Joseph Balsamo Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre LXIX
Le retour

Pendant que ces mille catastrophes se succédaient les unes aux autres, M. de Taverney échappait comme par miracle à tous les dangers.
Incapable de déployer une résistance physique quelconque à cette force dévorante qui brisait tout ce qu'elle rencontrait, mais calme et habile, il avait su se maintenir au centre d'un groupe qui roulait vers la rue de la Madeleine.
Ce groupe, froissé aux parapets de la place, broyé aux angles du Garde- Meuble, laissait sur ses flancs une longue tramée de blessés et de morts, mais avait réussi, tout décimé qu'il était, à pousser son centre hors du péril.
Aussitôt la grappe d'hommes et de femmes s'était éparpillée sur le boulevard, en plein air, en jetant des cris de joie.
M. de Taverney se trouva alors, comme tous ceux qui l'entouraient, tout à fait hors de danger.
Ce que nous allons dire serait chose difficile à croire, si nous n'avions pas dessiné depuis longtemps et d'une façon si franche le caractère du baron. pendant tout cet effroyable voyage, Dieu lui pardonne, mais M. de Taverney n'avait absolument songé qu'à lui.
Outre qu'il n'était pas d'une complexion fort tendre, le baron était homme d'action, et, dans les grandes crises de la vie, ces sortes de tempéraments mettent toujours en pratique cet adage de César : Age quod agis.
Ne disons donc point que M. de Taverney avait été égoïste ; admettons seulement qu'il avait été distrait.
Mais, une fois sur le pavé des boulevards, une fois à l'aise dans ses mouvements, une fois échappé de la mort pour rentrer dans la vie, une fois sûr de lui-même enfin, le baron poussa un grand cri de satisfaction, qui fut suivi d'un autre cri.
Ce dernier cri, plus faible que le premier, était cependant un cri de douleur.
- Ma fille ! dit-il ; ma fille !
Et il demeura immobile, laissant retomber ses mains contre son corps, les yeux fixes et atones, cherchant dans ses souvenirs tous les détails de cette séparation.
- Pauvre cher homme ! murmurèrent quelques femmes compatissantes.
Et il se fit un cercle autour du baron, cercle prêt à plaindre, mais surtout prêt à interroger.
M. de Taverney n'avait pas les instincts populaires. Il se trouva mal à l'aise au milieu de ce cercle de gens compatissants ; il fit un effort pour le rompre, le rompit, et, disons-le à sa louange, fit quelques pas vers la place.
Mais ces quelques pas étaient le mouvement irréfléchi de l'amour paternel, lequel n'est jamais complètement éteint dans le coeur de l'homme. Le raisonnement vint à l'instant même à l'aide du baron et l'arrêta court.
Suivons, si on le veut, la marche de sa dialectique.
D'abord, l'impossibilité de remettre le pied sur la place Louis XV. Il y avait là-bas encombrement, massacre, et, les flots arrivant de la place, il eût été aussi absurde de chercher à les fendre qu'il serait insensé au nageur de chercher à remonter la chute du Rhin à Schaffouse.
En outre, quand même un bras divin l'eût replacé dans la foule, comment retrouver une femme parmi ces cent mille femmes ? comment ne pas s'exposer de nouveau et pour rien à une mort miraculeusement évitée ?
Puis venait l'espérance, cette lueur qui dore toujours les franges de la plus sombre nuit.
Andrée n'était-elle pas près de Philippe, suspendue à son bras, sous la protection de l'homme et du frère ?
Que lui, le baron, un vieillard faible et chancelant, ait été entraîné, rien de plus simple ; mais Philippe cette nature ardente, vigoureuse, vivace ; Philippe ce bras d'acier ; Philippe responsable de sa soeur, c'était impossible : Philippe avait lutté et devait avoir vaincu.
Le baron, comme tout égoïste, ornait Philippe de toutes les qualités qu'exclut l'égoïste pour lui-même, mais qu'il recherche dans les autres : ne pas être fort, généreux, vaillant, pour l'égoïste, c'est être égoïste, c'est-à-dire son rival, son adversaire, son ennemi ; c'est lui voler des avantages qu'il croit avoir le droit de prélever sur la société.
M. de Taverney s'étant ainsi rassuré par la force de son propre raisonnement, conclut d'abord que Philippe avait tout naturellement dû sauver sa soeur ; qu'il avait perdu peut-être un peu de temps à chercher son père, pour le sauver à son tour ; mais que, vraisemblablement, certainement même, il avait repris le chemin de la rue Coq-Héron, pour ramener Andrée un peu étourdie de tout ce fracas.
Il fit donc volte-face, et, descendant la rue du couvent des Capucines, il gagna la place des Conquêtes ou Louis-le-Grand, appelée aujourd'hui la place des Victoires.
Mais à peine le baron était-il arrivé à vingt pas de l'hôtel, que Nicole, placée en sentinelle sur le seuil de la porte, où elle bavardait avec quelques commères, cria :
- Et monsieur Philippe ! et mademoiselle Andrée ! que sont-ils devenus ?
Car tout Paris savait déjà des premiers fuyards la catastrophe, exagérée encore par la terreur.
- Oh ! mon Dieu ! s'écria le baron un peu ému, est-ce qu'ils ne sont pas rentrés, Nicole ?
- Mais non, mais non, monsieur, on ne les a pas vus.
- Ils auront été forcés de faire un détour, répliqua le baron tremblant de plus en plus à mesure que se démolissaient les calculs de sa logique.
Le baron demeura donc dans la rue à attendre son tour, avec Nicole, qui gémissait, et La Brie, qui levait les bras au ciel.
- Ah ! voici M. Philippe, s'écria Nicole avec un accent de terreur impossible à décrire, car Philippe était seul.
En effet, dans l'ombre de la nuit accourait Philippe, haletant, désespéré.
- Ma soeur est-elle ici ? cria-t-il du plus loin qu'il aperçut le groupe qui encombrait le seuil de l'hôtel.
- Oh ! mon Dieu ! fit le baron pâle et trébuchant.
- Andrée ! Andrée ! cria le jeune homme en approchant de plus en plus ; où est Andrée ?
- Nous ne l'avons pas vue ; elle n'est pas ici, monsieur Philippe. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! chère demoiselle ! cria Nicole éclatant en sanglots.
- Et tu es revenu ? dit le baron avec une colère d'autant plus injuste, que nous avons fait assister le lecteur aux secrets de sa logique.
Philippe, pour toute réponse, s'approcha, montra son visage sanglant et son bras brisé et pendant à son côté comme une branche morte.
- Hélas ! hélas ! soupira le vieillard, Andrée, ma pauvre Andrée !
Il retomba sur le banc de pierre adossé à la porte.
- Je la retrouverai morte ou vive ! s'écria Philippe d'un air sombre.
Et il reprit sa course avec une fiévreuse activité. Tout en courant, il arrangeait de son bras droit son bras gauche dans l'ouverture de sa veste. Ce bras inutile l'eût gêné pour rentrer dans la foule, et, s'il eût eu une hache, il se le fût abattu en ce moment.
Ce fut alors qu'il retrouva sur ce champ fatal des morts, que nous avons visité, Rousseau, Gilbert et le fatal opérateur qui, rouge de sang, semblait bien plutôt le démon infernal qui avait présidé au massacre que le génie bienfaisant qui venait y porter secours.
Philippe erra une partie de la nuit sur la place Louis XV.
Ne pouvant se détacher de ces murailles du Garde-Meuble, près duquel Gilbert avait été retrouvé, portant incessamment ses yeux sur ce lambeau de mousseline blanche que le jeune homme avait conservé, froissé dans sa main.
Enfin, au moment où les premières lueurs du jour blanchissaient l'orient, Philippe, exténué, prêt à tomber lui-même au milieu de ces cadavres moins pâles que lui, saisi d'un vertige étrange, espérant à son tour, comme avait espéré son père, qu'Andrée serait revenue ou aurait été ramenée à la maison, Philippe reprit le chemin de la rue Coq-Héron.
De loin il aperçut à la porte le même groupe qu'il y avait laissé.
Il comprit qu'Andrée n'avait point reparu et s'arrêta.
De son côté, le baron le reconnut.
- Eh bien ? cria-t-il à Philippe.
- Quoi ! ma soeur n'est point revenue ? demanda celui-ci.
- Hélas ! s'écrièrent ensemble le baron, Nicole et La Brie.
- Rien ? aucune nouvelle ? aucun renseignement ? aucun espoir ?
- Rien !
Philippe tomba sur le banc de pierre de l'hôtel ; le baron poussa une sauvage exclamation.
En ce moment même, un fiacre apparut au bout de la rue, s'approcha lourdement, et s'arrêta en face de l'hôtel.
Une tête de femme apparaissait à travers la portière, renversée sur son épaule et comme évanouie. Philippe, réveillé en sursaut à cette vue, bondit de ce côté.
La portière du fiacre s'ouvrit, et un homme en descendit portant Andrée inanimée entre ses bras.
Morte ! morte !... On nous la rapporte, s'écria Philippe en tombant à genoux.
- Morte ! balbutia le baron. Oh ! monsieur, est-elle véritablement morte ?...
- Je ne crois pas, messieurs, répondit tranquillement l'homme qui portait Andrée, et mademoiselle de Taverney, je l'espère, n'est qu'évanouie.
- Oh ! le sorcier, le sorcier ! s'écria le baron.
- M. le comte de Balsamo ! murmura Philippe.
- Moi-même, monsieur le baron, et assez heureux pour avoir reconnu mademoiselle de Taverney dans l'affreuse mêlée.
- Ou cela, monsieur ? demanda Philippe.
- Près du Garde-Meuble.
- Oui, dit Philippe.
Puis, passant tout à coup de l'expression de la joie à une sombre défiance :
- Vous la ramenez bien tard, comte ? dit-il.
- Monsieur, répondit Balsamo sans s'étonner, vous comprendrez facilement mon embarras. J'ignorais l'adresse de mademoiselle votre soeur, et je l'avais fait transporter par mes gens chez madame la marquise de Savigny, l'une de mes amies, qui loge près des écuries du roi. Alors, ce brave garçon que vous voyez et qui m'aidait à soutenir mademoiselle... Venez, Comtois.
Balsamo accompagna ces dernières paroles d'un signe, et un homme à la livrée royale sortit du fiacre.
- Alors, continua Balsamo, ce brave garçon, qui est dans les équipages royaux, a reconnu mademoiselle pour l'avoir conduite un soir de la Muette à votre hôtel. Mademoiselle doit cette heureuse rencontre à sa merveilleuse beauté. Je l'ai fait monter avec moi dans le fiacre, et j'ai l'honneur de vous ramener, avec tout le respect que je lui dois, mademoiselle de Taverney moins souffrante que vous ne le croyez.
Et il acheva en remettant avec les égards les plus respectueux la jeune fille dans les bras de son père et de Nicole.
Le baron sentit pour la première fois une larme au bord de sa paupière, et, tout étonné qu'il dut être intérieurement de cette sensibilité, il laissa franchement couler cette larme sur sa joue ridée. Philippe présenta la seule main qu'il eût libre à Balsamo.
- Monsieur, lui dit-il, vous savez mon adresse, vous savez mon nom. Mettez-moi, je vous prie, en demeure de reconnaître le service que vous venez de nous rendre.
- J'ai accompli un devoir, monsieur, répliqua Balsamo ; ne vous devais-je pas l'hospitalité ?
Et, saluant aussitôt, il fit quelques pas pour s'éloigner, sans vouloir répondre à l'offre que lui faisait le baron d'entrer chez lui.
Mais, se retournant :
- Pardon, dit-il, j'oubliais de vous donner l'adresse précise de madame la marquise de Savigny ; elle a son hôtel rue Saint-Honoré, proche les Feuillants. Je vous dis cela au cas où mademoiselle de Taverney croirait devoir lui rendre une visite.
Il y avait dans ces explications, dans cette précision de détails, dans cette accumulation de preuves, une délicatesse qui toucha profondément Philippe et même le baron.
- Monsieur, dit le baron, ma fille vous doit la vie.
- Je le sais, monsieur, et j'en suis fier et heureux, répondit Balsamo.
Et cette fois, suivi de Comtois, qui refusa la bourse de Philippe, Balsamo remonta en fiacre et disparut.
Presque au même moment, et comme si le départ de Balsamo eût fait cesser l'évanouissement de la jeune fille, Andrée ouvrit les yeux.
Cependant elle resta encore quelques instants muette, étourdie, les regards effarés.
- Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Philippe Dieu ne nous l'aurait-il rendue qu'à moitié, serait-elle devenue folle ?
Andrée sembla comprendre ces paroles et secoua la tête. Cependant, elle continuait de rester muette et comme sous l'empire d'une espèce d'extase.
Elle se tenait debout, et un de ses bras était étendu dans la direction de la rue par laquelle avait disparu Balsamo.
- Allons, allons dit le baron, il est temps que tout cela finisse. Aide ta soeur à rentrer, Philippe.
Le jeune homme soutint Andrée de son bras valide. La jeune fille s'appuya de l'autre côté sur Nicole, et, marchant, mais à la manière d'une personne endormie, elle rentra dans l'hôtel et gagna son pavillon.
Là seulement, la parole lui revint.
- Philippe !... Mon père ! dit-elle.
- Elle nous reconnaît, elle nous reconnaît ! s'écria Philippe.
- Sans doute, je vous reconnais ; mais que s'est-il donc passé, mon Dieu ?
Et Andrée referma ses yeux, cette fois-ci non point pour l'évanouissement, mais pour un sommeil calme et paisible.
Nicole, restée seule avec Andrée, la déshabilla et la mit au lit.
En rentrant chez lui, Philippe trouva un médecin que le prévoyant La Brie avait couru chercher du moment où l'inquiétude avait cessé pour Andrée.
Le docteur examina le bras de Philippe. Il n'était point cassé, mais luxé seulement. Une pression habilement combinée fit rentrer l'épaule dans l'articulation d'où elle était sortie.
Après quoi, Philippe, encore inquiet pour sa soeur, conduisit le médecin près du lit d'Andrée.
Le docteur prit le pouls de la jeune fille, écouta sa respiration et sourit.
- Le sommeil de votre soeur est calme et pur comme celui d'un enfant, dit il. Laissez-la dormir, chevalier, il n'y a rien autre chose à faire.
Quant au baron, suffisamment rassuré sur son fils et sur sa fille, il dormait depuis longtemps.

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