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Chapitre CLXII
Le dernier adieu de Gilbert

Philippe avait passé une nuit terrible. Ces pas sur la neige lui démontraient jusqu'à l'évidence que quelqu'un s'était introduit dans la maison pour enlever l'enfant ; mais qui accuser ? Nul autre indice ne précisait ses soupçons.
Philippe connaissait si bien son père, qu'il ne douta pas de sa complicité dans cette affaire. M. de Taverney croyait Louis XV père de cet enfant ; il devait attacher un grand prix à la conservation de ce témoignage vivant d'une infidélité faite par le roi à madame Dubarry. Le baron devait croire également que tôt ou tard Andrée recourrait à la faveur et qu'elle rachèterait fort cher alors le principal moyen de sa fortune à venir.
Ces réflexions, basées sur une révélation toute fraîche encore du caractère paternel, consolèrent un peu Philippe, qui crut possible de reconquérir cet enfant puisqu'il connaissait les ravisseurs.
Il guetta donc, à huit heures, l'entrée du docteur Louis, auquel, dans la rue, en se promenant de long en large, il conta l'affreux événement de la nuit.
Le docteur était homme de bon conseil ; il examina les traces du jardin, et, après réflexion, conclut en faveur des suppositions de Philippe.
- Le baron m'est assez connu, dit-il, pour que je le crois capable de cette mauvaise action. Toutefois, ne se peut-il pas qu'un autre intérêt, plus immédiat, ait déterminé l'enlèvement de cet enfant ?
- Quel intérêt, docteur ?
- Celui du véritable père.
- Oh ! s'écria Philippe, j'avais eu un moment cette pensée ; mais le malheureux n'a pas seulement de pain pour lui ; c'est un fou, un exalté, fugitif à l'heure qu'il est, et qui doit avoir peur même de mon ombre... Ne nous trompons pas, docteur, le misérable a commis ce crime par occasion ; mais, à présent que je suis plus éloigné de la colère bien que je le haïsse, ce criminel, je crois que j'éviterais sa rencontre, afin de ne pas le tuer. Je crois qu'il doit éprouver des remords qui le punissent ; je crois que la faim et le vagabondage me vengeront de lui aussi efficacement que mon épée.
- N'en parlons plus, dit le docteur.
- Veuillez seulement, cher et excellent ami, consentir à un dernier mensonge : car il faut, avant tout, rassurer Andrée ; vous lui direz que vous étiez hier inquiet de la santé de cet enfant, que vous l'êtes revenu prendre la nuit pour le porter chez sa nourrice. C'est la première fable qui me soit venue à l'idée, et que j'aie improvisée pour Andrée.
- Je dirai cela ; cependant, vous chercherez cet enfant ?
- J'ai un moyen de le retrouver. Je suis décidé à quitter la France ; Andrée entrera au monastère de Saint-Denis ; alors j'irai trouver M. de Taverney : Je lui dirai que je sais tout ; je le forcerai à me découvrir la retraite de l'enfant. Ses résistances, je les vaincrai par la menace d'une révélation publique, par la menace d'une intervention de madame la dauphine.
- Et l'enfant, qu'en ferez-vous, votre soeur étant au couvent ?
Je le mettrai en nourrice chez une femme que vous me recommanderez... puis au collège, et, quand il sera grand, je le prendrai avec moi, si je vis.
- Et vous croyez que la mère consentira, soit à vous quitter, soit à quitter son enfant ?
- Andrée consentira désormais à tout ce que je voudrai. Elle sait que j'ai fait une démarche auprès de madame la dauphine, dont j'ai la parole ; elle ne m'exposera pas à manquer de respect à notre protectrice.
- Je vous prie, rentrons chez la pauvre mère, dit le docteur.
Et il rentra en effet chez Andrée, qui sommeillait doucement, consolée par les soins de Philippe.
Son premier mot fut une question au docteur, qui avait déjà répondu par une mine riante.
Andrée entra dès lors dans un calme parfait qui accéléra si bien sa convalescence, que, dix jours après, elle se levait et pouvait marcher dans la serre, à l'heure où le soleil descendait sur les vitraux.
Le jour même de cette promenade, Philippe, qui s'était absenté pendant quelques jours, revint à la maison de la rue Coq-Héron avec un visage tellement sombre, que le docteur, en lui ouvrant la porte, pressentit un grand malheur.
- Qu'y a-t-il donc ? demanda-t-il ; est-ce que le père refuse de rendre l'enfant ?
- Le père, dit Philippe, a été saisi d'un accès de fièvre qui l'a cloué sur son lit trois jours après son départ de Paris, et le père était à l'extrémité quand je suis arrivé ; j'ai pris toute cette maladie pour une ruse, pour une feinte, pour une preuve même de sa participation à l'enlèvement. J'ai insisté, j'ai menacé : M. de Taverney m'a juré sur le Christ qu'il ne comprenait rien à ce que je voulais lui dire.
- En sorte que vous revenez sans nouvelles ?
- Oui, docteur.
- Et convaincu de la véracité du baron ?
- Presque convaincu.
- Plus rusé que vous, il n'a pas livré son secret.
- J'ai menacé de faire intervenir madame la dauphine, et le baron a pâli. « Perdez-moi si vous voulez, a-t-il dit ; déshonorez votre père et vous- même, ce sera une folie furieuse qui n'amènera aucun résultat. Je ne sais ce que vous voulez me dire. »
- En sorte que ?...
- En sorte que je reviens au désespoir.
A ce moment, Philippe entendit la voix de sa soeur qui criait :
- N'est-ce pas Philippe qui est entré ?
- Grand Dieu ! la voici... Que lui dirai-je ? murmura Philippe.
- Silence ! fit le docteur.
Andrée entra dans la chambre et vint embrasser son frère avec une tendresse joyeuse qui glaça le coeur du jeune homme.
- Eh bien ! dit-elle, d'où viens-tu ?
- Je viens de chez mon père d'abord, ainsi que je t'en avais prévenue.
- M. le baron est-il bien ?
- Bien, oui, Andrée ; mais ce n'est pas la seule visite que j'aie faite... J'ai vu aussi plusieurs personnes pour ton entrée à Saint-Denis. Dieu merci, maintenant tout est préparé ; te voilà sauvée, tu peux t'occuper de ton avenir avec intelligence et fermeté.
Andrée s'approcha de son frère, et, avec un tendre sourire :
- Cher ami, lui dit-elle, mon avenir à moi ne m'occupe plus : il ne faut plus même que mon avenir occupe personne... L'avenir de mon enfant est tout pour moi, et je me consacrerai uniquement au fils que Dieu m'a donné. Telle est ma résolution prise irrévocablement depuis que, mes forces étant revenues, je n'ai plus douté de la solidité de mon esprit. Vivre pour mon fils, vivre de privations, travailler même, s'il est nécessaire, mais ne le quitter ni jour ni nuit, tel est l'avenir que je me suis tracé. Plus de couvent, plus d'égoïsme ; j'appartiens à quelqu'un ; Dieu ne veut plus de moi !
Le docteur regarda Philippe comme pour lui dire : « Eh bien ! qu'avais-je prédit ? »
- Ma soeur, s'écria le jeune homme, ma soeur, que dis-tu ?
- Ne m'accuse pas, Philippe, ce n'est pas là un caprice de femme faible et vaine ; je ne te gênerai pas, je ne t'imposerai rien.
- Mais... mais, Andrée, moi, je ne puis rester en France ; moi, je veux quitter tout : je n'ai plus de fortune, moi ; point d'avenir non plus : je pourrai consentir à t'abandonner au pied d'un autel, mais dans le monde, dans le travail... Andrée, prends garde !
- J'ai tout prévu... Je t'aime sincèrement, Philippe ; mais, si tu me quittes, je dévorerai mes larmes et j'irai me réfugier près du berceau de mon fils.
Le docteur s'approcha.
- Voilà de l'exagération, de la démence, dit-il.
- Ah ! docteur, que voulez-vous !... Etre mère, c'est un état de démence ! mais cette démence, Dieu me l'a envoyée. Tant que cet enfant aura besoin de moi, je persisterai dans ma résolution.
Philippe et le docteur échangèrent soudain un regard.
- Mon enfant, dit le docteur le premier, je ne suis pas un prédicateur bien éloquent ; mais je crois me souvenir que Dieu défend les attachements trop vifs à la créature.
- Oui, ma soeur, ajouta Philippe.
- Dieu ne défend pas à une mère d'aimer vivement son fils, je crois, docteur ?
- Pardonnez-moi, ma fille, le philosophe, le praticien va essayer de mesurer l'abîme que creuse le théologien pour les passions humaines. A toute prescription qui vient de Dieu, cherchez la cause, non seulement morale, c'est quelquefois une subtilité de perfection, cherchez la raison matérielle. Dieu défend à une mère d'aimer excessivement son enfant, parce que l'enfant est une plante frêle délicate, accessible à tous les maux, à toutes les souffrances, et qu'aimer vivement une créature éphémère, c'est s'exposer au désespoir.
- Docteur, murmura Andrée, pourquoi me dites-vous cela ? Et vous, Philippe, pourquoi me considérez-vous avec cette compassion... cette pâleur ?
- Chère Andrée, interrompit le jeune homme suivez mon conseil d'ami tendre ; votre santé est rétablie, entrez le plus tôt possible au couvent de Saint-Denis.
- Moi !... Je vous ai dit que je ne quitterai pas mon fils.
- Tant qu'il aura besoin de vous, dit doucement le docteur.
- Mon Dieu ! s'écria Andrée, qu'y a-t-il ? Parlez. Quelque chose de triste... de cruel ?
- Prenez garde, murmura le docteur à l'oreille de Philippe ; elle est bien faible encore pour supporter un coup décisif.
- Mon frère, tu ne réponds pas ; explique-toi.
- Chère soeur, tu sais que j'ai passé, en revenant par le Point-du-Jour, où ton fils est en nourrice.
- Oui... Eh bien ?
- Eh bien ! l'enfant est un peu malade.
- Malade... ce cher enfant ! Vite, Marguerite... Marguerite... une voiture ! je veux aller voir mon enfant !
- Impossible ! s'écria le docteur ; vous n'êtes pas en état de sortir ni de supporter une voiture.
- Vous m'avez dit encore ce matin que cela était possible ; vous m'avez dit que, demain, au retour de Philippe, j'irais voir le pauvre petit.
- J'augurais mieux de vous.
- Vous me trompiez ?
Le docteur garda le silence.
- Marguerite ! répéta Andrée, qu'on m'obéisse... une voiture !
- Mais tu peux en mourir, interrompit Philippe.
- Eh bien, j'en mourrai !... je ne tiens pas tant à la vie !...
Marguerite attendait, regardant tour à tour sa maîtresse, son maître et le docteur.
- Cà ! quand je commande !... s'écria Andrée, dont les joues se couvrirent d'une rougeur subite.
- Chère soeur !
- Je n'écoute plus rien, et, si l'on me refuse une voiture, j'irai à pied.
- Andrée, dit tout à coup Philippe en la prenant dans ses bras, tu n'iras pas, non, tu n'as pas besoin d'y aller.
- Mon enfant est mort ! articula froidement la jeune fille en laissant tomber ses bras le long du fauteuil où Philippe et le docteur venaient de l'asseoir.
Philippe ne répondit qu'en baisant une de ses mains froides et inertes... Peu à peu, le cou d'Andrée perdit sa rigidité ; elle laissa tomber sa tête sur son sein et versa d'abondantes larmes.
- Dieu a voulu, dit Philippe, que nous subissions ce nouveau malheur ; Dieu, qui est si grand, si juste ; Dieu, qui avait sur toi d'autres desseins peut- être ; Dieu, enfin, qui jugeait, sans doute, que la présence de cet enfant à tes côtés était un châtiment immérité.
- Mais enfin..., soupira la pauvre mère, pourquoi Dieu a-t-il fait souffrir cette innocente créature ?
- Dieu ne l'a pas fait souffrir, mon enfant, dit le docteur ; la nuit même de sa naissance, il mourut... Ne lui donnez pas plus de regrets qu'à l'ombre qui passe et s'évanouit.
- Ses cris que j'entendais ?...
- Furent son adieu à la vie.
Andrée cacha son visage dans ses mains, tandis que les deux hommes, confondant leur pensée dans un éloquent regard, s'applaudissaient de leur pieux mensonge.
Soudain Marguerite rentra tenant une lettre... Cette lettre était adressée à Andrée... La suscription portait :
« Mademoiselle Andrée de Taverney, Paris, rue Coq-Héron, la première porte cochère en partant de la rue Plâtrière. »
Philippe la montra au docteur par-dessus la tête d'Andrée, qui ne pleurait plus, mais s'absorbait dans ses douleurs.
- Qui peut lui écrire ici ? pensait Philippe. Nul ne connaissait son adresse, et l'écriture n'est pas de notre père.
- Tiens, Andrée, dit Philippe, une lettre pour toi.
Sans réfléchir, sans résister, sans s'étonner, Andrée déchira l'enveloppe, et, essuyant ses yeux, déplia le papier pour lire ; mais à peine eut-elle parcouru les trois lignes qui composaient cette lettre, qu'elle poussa un grand cri, se leva comme une folle, et, raidissant ses bras et ses pieds dans une contraction terrible, tomba, lourde comme une statue, dans les bras de Marguerite qui s'approchait.
Philippe ramassa la lettre et lut :

« En mer, ce 15 décembre 17...
Je pars, chassé par vous, et vous ne me reverrez plus ; mais j'emporte mon enfant, qui jamais ne vous appellera sa mère !
                    Gilbert. »

Philippe froissa le papier avec un rugissement de rage.
- Oh ! dit-il en grinçant des dents, j'avais presque pardonné le crime du hasard ; mais ce crime de la volonté sera puni... Sur ta tête inanimée, Andrée je jure de tuer le misérable la première fois qu'il se présentera devant moi. Dieu voudra que je le rencontre, car il a comblé la mesure... Docteur, Andrée en reviendra-t-elle ?
- Oui, oui !
- Docteur, il faut que demain Andrée entre au monastère de Saint-Denis ; il faut qu'après-demain je sois au plus prochain port de mer... Le lâche s'est enfui... Je le suivrai... Il me faut cet enfant, d'ailleurs... Docteur, quel est le plus prochain port de mer ?
- Le Havre.
- Je serai au Havre dans trente-six heures, répondit Philippe.

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