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Chapitre XXXV
Marraine et filleule

La pauvre comtesse... conservons-lui l'épithète que le roi lui avait donnée, car elle la méritait certes bien en ce moment ; la pauvre comtesse disons- nous, courait comme une âme en peine sur la route de Paris.
Chon, terrifiée comme elle de l'avant-dernier paragraphe de la lettre de Jean, cachait dans le boudoir de Luciennes sa douleur et son inquiétude, maudissant la fatale idée qu'elle avait eue de recueillir Gilbert sur le grand chemin.
Arrivée au pont d'Antin, jeté sur l'égout qui aboutissait à la rivière et entourait Paris de la Seine à la Roquette, la comtesse trouva un carrosse qui l'attendait.
Dans ce carrosse était le vicomte Jean en compagnie d'un procureur, avec lequel il paraissait argumenter d'énergique façon.
Sitôt qu'il aperçut la comtesse, Jean laissa son procureur, sauta à terre en faisant signe au cocher de sa soeur d'arrêter court.
- Vite, comtesse, dit-il, vite, montez dans mon carrosse, et courez rue Saint-Germain-des-Prés.
- La vieille nous berne donc ? dit madame Dubarry en changeant de voiture, tandis que le procureur, averti par un signe du vicomte, en faisait autant.
- Je le crois, comtesse, dit Jean, je le crois : c'est un prêté pour un rendu, ou plutôt un rendu pour un prêté.
- Mais que s'est-il donc passé ?
- En deux mots, voici. J'étais resté à Paris, moi, parce que je me défie toujours et que je n'ai pas tort, comme vous voyez. Neuf heures du soir venues, je me suis mis à rôder autour de l'hôtellerie du Coq chantant. Rien, pas de démarches, pas de visite, tout allait à merveille. Je crois, en conséquence, que je puis rentrer et dormir. Je rentre et je dors.
« Ce matin, au point du jour, je m'éveille, j'éveille Patrice, et je lui ordonne de se mettre en faction au coin de la borne.
« A neuf heures, notez bien, une heure plus tôt que l'heure dite, j'arrive avec le carrosse ; Patrice n'a rien vu d'inquiétant, je monte l'escalier assez rassuré.
« A la porte, une servante m'arrête et m'apprend que madame la comtesse ne pourra sortir de la journée et peut-être de huit jours.
« J'avoue que, préparé à une disgrâce quelconque, je ne m'attendais point à celle-là.
« - Comment ! elle ne sortira pas ? m'écriai-je ; et qu'a-t-elle donc ?
« - Elle est malade.
« - Malade ? Impossible ! Hier, elle se portait à ravir.
« - Oui, monsieur. Mais madame a l'habitude de faire son chocolat, et ce matin, en le faisant bouillir, elle l'a répandu du fourneau sur son pied, et elle s'est brûlée. Aux cris qu'a poussés madame la comtesse, je suis accourue. Madame la comtesse a failli s'évanouir. Je l'ai portée sur son lit, et en ce moment je crois qu'elle dort.
« J'étais pâle comme votre dentelle, comtesse. Je m'écriai :
« - C'est un mensonge !
« - Non, cher monsieur Dubarry, répondit une voix si aigre, qu'elle semblait percer les solives ; non, ce n'est pas un mensonge, et je souffre horriblement.
« Je m'élançai du côté d'où venait cette voix, je passai à travers une porte qui ne voulait pas s'ouvrir ; la vieille comtesse était réellement couchée.
« - Ah ! madame !... lui dis-je.
« Ce fut tout ce que je pus proférer de paroles. J'étais enragé : je l'eusse étranglée avec joie.
« - Tenez, me dit-elle en me montrant un méchant marabout gisant sur le carreau, voilà la cafetière qui a fait tout le mal.
« Je sautai sur la cafetière à pieds joints.
« Celle-là ne fera plus de chocolat, je vous en réponds.
« - Quel guignon ! continua la vieille de sa voix dolente, ce sera madame d'Alogny qui présentera madame votre soeur. Que voulez-vous ! c'était écrit ! comme disent les orientaux.
- Ah ! mon Dieu ! s'écria la comtesse, vous me désespérez, Jean.
- Je ne désespère pas, moi, si vous vous présentez à elle : voilà pourquoi je vous ai fait appeler.
- Et pourquoi ne désespérez-vous pas ?
- Dame ! parce que vous pouvez ce que je ne puis pas, parce que vous êtes une femme, et que vous ferez lever l'appareil devant vous, et que, l'imposture prouvée, vous pourrez dire à madame de Béarn que jamais son fils ne sera qu'un hobereau, que jamais elle ne touchera un sou de l'héritage des Saluces ; parce qu'enfin vous jouerez les imprécations de Camille avec beaucoup plus de vraisemblance que je ne jouerais les fureurs d'Oreste.
- Il plaisante, je crois ! s'écria la comtesse.
- Du bout des dents, croyez-moi.
- Où demeure-t-elle, notre sibylle ?
- Vous le savez bien : au Coq chantant , rue Saint-Germain-des-Prés, une grande maison noire, avec un coq énorme peint sur une plaque de tôle. Quand la tôle grince, le coq chante.
- J'aurai une scène affreuse !
- C'est mon avis. Mais mon avis aussi est qu'il faut la risquer. Voulez-vous que je vous escorte ?
- Gardez-vous-en bien, vous gâteriez tout.
- Voilà ce que m'a dit notre procureur, que j'ai consulté à cet endroit ; c'est pour votre gouverne. Battre une personne chez elle, c'est l'amende et la prison. La battre dehors...
- Ce n'est rien, dit la comtesse à Jean, vous savez cela mieux que personne.
Jean grimaça un mauvais sourire.
- Oh ! dit-il, les dettes qui se payent tard amassent des intérêts, et si jamais je retrouve mon homme...
- Ne parlons que de ma femme, vicomte.
- Je n'ai plus rien à vous en dire ; allez !
Et Jean se rangea pour laisser passer la voiture.
- Où m'attendez-vous ?
- Dans l'hôtellerie même ; je demanderai une bouteille de vin d'Espagne, et s'il vous faut main-forte, j'arriverai.
- Touche, cocher ! s'écria la comtesse.
- Rue Saint-Germain-des-Prés, au Coq chantant , ajouta le vicomte.
La voiture partit impétueusement dans les Champs-Elysées.
Un quart d'heure après, elle s'arrêtait près de la rue Abbatiale et du marché Sainte-Marguerite.
Là, madame Dubarry mit pied à terre, car elle craignit que le roulement d'une voiture n'avertît la vieille rusée, aux aguets sans doute, et que, se jetant derrière quelque rideau, elle n'aperçût la visiteuse assez à temps pour l'éviter.
En conséquence, seule avec son laquais, qui marchait derrière elle, la comtesse gagna rapidement la rue Abbatiale, qui ne renfermait que trois maisons, dont l'hôtellerie sise au milieu.
Elle s'engouffra plutôt qu'elle n'entra dans le porche béant de l'auberge.
Nul ne la vit entrer ; mais au pied de l'escalier de bois, elle rencontra l'hôtesse.
- Madame de Béarn ? dit-elle.
- Madame de Béarn est bien malade, et ne peut recevoir.
- Malade ! justement, dit la comtesse, je viens demander de ses nouvelles.
Et, légère comme un oiseau, elle fut au haut de l'escalier en une seconde.
- Madame, madame, cria l'hôtesse, on force votre porte !
- Qui donc ? demanda la vieille plaideuse du fond de sa chambre.
- Moi, fit la comtesse en se présentant soudain sur le seuil avec une physionomie parfaitement assortie à la circonstance, car elle souriait la politesse et grimaçait la condoléance.
- Madame la comtesse ici ! s'écria la plaideuse pâle d'effroi.
- Oui, chère madame, et qui vient vous témoigner toute la part qu'elle prend à votre malheur, dont j'ai été instruite à l'instant même. Racontez-moi donc l'accident, je vous prie.
- Mais je n'ose, madame, vous offrir de vous asseoir en ce taudis.
- Je sais que vous avez un château en Touraine et j'excuse l'hôtellerie.
La comtesse s'assit. Madame de Béarn comprit qu'elle s'installait.
- Vous paraissez beaucoup souffrir, madame ? demanda madame Dubarry.
- Horriblement.
- A la jambe droite ? Oh ! Dieu ! mais comment avez-vous donc fait pour vous brûler à la jambe ?
- Rien de plus simple : je tenais la cafetière, le manche a glissé dans ma main, l'eau s'en est échappée bouillante, et mon pied en a reçu la valeur d'un verre.
- C'est épouvantable !
La vieille poussa un soupir.
- Oh ! oui, fit-elle, épouvantable. Mais que voulez-vous ! les malheurs vont par troupes.
- Vous savez que le roi vous attendait ce matin ?
- Vous redoublez mon désespoir, madame.
- Sa Majesté n'est point contente, madame, d'avoir manqué à vous voir.
- J'ai mon excuse dans ma souffrance, et je compte bien présenter mes très humbles excuses à Sa Majesté.
- Je ne dis pas cela pour vous causer le moindre chagrin, dit madame Dubarry, qui voyait combien la vieille était gourmée, je voulais seulement vous faire comprendre combien Sa Majesté tenait à cette démarche et en était reconnaissante.
- Vous voyez ma position, madame.
- Sans doute ; mais voulez-vous que je vous dise une chose ?
- Dites ; je serai fort honorée de l'entendre.
- C'est que, selon toute probabilité, votre accident vient d'une grande émotion que vous avez ressentie.
- Oh ! je ne dis pas non, dit la plaideuse en faisant une révérence du buste seulement ; j'ai été fort émue de l'honneur que vous me fîtes en me recevant si gracieusement chez vous.
- Je crois qu'il y a eu encore autre chose.
- Autre chose ? Ma foi, non, rien que je sache, madame.
- Oh ! si fait, une rencontre ?...
- Que j'aurais faite !
- Oui, en sortant de chez moi.
- Je n'ai rencontré personne, madame. J'étais dans le carrosse de monsieur votre frère.
- Avant de monter dans le carrosse.
La plaideuse eut l'air de chercher.
- Pendant que vous descendiez les degrés du perron.
La plaideuse feignit une plus grande attention encore.
- Oui, dit madame Dubarry avec un sourire mêlé d'impatience, quelqu'un entrait dans la cour comme vous sortiez de la maison.
- J'ai du malheur, madame, je ne me souviens pas.
- Une femme... Ah ! vous y êtes maintenant.
- J'ai la vue si basse, qu'à deux pas de moi que vous êtes, madame, je ne distingue point. Ainsi, jugez.
- Allons, elle est forte, se dit tout bas la comtesse. Ne rusons pas, elle me battrait.
- Eh bien ! puisque vous n'avez pas vu cette dame, continua-t-elle tout haut, je veux vous dire qui elle est.
- Cette dame qui est entrée comme je sortais ?
- Précisément. C'était ma belle-soeur, mademoiselle Dubarry.
- Ah ! très bien, madame, très bien. Mais comme je ne l'ai jamais vue...
- Si fait.
- Je l'ai vue ?
- Oui, et traitée même.
- Mademoiselle Dubarry ?
- Oui, mademoiselle Dubarry. Seulement, ce jour-là, elle s'appelait mademoiselle Flageot.
- Ah ! s'écria la vieille plaideuse avec une aigreur qu'elle ne put dissimuler ; ah ! cette fausse mademoiselle Flageot, qui m'est venue trouver et qui m'a fait voyager ainsi, c'était madame votre belle-soeur ?
- En personne, madame.
- Qui m'était envoyée ?
- Par moi.
- Pour me mystifier ?
- Non, pour vous servir en même temps que vous me serviriez.
La vieille femme fronça son épais sourcil gris.
- Je crois, dit-elle, que cette visite ne me sera pas très profitable.
- Auriez-vous été mal reçue par M. de Maupeou, madame ?
- Eau bénite de cour.
- Il me semble que j'ai eu l'honneur de vous offrir quelque chose de moins insaisissable que de l'eau bénite.
- Madame, Dieu dispose quand l'homme propose.
- Voyons, madame, parlons sérieusement, dit la comtesse.
- Je vous écoute.
- Vous vous êtes brûlé le pied ?
- Vous le voyez.
- Gravement ?
- Affreusement.
- Ne pouvez-vous, malgré cette blessure, douloureuse sans doute, mais qui ne peut être dangereuse, ne pouvez-vous faire un effort, supporter la voiture jusqu'à Luciennes et vous tenir debout une seconde dans mon cabinet, devant Sa Majesté ?
- Impossible, madame ; à la seule idée de me lever, je me sens défaillir.
- Mais c'est donc une affreuse blessure que vous vous êtes faite ?
- Comme vous dites, affreuse.
- Et qui vous panse, qui vous conseille, qui vous soigne ?
- J'ai, comme toute femme qui a tenu maison, des recettes excellentes pour les brûlures ; je m'applique un baume composé par moi.
- Peut-on, sans indiscrétion, voir ce spécifique ?
- Dans cette fiole, sur la table.
- Hypocrite ! pensa la comtesse, elle a poussé jusque-là la dissimulation ; elle est décidément très forte ; mais voyons la fin.
- Madame, dit tout bas la comtesse, moi aussi, j'ai une huile admirable pour ces sortes d'accidents ; mais l'application dépend beaucoup du genre de brûlure.
- Comment cela ?
- Il y a la rougeur simple, l'ampoule et l'écorchure. Je ne suis pas médecin ; mais tout le monde s'est brûlé plus ou moins dans sa vie.
- Madame, c'est une écorchure, dit la comtesse.
- Oh ! mon Dieu ! que vous devez souffrir ! Voulez-vous que je vous applique mon huile ?
- De grand coeur, madame. Vous l'avez donc apportée ?
- Non ; mais je l'enverrai...
- Merci mille fois.
- Il convient seulement que je m'assure du degré de gravité.
La vieille se récria.
- Oh ! non, madame, dit-elle, je ne veux pas vous offrir un pareil spectacle.
- Bon ! pensa madame Dubarry, la voilà prise.
- Ne craignez point cela, madame, dit-elle, je suis familiarisée avec la vue des blessures.
- Oh ! madame, je connais trop les bienséances...
- Là où il s'agit de secourir notre prochain, oublions les bienséances, madame.
Et brusquement elle étendit la main vers la jambe que la comtesse tenait allongée sur un fauteuil.
La vieille poussa un effroyable cri d'angoisse, quoique madame Dubarry l'eût à peine touchée.
- Oh ! bien joué ! murmura la comtesse, qui étudiait chaque crispation sur le visage décomposé de madame de Béarn.
- Je me meurs, dit la vieille. Ah ! quelle peur vous m'avez faite, madame !
Et, les joues pâles, les yeux mourants, elle se renversa comme si elle allait s'évanouir.
- Vous permettez, madame ? continua la favorite.
- Faites, madame, dit la vieille d'une voix éteinte.
Madame Dubarry ne perdit point de temps ; elle détacha la première épingle des linges qui entouraient sa jambe, puis rapidement déroula la bandelette.
A sa grande surprise, la vieille la laissa faire.
- Elle attend que je sois à la compresse pour jeter les hauts cris ; mais, quand je devrais l'étouffer, je verrai sa jambe, murmura la favorite.
Et elle poursuivit.
Madame de Béarn gémissait, mais ne s'opposait à rien.
La compresse fut détachée, et une véritable plaie s'offrit aux yeux de madame Dubarry. Ce n'était pas de l'imitation, et là s'arrêtait la diplomatie de madame de Béarn. Livide et sanguinolente, la brûlure parlait éloquemment. Madame de Béarn pouvait avoir vu et reconnu Chon ; mais alors elle s'élevait à la hauteur de Porcia et de Mucius Scévola.
Madame Dubarry se tut et admira.
La vieille, revenue à elle, jouissait pleinement de sa victoire ; son oeil fauve couvait la comtesse agenouillée à ses pieds.
Madame Dubarry replaça la compresse avec cette délicate sollicitude des femmes, dont la main est si légère aux blessés, rétablit sur le coussin la jambe de la malade, et s'asseyant auprès d'elle :
- Allons, madame, lui dit-elle, vous êtes encore plus forte que je ne le croyais, et je vous demande pardon de ne pas avoir, du premier coup, attaqué la question comme il convenait à une femme de votre valeur. Faites vos conditions.
Les yeux de la vieille étincelaient, mais ce ne fut qu'un éclair qui s'éteignit aussitôt.
- Formulez nettement votre désir, madame, dit-elle, et je verrai en quoi je puis vous être agréable.
- Je veux, dit la comtesse, être présentée à Versailles par vous, madame, dût-il m'en coûter une heure des horribles souffrances que vous avez subies ce matin.
Madame de Béarn écouta sans sourciller.
- Et puis ? dit-elle.
- C'est tout, madame ; maintenant, à votre tour.
- Je voudrais, dit madame de Béarn, avec une fermeté qui prouva nettement à la comtesse qu'on traitait avec elle de puissance à puissance, je voudrais les deux cent mille livres de mon procès garanties.
- Mais, si vous gagnez votre procès, cela fera quatre cent mille livres, ce me semble.
- Non, car je regarde comme à moi les deux cent mille livres que me disputent les Saluces. Les deux cent mille autres seront une bonne fortune à ajouter à l'honneur que j'ai eu de faire votre connaissance.
- Vous aurez ces deux cent mille livres, madame. Après ?
- J'ai un fils que j'aime tendrement, madame. L'épée a toujours été bien portée dans notre maison ; mais, nés pour commander, vous devez comprendre que nous faisons de médiocres soldats. Il me faut une compagnie sur-le-champ pour mon fils, avec un brevet de colonel pour l'année prochaine.
- Qui fera les frais du régiment, madame ?
- Le roi. Vous comprenez que si je dépense à ce régiment les deux cent mille livres de mon bénéfice, je serai aussi pauvre demain que je le suis aujourd'hui.
- De bon compte, cela fait six cent mille livres.
- Quatre cent mille, en supposant que le régiment en vaille deux cents, ce qui est l'estimer bien haut.
- Soit ; vous serez satisfaite en ceci.
- J'ai encore à demander au roi la restitution de ma vigne de Touraine ; ce sont quatre bons arpents que les ingénieurs du roi m'ont pris, il y a onze ans, pour le canal.
- On vous l'a payée.
- Oui, mais à dire d'expert ; et je l'estimerai, moi, juste le double du prix qu'ils l'ont estimée.
- Bien ! on vous la payera une seconde fois. Est-ce tout ?
- Pardon. Je ne suis pas en argent, comme vous devez le penser. Je dois à maître Flageot quelque chose comme neuf mille livres.
- Neuf mille livres.
- Oh ! ceci est l'indispensable. Maître Flageot est d'excellent conseil.
- Oui, je le crois, dit la comtesse. Je payerai ces neuf mille livres sur mes propres deniers. J'espère que vous m'avez trouvée accommodante ?
- Oh ! vous êtes parfaite, madame ; mais je crois, de mon côté, vous avoir prouvé toute ma bonne volonté.
- Si vous saviez combien je regrette que vous vous soyez brûlée, dit madame Dubarry en souriant.
- Je ne le regrette pas, madame, répondit la plaideuse, puisque, malgré cet accident, mon dévouement, je l'espère, me donnera la force de vous être utile, comme s'il n'était pas arrivé.
- Résumons, dit madame Dubarry.
- Attendez.
- Vous avez oublié quelque chose ?
- Un détail.
- Dites.
- Je ne pouvais m'attendre à paraître devant notre grand roi. Hélas ! Versailles et ses splendeurs ont cessé depuis longtemps de m'être familières, de sorte que je n'ai pas de robe.
- J'avais prévu le cas, madame ; hier, après votre départ, votre habit de présentation a été commencé, et j'ai eu le soin de le commander chez une autre tailleuse que la mienne pour ne pas l'encombrer. Demain, à midi, il sera achevé.
- Je n'ai pas de diamants.
- MM. Bohmer et Bassange vous donneront demain, sur un mot de moi, une parure de deux cent dix mille livres, qu'ils vous reprendront après demain pour deux cent mille livres. Ainsi votre indemnité se trouvera payée.
- Très bien, madame : je n'ai plus rien à désirer.
- Vous m'en voyez ravie.
- Mais le brevet de mon fils ?
- Sa Majesté vous le remettra elle-même.
- Mais la promesse des frais de levée du régiment ?
- Le brevet l'impliquera.
- Parfait. Il ne reste plus que la question des vignes.
- Vous estimiez ces quatre arpents, madame ?...
- Six mille livres l'arpent. C'étaient d'excellentes terres.
- Je vais vous souscrire une obligation de douze mille livres qui, avec les douze mille que vous avez déjà reçues, feront juste les vingt-quatre mille.
- Voici l'écritoire, madame, dit la comtesse en montrant du doigt l'objet qu'elle nommait.
- Je vais avoir l'honneur de vous la passer, dit madame Dubarry.
- A moi ?
- Oui.
- Pourquoi faire.
- Pour que vous daigniez écrire à Sa Majesté la petite lettre que je vais avoir l'honneur de vous dicter. Donnant donnant.
- C'est juste, dit madame de Béarn.
- Veuillez donc écrire, madame.
La vieille attira la table près de son fauteuil, apprêta son papier, prit la plume et attendit.
Madame Dubarry dicta :

« Sire, le bonheur que je ressens de voir acceptée par Votre Majesté l'offre que j'ai faite d'être la marraine de ma chère amie, la comtesse Dubarry... »

La vieille allongea les lèvres et fit cracher sa plume.
- Vous avez une mauvaise plume, comtesse, dit la favorite, il faut la changer.
- Inutile, madame, elle s'habituera.
- Vous croyez ?
- Oui.
Madame Dubarry continua :

«...m'enhardit à solliciter Votre Majesté de me regarder d'un oeil favorable quand demain je me présenterai à Versailles, comme vous daignez le permettre. J'ose croire, sire, que Votre Majesté peut m'honorer d'un bon accueil, étant alliée d'une maison dont chaque chef a versé son sang pour le service des princes de votre auguste race. »

- Maintenant, signez, s'il vous plaît.
Et la comtesse signa :

          « Anastasie-Euphémie-Rodolphe,
          Comtesse de Béarn. »

La vieille écrivait d'une main ferme ; les caractères, grands d'un demi- pouce, se couchaient sur le papier, qu'ils saupoudrèrent d'une quantité aristocratique de fautes d'orthographe.
Lorsqu'elle eut signé, la vieille, tout en retenant d'une main la lettre qu'elle venait d'écrire, passa de l'autre main l'encre, le papier et la plume à madame Dubarry, laquelle, d'une petite écriture droite et épineuse, souscrivit une obligation de vingt et une mille livres, douze mille pour indemniser de la perte des vignes, neuf mille pour payer les honoraires de maître Flageot.
Puis elle écrivit une petite lettre à MM. Bohmer et Bassange, joailliers de la couronne, les priant de remettre au porteur la parure de diamants et d'émeraudes appelée Louise, parce qu'elle venait de la princesse tante du dauphin, laquelle l'avait vendue pour ses aumônes.
Cela fini, marraine et filleule échangèrent leur papier.
- Maintenant, dit madame Dubarry, donnez-moi une preuve de bonne amitié, chère comtesse.
- De tout mon coeur, madame.
- Je suis sûre que si vous consentez à vous installer chez moi, Tronchin vous guérira en moins de trois jours. Venez-y donc ; en même temps vous essayerez de mon huile, qui est souveraine.
- Montez toujours en carrosse, madame, dit la prudente vieille ; j'ai quelques affaires à terminer ici avant de vous rejoindre.
- Vous me refusez ?
- Je vous déclare, au contraire, que j'accepte, madame ; mais pas pour le moment présent. Voici une heure qui sonne à l'Abbaye ; donnez-moi jusqu'à trois heures ; à cinq heures précises, je serai à Luciennes.
- Permettez-vous qu'à trois heures mon frère vienne vous prendre avec son carrosse ?
- Parfaitement.
- Maintenant, soignez-vous d'ici là.
- Ne craignez rien. Je suis gentilfemme, vous avez ma parole, et, dussé-je en mourir, je vous ferai honneur demain à Versailles.
- Au revoir, ma chère marraine !
- Au revoir, mon adorable filleule !
Et elles se séparèrent ainsi, la vieille toujours couchée, une jambe sur ses coussins, une main sur ses papiers ; madame Dubarry, plus légère encore qu'à son arrivée, mais le coeur légèrement serré de n'avoir pas été la plus forte avec une vieille plaideuse, elle qui, à son plaisir, battait le roi de France.
En passant devant la grande salle, elle aperçut Jean qui, sans doute pour ne pas donner de soupçons sur sa présence prolongée, venait d'attaquer une seconde bouteille.
En apercevant sa belle-soeur, il bondit de sa chaise et courut à elle.
- Eh bien ? lui dit-il.
- Voici ce qu'a dit le maréchal de Saxe à Sa Majesté en lui montrant le champ de bataille de Fontenoy : « Sire, apprenez par ce spectacle combien une victoire est chère et douloureuse. »
- Nous sommes donc vainqueurs ? demanda Jean.
- Un autre mot. Mais celui-là nous vient de l'antiquité : « Encore une victoire comme celle-là, et nous sommes ruinés. »
- Nous avons la marraine ?
- Oui ; seulement, elle nous coûte près d'un million !
- Oh ! oh ! fit Dubarry avec une effroyable grimace.
- Dame ! c'était à prendre ou à laisser !
- Mais c'est criant !
- C'est comme cela. Et ne vous rebroussez pas trop encore, car il se pourrait, si vous n'étiez pas bien sage, que nous n'eussions rien du tout ou que cela nous coutât le double.
- Tudieu ! quelle femme !
- C'est une Romaine.
- C'est une Grecque.
- N'importe ! Grecque ou Romaine, tenez-vous prêt à la prendre à trois heures, et à me l'amener à Luciennes. Je ne serai tranquille que lorsque je la tiendrai sous clef.
- Je ne bouge pas d'ici, dit Jean.
- Et moi, je cours tout préparer, dit la comtesse. Et, s'élançant dans son carrosse :
- A Luciennes ! cria-t-elle. Demain, je dirai : à Marly.
- C'est égal, dit Jean en suivant de l'oeil le carrosse, nous coûtons joliment cher à la France !... C'est flatteur pour les Dubarry.

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