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Chapitre LXXXVII
M. le duc d'Aiguillon

Autant l'on promenait à Paris, et sur la route de Chanteloup de mines grimaçantes et d'yeux rouges, autant à Luciennes on apportait de visages épanouis et de sourires charmants.
C'est qu'à Luciennes, cette fois, trônait, non plus une mortelle, la plus belle et la plus adorable de toutes les mortelles, comme disaient les courtisans et les poètes, mais une véritable divinité qui gouvernait la France.
Aussi, le soir du jour de la disgrâce de M. de Choiseul, la route s'encombra- t-elle des mêmes équipages qui avaient couru le matin derrière le carrosse du ministre exilé ; de plus, on vit tous les partisans du chancelier, de la corruption et de la faveur, ce qui faisait un cortège imposant.
Mais madame Dubarry avait sa police ; Jean savait, à un baron près, le nom de ceux qui avaient été jeter la dernière fleur sur les Choiseul expirés ; il disait ces noms à la comtesse, et ceux-là étaient exclus impitoyablement, tandis que le courage des autres contre l'opinion publique était récompensé par le sourire protecteur et la vue complète de la divinité du jour.
Après la grande file des carrosses et les encombrements généraux, eurent lieu les réceptions particulières. Richelieu, le héros de la journée, héros secret, il est vrai, et modeste surtout, vit passer le tourbillon des visiteurs et des solliciteurs, et occupa le dernier fauteuil du boudoir.
Dieu sait la joie et comme on se félicite ! – les serrements de main, les petits rires étouffés, les trépignements enthousiastes semblaient être devenus le langage habituel des habitants de Luciennes.
- Il faut avouer, dit la comtesse, que le comte de Balsamo ou de Fenix, comme vous voudrez l'appeler, maréchal, est le premier homme de ce temps-ci. Ce serait bien dommage qu'on brûlât encore les sorciers.
- Oui, comtesse, oui, c'est un bien grand homme répondit Richelieu.
- Et un fort bel homme. J'ai un caprice pour cet homme-là, duc.
- Vous allez me rendre jaloux, dit Richelieu en riant, et pressé d'ailleurs de ramener la conversation à un sérieux plus prononcé. Ce serait un terrible ministre de la police que M. le comte de Fenix.
- J'y songeais, répliqua la comtesse. Seulement, il est impossible.
- Pourquoi, comtesse ?
- Parce qu'il rendrait impossibles ses collègues.
- Comment cela ?
- Sachant tout, voyant tous leurs jeux...
Richelieu rougit sous son rouge.
- Comtesse, répliqua-t-il, je voudrais, si j'étais son collègue, qu'il fût perpétuellement dans le mien, et qu'il vous communiquât les cartes : vous y verriez toujours le valet de coeur aux genoux de la dame et aux pieds du roi.
- Il n'y a personne qui ait plus d'esprit que vous, mon cher duc, répliqua la comtesse. Mais parlons un peu de notre ministère... Je croyais que vous aviez dû faire avertir votre neveu ?...
- D'Aiguillon ? Il est arrivé, madame, et dans des conjonctures qu'un augure romain eût jugées les meilleures du monde : son carrosse a croisé celui de M. de Choiseul partant.
- C'est, en effet, d'un augure favorable, dit la comtesse. Donc, il va venir ?
- Madame, j'ai compris que M. d'Aiguillon, s'il était vu à Luciennes par tout le monde et dans un moment comme celui-ci, donnerait lieu à toutes sortes de commentaires ; je l'ai prié de demeurer en bas, au village, jusqu'à ce que je le mande d'après vos ordres.
- Mandez-le donc, maréchal, et tout de suite ; car nous voilà seuls, ou à peu près.
- D'autant plus volontiers que nous nous sommes tout à fait entendus, n'est-ce pas, comtesse ?
- Absolument, oui, duc... Vous préférez... la guerre aux finances, n'est-ce pas ? Ou bien, est-ce la marine que vous désirez ?
- Je préfère la guerre, madame ; c'est là que je pourrai rendre le plus de services.
- C'est juste. Voilà donc le sens dans lequel je parlerai au roi. Vous n'avez pas d'antipathies ?
- Pour qui ?
- Pour ceux de vos collègues que Sa Majesté présentera.
- Je suis l'homme du monde le moins difficile à vivre, comtesse ; mais vous permettez que je fasse appeler mon neveu, puisque vous voulez bien lui accorder la faveur de le recevoir.
Richelieu s'approcha de la fenêtre ; les dernières lueurs du crépuscule éclairaient encore la cour. Il fit signe à un de ses valets de pied, qui guettait cette fenêtre, et qui partit en courant sur son signal.
Cependant on commençait à allumer chez la comtesse.
Dix minutes après le départ du valet, une voiture entra dans la première cour. La comtesse tourna vivement les yeux vers la fenêtre.
Richelieu surprit le mouvement, qui lui parut un excellent pronostic pour les affaires de M. d'Aiguillon, et, par conséquent, pour les siennes.
- Elle goûte l'oncle, se dit-il, elle prend goût au neveu ; nous serons les maîtres ici.
Tandis qu'il se repaissait de ces fumées chimériques, un petit bruit se fit entendre à la porte, et la voix du valet de chambre de confiance annonça le duc d'Aiguillon.
C'était un seigneur fort beau et fort gracieux, d'une mise aussi riche qu'élégante et bien entendue. M. d'Aiguillon avait passé l'âge de la fraîche jeunesse ; mais il était de ces hommes qui, par le regard et la volonté, sont jeunes jusqu'à la vieillesse décrépite.
Les soucis du gouvernement n'avaient pas imprimé une ride sur son front ; ils avaient seulement agrandi le pli naturel qui semble, chez les hommes d'Etat et chez les poètes, l'asile des grandes pensées. Il tenait droite et haute sa belle tête pleine de finesse et de mélancolie, comme s'il savait que la haine de dix millions d'hommes pesait sur cette tête, mais comme si, en même temps, il eût voulu prouver que le poids n'était pas au-dessus de sa force.
M. d'Aiguillon avait les plus belles mains du monde, de ces mains qui semblent blanches et délicates, même dans les flots de la dentelle. On prisait fort en ce temps une jambe bien tournée ; celle du duc était un modèle d'élégance nerveuse et de forme aristocratique. Il y avait en lui de la suavité du poète et de la noblesse du grand seigneur, de la souplesse et du moelleux d'un mousquetaire. Pour la comtesse, c'était un triple idéal : elle trouvait en un seul modèle trois types que d'instinct cette belle sensuelle devait aimer.
Par une singularité remarquable, ou, pour mieux dire, par un enchaînement de circonstances combinées par la savante tactique de M. d'Aiguillon, ces deux héros de l'animadversion publique, la courtisane et le courtisan, ne s'étaient pas encore vus face à face, à la cour, avec tous leurs avantages.
Depuis trois ans, en effet, M. d'Aiguillon s'était fait très occupé en Bretagne ou dans son cabinet ; il avait peu prodigué sa personne à la cour, sachant bien qu'il allait arriver une crise favorable ou défavorable : que, dans le premier cas, mieux fallait offrir à ses administrés les bénéfices de l'inconnu ; dans le second, disparaître sans trop laisser de traces pour pouvoir facilement sortir du gouffre plus tard avec une figure neuve.
Et puis une autre raison dominait tous ces calculs ; celle-ci est du ressort du roman, elle était pourtant la meilleure.
Avant que madame Dubarry fût comtesse et effleurât chaque nuit de ses lèvres la couronne de France, elle avait été une jolie créature souriante et adorée ; elle avait été aimée, bonheur sur lequel elle ne devait plus compter jamais depuis qu'elle était crainte.
Parmi tous les hommes jeunes, riches, puissants et beaux qui avaient fait leur cour à Jeanne Vaubernier, parmi tous les rimeurs qui avaient accolé au bout de deux vers ces mots Lange et ange, M. le duc d'Aiguillon avait autrefois figuré en première ligne ; mais, soit que mademoiselle Lange n'eût pas été aussi facile que ses détracteurs le prétendaient soit qu'enfin, et ceci n'ôtera de mérite ni à l'un ni à l'autre, soit que l'amour subit du roi eût divisé les deux coeurs prêts à s'entendre, M. d'Aiguillon avait rengainé vers, acrostiches, bouquets et parfums ; mademoiselle Lange avait fermé sa porte de la rue des Petits-Champs ; le duc avait tiré vers la Bretagne, étouffant ses soupirs, et mademoiselle Lange avait envoyé tous les siens du côté de Versailles, à M. le baron de Gonesse, c'est-à-dire au roi de France.
Il en résulta que cette disparition subite de d'Aiguillon avait fort peu occupé d'abord madame Dubarry, parce qu'elle avait peur du passé, mais qu'ensuite, voyant l'attitude silencieuse de son ancien adorateur, elle avait été intriguée, puis émerveillée, et que, bien placée pour juger les hommes, elle avait jugé celui-là un véritable homme d'esprit.
C'était beaucoup, cette distinction, pour la comtesse ; mais ce n'était pas tout, et le moment allait venir où peut-être elle jugerait d'Aiguillon un homme de coeur.
Il faut dire que la pauvre mademoiselle Lange avait ses raisons pour craindre le passé. Un mousquetaire, amant jadis heureux, disait-il, était entré un jour jusque dans Versailles pour redemander à mademoiselle Lange un peu de ses faveurs passées, et ces paroles, étouffées bien vite par une hauteur toute royale, n'en avaient pas moins fait jurer l'écho pudique du palais de madame de Maintenon.
On a vu que, dans toute sa conversation avec madame Dubarry, le maréchal n'avait jamais effleuré le chapitre d'une connaissance de son neveu et de mademoiselle Lange. Ce silence, de la part d'un homme aussi habitué que le vieux duc à dire les choses du monde les plus difficiles, avait profondément surpris, et, faut-il le dire, inquiété la comtesse.
Elle attendait donc impatiemment M. d'Aiguillon pour savoir enfin à quoi s'en tenir, et si le maréchal avait été discret ou était ignorant.
Le duc entra.
Respectueux avec aisance et assez sûr de lui pour saluer entre la reine et la femme de cour ordinaire, il subjugua tout d'un coup, par cette nuance délicate, une protection toute disposée à trouver le bien parfait, et le parfait merveilleux.
M. d'Aiguillon prit ensuite la main de son oncle, qui, s'avançant vers la comtesse, lui dit de sa voix pleine de caresses :
- Voici M. le duc d'Aiguillon, madame : ce n'est pas mon neveu, c'est un de vos serviteurs les plus passionnés que j'ai l'honneur de vous présenter.
La comtesse regarda le duc sur ce mot, et elle le regarda comme font les femmes, c'est-à-dire avec des yeux à qui rien n'échappe ; elle ne vit que deux fronts courbés respectueusement, et deux figures qui remontèrent calmes et sereines après le salut.
- Je sais, répondit madame Dubarry, que vous aimez M. le duc, maréchal ; vous êtes mon ami. Je prierai monsieur, par déférence pour son oncle, de l'imiter en tout ce que son oncle fera d'agréable pour moi.
- C'est la conduite que je me suis tracée à l'avance, madame, répondit le duc d'Aiguillon avec une révérence nouvelle.
- Vous avez bien souffert en Bretagne ? dit la comtesse.
- Oui, madame, et je ne suis pas au bout, répondit d'Aiguillon.
- Je crois que si, monsieur ; d'ailleurs, voilà M. de Richelieu qui va vous aider puissamment.
D'Aiguillon regarda Richelieu comme surpris.
- Ah ! fit la comtesse, je vois que le maréchal n'a pas encore eu le temps de causer avec vous ; c'est tout simple, vous arrivez de voyage. Eh bien ! vous devez avoir cent choses à vous dire, je vous laisse, maréchal. Monsieur le duc, vous êtes ici chez vous.
La comtesse, à ces mots, se retira.
Mais elle avait un projet. La comtesse n'alla pas bien loin. Derrière le boudoir, un grand cabinet s'ouvrait où le roi souvent, lorsqu'il venait à Luciennes, aimait à s'asseoir au milieu des chinoiseries de toute espèce. Il préférait ce cabinet au boudoir, parce que, de ce cabinet, on entendait tout ce qui se disait dans la chambre voisine.
Madame Dubarry était donc sûre d'entendre de là toute la conversation du duc et de son neveu ; c'est de là qu'elle allait se former sur ce dernier une opinion irrévocable.
Mais le duc ne fut pas dupe, il connaissait une grande partie des secrets de chaque localité royale ou ministérielle. Ecouter pendant que l'on parlait était un de ses moyens, parler pendant qu'on écoutait était une de ses ruses.
Il résolut donc, tout chaud encore de l'accueil que venait de faire madame Dubarry à d'Aiguillon, il résolut de pousser jusqu'au bout la veine et d'indiquer, à la favorite, sous bénéfice de son absence supposée, tout un plan de petit bonheur secret et de grande puissance compliquée d'intrigues, double appât auquel une jolie femme, et surtout une femme de cour, ne résiste presque jamais.
Il fit asseoir le duc et lui dit :
- Vous voyez, duc, je suis installé ici.
- Oui, monsieur, je le vois.
- J'ai eu le bonheur de gagner la faveur de cette charmante femme qu'on regarde ici comme reine, et qui l'est de fait.
D'Aiguillon s'inclina.
- Je vous dis, duc, poursuivit Richelieu, ce que je n'ai pu vous apprendre comme ça en pleine rue, c'est que madame Dubarry m'a promis un portefeuille.
- Ah ! fit d'Aiguillon, cela vous est bien dû, monsieur.
- Je ne sais pas si cela m'est dû, mais cela m'arrive, un peu tard, il est vrai ; enfin, casé comme je le serai, je vais m'occuper de vous, d'Aiguillon.
- Merci, monsieur le duc ; vous êtes un bon parent, j'en ai eu plus d'une preuve.
- Vous n'avez rien en vue, d'Aiguillon ?
- Absolument rien, sinon de n'être pas dégradé de mon titre de duc et pair, comme le demandent messieurs du parlement.
- Vous avez des soutiens quelque part ?
- Moi ? Pas un.
- Vous fussiez donc tombé sans la circonstance présente ?
- Tout à plat, monsieur le duc.
- Ah çà ! mais, vous parlez comme un philosophe... Que diable, aussi, c'est que je te rudoie, mon pauvre d'Aiguillon, et que je te parle en ministre plutôt qu'en oncle.
- Mon oncle, votre bonté me pénètre de reconnaissance.
- Si je t'ai fait venir de là-bas et si vite, tu comprends bien que c'est pour te faire jouer ici un beau rôle... Voyons, as-tu bien réfléchi parfois à celui qu'a joué pendant dix ans M. de Choiseul ?
- Oui, certes, il était beau.
- Beau ! entendons-nous, beau lorsque avec madame de Pompadour il gouvernait le roi et faisait exiler les jésuites ; triste, fort triste, lorsque s'étant brouillé comme un sot avec madame Dubarry, qui vaut cent Pompadour, il s'est fait mettre à la porte en vingt-quatre heures... Tu ne réponds pas.
- J'écoute, monsieur, et je cherche où vous voulez en venir.
- Tu l'aimes, n'est-ce pas, ce premier rôle de Choiseul ?
- Certainement.
- Eh bien ! mon cher ami, ce rôle, j'ai décidé que je le jouerais.
D'Aiguillon se tourna brusquement vers son oncle.
- Vous parlez sérieusement ? dit-il.
- Mais oui ; pourquoi pas ?
- Vous serez l'amant de madame Dubarry ?
- Ah ! diable ! tu vas trop vite ; cependant je vois que tu m'as compris. Oui, Choiseul était bien heureux, il gouvernait le roi et gouvernait sa maîtresse ; il aimait, dit-on, madame de Pompadour... Au fait, pourquoi pas ?... Eh bien ! non, je ne puis être l'amant aimé, ton froid sourire me le dit bien : tu regardes avec tes jeunes yeux mon front ridé, mes genoux cagneux et ma main sèche, qui fut si belle. Au lieu de dire, en parlant de Choiseul : « Je le jouerai », j'aurais donc dû dire : « Nous le jouerons. »
- Mon oncle !
- Non, je ne puis être aimé d'elle, je le sais ; pourtant je te le dis... et sans crainte, parce qu'elle ne peut le savoir, j'aimerais cette femme par-dessus tout... mais...
D'Aiguillon fronça le sourcil.
- Mais, continua-t-il, j'ai fait un plan superbe ; ce rôle, que mon âge me rend impossible, je le dédoublerai.
- Ah ! ah ! fit d'Aiguillon.
- Quelqu'un des miens, dit Richelieu, aimera madame Dubarry. Parbleu ! la belle affaire... une femme accomplie.
Et Richelieu haussa la voix.
- Ce n'est pas Fronsac, tu comprends : un malheureux dégénéré, un sot, un lâche, un fripon, un croquant... Voyons, duc, sera-ce toi ?
- Moi ? s'écria d'Aiguillon. Etes-vous fou, mon oncle ?
- Fou ! Quoi ! tu n'es pas déjà aux pieds de celui qui te donne ce conseil ! quoi ! tu ne fonds pas de joie, tu ne brûles pas de reconnaissance ! quoi ! à la façon dont elle t'a reçu, tu n'es pas déjà épris... enragé d'amour ?... Allons, allons, s'écria le vieux maréchal, depuis Alcibiade il n'y a eu qu'un Richelieu au monde, il n'y en aura plus... je vois bien cela.
- Mon oncle, répliqua le duc avec une agitation, soit feinte, et en ce cas elle était admirablement jouée, soit réelle, car la proposition était nette, mon oncle, je conçois tout le parti que vous pourriez tirer de la position dont vous me parlez ; vous gouverneriez avec l'autorité de M. de Choiseul, et je serais l'amant qui vous constituerait cette autorité. Oui, le plan est digne de l'homme le plus spirituel de la France ; mais vous n'avez oublié qu'une chose en le faisant.
- Quoi donc ?... s'écria Richelieu avec inquiétude ; n'aimerais-tu pas madame Dubarry ? Est-ce cela ?... Fou ! triple fou ! malheureux ! est-ce cela ?
- Oh ! non, ce n'est pas cela, mon oncle, s'écria d'Aiguillon, comme s'il eût su que pas une de ses paroles ne devait être perdue ; madame Dubarry, que je connais à peine, m'a semblé être la plus belle et la plus charmante des femmes. J'aimerais, au contraire, éperdument madame Dubarry, je l'aimerais trop : ce n'est pas là la question.
- Où est-elle donc, la question ?
- Ici, monsieur le duc : madame Dubarry ne m'aimera jamais, et la première condition d'une alliance pareille, c'est l'amour. Comment voulez- vous qu'au milieu de cette cour brillante, au sein des hommages d'une jeunesse fertile en beautés de tout genre, comment voulez-vous que la belle comtesse aille distinguer précisément celui qui n'a aucun mérite, celui qui déjà n'est plus jeune et que les chagrins accablent, celui qui se cache à tous les yeux, parce qu'il sent que bientôt il va disparaître ? Mon oncle, si j'avais connu madame Dubarry au temps de ma jeunesse et de ma beauté, alors que les femmes aimaient en moi tout ce qu'on aime dans un jeune homme, elle aurait pu me garder à l'état de souvenir. C'est beaucoup ; mais rien, ni passé, ni présent, ni avenir. Mon oncle, il faut renoncer à cette chimère ; seulement, vous m'avez percé le coeur en me la présentant si douce et si dorée.
Pendant cette tirade, débitée avec un feu que Molé eût envié, que Lekain eût jugé digne d'étude, Richelieu se mordait les lèvres en se disant tout bas :
- Est-ce que le drôle a deviné que la comtesse nous écoutait ? Peste ! qu'il est adroit ! C'est un maître. En ce cas, prenons garde.
Il avait raison, Richelieu ; la comtesse écoutait, et chacune des paroles de d'Aiguillon lui était entré bien avant dans le coeur ; elle buvait à longs traits le charme de cet aveu, elle savourait l'exquise délicatesse de celui qui, même avec un confident intime, n'avait pas trahi le secret de la liaison passée, de peur de jeter une ombre sur un portrait encore aimé peut-être.
- Ainsi, tu me refuses ? dit Richelieu.
- Oh ! pour cela, oui, mon oncle ; car, malheureusement, je vois la chose impossible.
- Essaye au moins, malheureux !
- Et comment ?
- Te voici des nôtres...tu verras la comtesse tous les jours : plais-lui, morbleu !
- Avec un but intéressé ?... Non, non !... Si j'avais le malheur de lui plaire, avec cette amère pensée, je m'enfuirais tout au bout du monde, car j'aurais honte de moi-même.
Richelieu se gratta encore le menton.
- La chose est faite, se dit-il, ou d'Aiguillon est un sot.
Tout à coup on entendit un bruit dans les cours, et quelques voix crièrent : « Le roi ! »
- Diable ! s'écria Richelieu, le roi ne doit pas me voir ici, je me sauve.
- Mais moi ? dit le duc.
- Toi, c'est différent, il faut qu'il te voie. Reste... reste... et, pour Dieu, ne jette pas le manche après la cognée.
Cela dit, Richelieu se déroba par le petit escalier, en disant au duc :
- A demain !

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