouche.
- Une prison perpétuelle protégera l'association contre ses nouvelles perfidies, en même temps qu'elle permettra aux frères de recueillir de Balsamo l'utilité qu'elle a droit d'attendre de chacun de ses membres. Quant à Lorenza Feliciani, un châtiment terrible...
- Attendez, dit Balsamo avec le plus grand calme dans la voix. Vous oubliez que je ne me suis pas défendu ; l'accusé doit être entendu dans sa justification... Un mot me suffira, un seul document. Attendez-moi une minute, je vais rapporter la preuve que j'ai promise.
Les commissaires se consultèrent un moment.
- Oh ! vous craignez que je ne me tue ? dit Balsamo avec un sourire amer. Si je l'eusse voulu, ce serait fait. Il y a dans cette bague de quoi vous tuer tous cinq si je l'ouvrais. Vous craignez que je ne m'enfuie ? Faites-moi accompagner si cela vous convient.
- Va ! dit le président.
Balsamo disparut pendant une minute ; puis on l'entendit redescendre pesamment l'escalier ; il rentra.
Il tenait sur son épaule le cadavre raidi, froid et décoloré de Lorenza, dont la blanche main pendait vers la terre.
- Cette femme que j'adorais, cette femme qui était mon trésor, mon bien unique, ma vie, cette famine qui a trahi, comme vous dites, s'écria-t-il, la voici, prenez-la ! Dieu ne vous a pas attendus pour punir, messieurs, ajouta t-il.
Et, par un mouvement prompt comme l'éclair il fit glisser le cadavre sur ses bras et l'envoya rouler sur le tapis jusqu'aux pieds des juges, que les froids et les mains inertes de la morte allèrent effleurer dans leur horreur profonde, tandis qu'à la lueur des lampes, on voyait la blessure et un rouge sinistre et profond s'ouvrir au milieu de son cou d'une blancheur de cygne.
- Prononcez, maintenant, ajouta Balsamo.
Les juges, épouvantés, poussèrent un cri terrible, et, saisis d'une vertigineuse terreur, ils s'enfuirent dans une confusion inexprimable. On entendit bientôt les chevaux hennir et piétiner dans la cour ; la porte gronda sur ses gonds, puis le silence, le silence solennel revint s'asseoir auprès de la mort et du désespoir.

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