Le Testament de M. de Chauvelin Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre X
Le jeu du roi.

En entrant chez la comtesse, qu'il comptait gourmander, le roi fut accueilli par un visage de mauvaise humeur, derrière lequel il sentit gronder une colère sourde, toute prête à éclater.
Louis XV était faible. Il craignait les scènes, qu'elles vinssent de ses filles, de ses petits-fils, de ses belles-filles ou de sa maîtresse, et cependant, comme tous les hommes placés entre leur maîtresse et leur famille, il s'exposait sans cesse à en avoir.
Ce jour-là, il voulut prévenir la lutte qui se préparait, en se donnant un auxiliaire.
Aussi, après avoir jeté sur la comtesse ce coup d'oeil qui lui avait suffi pour consulter le baromètre de sa bonne humeur, il arrondit son regard tout autour de lui.
- Où est Chauvelin ? demanda-t-il.
- Monsieur de Chauvelin, sire ? fit la comtesse.
- Oui, monsieur de Chauvelin.
- Mais il me semble, et vous le savez mieux que personne, que ce n'est point à moi qu'il faut demander des nouvelles de M. de Chauvelin, sire.
- Et pourquoi cela ?
- Mais parce qu'il n'est pas de mes amis ; et que n'étant pas de mes amis, il est tout simple que vous le cherchiez ailleurs que chez moi.
- Je lui avais dit de venir m'y attendre, chez vous.
- Eh bien ! il se sera dispensé d'obéir aux ordres du roi, et, ma foi !... il aura aussi bien fait de vous désobéir que de venir, comme il a fait la dernière fois, pour me dire des injures.
- C'est bien, c'est bien, je veux que l'on se raccommode, dit le roi.
- Avec monsieur de Chauvelin ? demanda la comtesse.
- Avec tout le monde, morbleu !
Puis, se retournant vers la soeur de la comtesse, qui faisait semblant d'aligner des magots sur une console :
- Chon, dit-il.
- Sire.
- Venez çà, ma fille.
Chon s'approcha du roi.
- Faites-moi le plaisir, petite soeur, de donner l'ordre qu'on m'aille chercher Chauvelin tout de suite.
Chon s'inclina, et sortit pour obéir au roi.
Madame Du Barry fit un mouvement de tête et tourna le dos à Sa Majesté.
- Eh bien ! qu'y a-t-il là-dedans qui vous contrarie, comtesse ? demanda le roi.
- Oh ! je comprends, répondit celle-ci, que monsieur de Chauvelin jouisse de toute votre faveur, et que vous ne puissiez vous passer de lui ; il est si désireux de vous plaire et respecte tant ceux que vous aimez.
Louis sentit que l'orage s'approchait. Il voulut couper la trombe par un coup de canon.
- Chauvelin, dit-il, n'est pas le seul qui manque au respect dû à moi et à ce qui m'appartient.
- Oh ! je le sais de reste, s'écria madame Du Barry ; vos Parisiens, votre parlement, vos courtisans même, sans compter ceux que je ne veux pas nommer, manquent au roi, et cela à l'envi, à plaisir, à qui mieux mieux.
Le roi regarda l'impertinente jeune femme avec un sentiment qui n'était pas exempt de pitié.
- Savez-vous, comtesse, dit-il, que je ne suis pas immortel, et que vous jouez un jeu à vous faire mettre à la Bastille ou chasser du royaume, dès que j'aurai fermé les yeux ?
- Ah bah ! fit la comtesse.
- Oh ! ne riez pas, c'est comme je vous le dis.
- En vérité, sire, et comment cela ?
- Je vais en deux mots aborder la question.
- J'attends l'abordage, sire.
- Qu'est-ce que cette histoire de la marquise de Rosen, et quelle liberté de mauvais goût avez-vous prise avec la pauvre femme ? oubliez-vous qu'elle a l'honneur d'appartenir à madame la comtesse de Provence ?
- Moi, sire ! Non, certes.
- Eh bien ! répondez-moi, alors. Qu'est-ce que cette punition de petite fille que vous vous êtes permis de lui infliger, à la marquise de Rosen ?
- Moi, sire ?
- Eh oui ! vous, dit le roi impatienté.
- Ah ! par exemple ! s'écria la comtesse, je ne m'attendais pas à être blâmée pour avoir exécuté les ordres de Votre Majesté.
- Mes ordres !
- Certainement. Le roi daigne-t-il se rappeler ce qu'il m'a répondu quand je me suis plainte à lui de l'impolitesse de la marquise ?
- Ma foi ! non. Je ne sais plus, moi.
- Eh bien ! le roi m'a dit : Que voulez-vous, comtesse, la marquise est une enfant à laquelle il faudrait donner le fouet.
- Eh ! morbleu ! ce n'était pas une raison pour le faire, s'écria le roi, rougissant malgré lui, car il se rappelait avoir dit, mot pour mot, les paroles que la marquise venait de lui citer.
- Eh bien ! dit la comtesse, les moindres désirs de Votre Majesté étant des ordres pour sa très haute servante, elle s'est empressée d'exécuter celui-là comme les autres.
Le roi ne put s'empêcher de rire du sérieux imperturbable de la comtesse.
- C'est donc moi qui suis le coupable ? demanda-t-il.
- Sans doute, sire.
- Alors, c'est à moi d'expier la faute.
- Apparemment.
- Soit. En ce cas, comtesse, vous inviterez de ma part la marquise à souper, et vous mettrez sous sa serviette le brevet de colonel, que son mari sollicite depuis six mois et que je ne lui eusse certes pas donné de sitôt sans cette circonstance ; de cette façon l'injure est réparée.
- C'est très bien ! voilà pour l'injure de la marquise. Et maintenant la mienne.
- Comment, la vôtre ?
- Oui, qui la réparera ?
- Quelle injure vous a été faite ? je vous prie.
- Oh ! c'est charmant, faites donc l'étonné.
- Je ne le fais pas, chère amie, je le suis très franchement et très sérieusement.
- Vous venez de chez madame la dauphine, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Alors vous savez très bien le tour qu'elle m'a joué.
- Non, sur ma parole ! dites.
- Eh bien ! hier, mon bijoutier nous rapportait en même temps, à elle une rivière, et à moi un bec de diamants.
- Après ?
- Après ?
- Oui.
- Eh bien ! après ? après avoir pris sa rivière, elle a demandé à voir mon bec.
- Ah ! ah !
- Et comme mon bec avait pour ornement des fleurs de lis, elle a dit :
« - Vous vous trompez, mon cher monsieur Boehmer, ce bec de diamants n'est point pour la comtesse, mais pour moi, et la preuve, c'est que voila les trois fleurs de lis de la France, que depuis la mort de la reine moi seule ai le droit de porter. »
- De sorte que...
- De sorte que le joaillier, intimidé, n'a pas osé résister à l'ordre que lui a donné madame la dauphine de laisser le bec de diamants, et est accouru me dire que mon diadème était resté accroché en route.
- Eh bien ! que voulez-vous que j'y fasse, comtesse ?
- Tiens ! je veux que vous me fassiez rendre mon bec, donc.
- Vous faire rendre votre bec ?
- Sans doute.
- Par la dauphine ? Vous êtes folle, ma chère.
- Comment ! je suis folle ?
- Oui : je vous en donnerai un autre plutôt.
- Ah ! bon ! je n'ai qu'à compter là-dessus.
- Foi de gentilhomme ! je vous le promets.
- Bon ! et je l'aurai dans un an, dans six mois au plus tôt ; comme c'est amusant !
- Madame, ce retard sera votre avertissement.
- Mon avertissement, et à quel endroit ?
- A l'endroit d'être moins ambitieuse à l'avenir.
- Ambitieuse, moi ?
- Sans doute, vous savez bien ce qu'a dit monsieur de Chauvelin l'autre jour.
- Bon, votre Chauvelin, il ne dit que des sottises.
- Mais enfin, qui vous avait autorisé à porter les armes de France ?
- Allons donc, qui m'a autorisée ? vous.
- Moi ?
- Oui, vous ! Le gredin que vous m'avez donné l'autre jour les portait bien sur son collier, pourquoi donc ne les porterais-je pas sur ma tête. Moi, mais je sais d'où vient cela, on me l'a dit.
- Que vous a-t-on dit encore ? voyons.
- Vos projets, parbleu !
- Eh bien ! comtesse, dites-moi mes projets ; parole d'honneur ! cela me ferait plaisir de les savoir.
- Nierez-vous qu'il ne soit question de vous marier avec la princesse de Lamballe, et que monsieur de Chauvelin et toute la clique du dauphin et de la dauphine vous poussent à ce mariage ?
- Madame, répondit sévèrement le roi, je ne nierai point qu'il n'y ait du vrai dans ce que vous dites, et j'ajouterai même que je pourrais plus mal faire ; vous le savez mieux que moi, vous, comtesse, qui m'avez fait sonder sur un autre mariage.
Ce mot ferma la bouche de la comtesse, qui s'assit de mauvaise humeur, à l'autre bout du cabinet, et cassa deux magots.
- Ah ! Chauvelin avait raison, murmura le roi, la couronne est mal aux mains des amours.
Il y eut un moment de bouderie silencieuse, pendant lequel mademoiselle Du Barry rentra.
- Sire, dit-elle, on ne trouve monsieur de Chauvelin nulle part ; on le croit enfermé chez lui, mais j'ai eu beau aller moi-même sonner et solliciter à sa porte, il refuse de répondre.
- Oh ! mon Dieu ! s'écria le roi, lui est-il arrivé quelque accident ? est-il malade ? vite, vite ; que l'on enfonce la porte !
- Oh ! non, sire, il n'est point malade, répondit aigrement la comtesse, car, en quittant le prince de Soubise et mon frère Jean dans le salon de l'Oeil-de- Boeuf, il a annoncé qu'il travaillerait toute la journée à des affaires urgentes, mais qu'il ne manquerait pas de se retrouver ce soir au jeu de Votre Majesté.
Le roi profita de ce retour de la comtesse, qui ouvrait une espèce d'armistice.
- Il écrit sa confession, peut-être, dit-il, pour l'édification de son camaldule.
Puis, se retournant vers la comtesse :
- A propos, comtesse, dit-il, savez-vous que la médecine de Bordeu fait merveille ? Savez-vous que je n'en veux plus d'autre ? Foin du Bonnard et du Lamartinière avec tous leurs régimes ! celui-là me rajeunira, sur ma parole !
- Bah ! sire, dit Chon, qu'a donc Votre Majesté à parler éternellement de vieillesse ? Eh ! mon Dieu ! Votre Majesté n'a-t-elle pas l'âge de tout le monde ?
- Allons, bien ! s'écria le roi, vous voilà comme ce grand bélître de d'Aumont, à qui je me plains l'autre jour de n'avoir plus de dents, et qui me répond en me montrant un râtelier de crocheteur : « Eh ! sire, qui est-ce donc qui a des dents ? »
- Moi, dit la comtesse ; et je vous préviens même que je vous mordrai, et jusqu'au sang, si vous continuez à me sacrifier ainsi à tout le monde.
Et elle revint s'asseoir près du roi, en lui montrant une rangée de perles dans lesquelles il était impossible de voir une menace.
Aussi le roi, bravant la morsure, approcha ses lèvres des belles lèvres rosées de la comtesse, laquelle fit un signe à Chon ; Chon ramassa les morceaux des deux magots.
- Bon ! dit-elle, tout ce qui tombe dans le fossé, c'est pour le soldat !
Et jetant un dernier coup d'oeil sur le roi et la comtesse.
- Décidément, dit-elle tout bas, je crois que Bordeu est un grand homme.
Et elle sortit, laissant sa soeur en voie de raccommodement.
Le soir, à six heures, le jeu du roi commença. Monsieur de Chauvelin avait tenu sa promesse et s'y trouvait un des premiers. La comtesse, de son côté, arriva en grand habit, à cause de la présence de la Dauphine, que l'on savait devoir s'y trouver.
Le marquis et la comtesse se rencontrèrent et se saluèrent de l'air le plus aimable.
- Mon Dieu ! monsieur de Chauvelin, dit la comtesse avec un de ces sourires à deux tranchants que les courtisans aiguisent si bien, comme vous voilà rouge ! on dirait que vous allez avoir une attaque d'apoplexie. Marquis, marquis, voyez Bordeu ; hors de Bordeu, pas de salut.
Puis, se retournant vers le roi avec un de ces sourires à faire damner un pape :
- Demandez plutôt au roi, dit-elle.
Monsieur de Chauvelin s'inclina.
- Je n'y manquerai certes pas, madame.
- Et c'est un devoir de sujet fidèle que vous remplirez ; il faut soigner votre santé, mon cher marquis puisque vous ne devez précéder que de deux mois...
- Je voudrais au contraire que ce fut à moi à vous précéder, dit le roi, car vous seriez sûr de cent ans de vie, Chauvelin. Je ne puis donc que vous renouveler le conseil de la comtesse : prenez, Bordeu, mon ami, prenez Bordeu.
- Sire, quelle que soit l'heure marquée pour ma mort, et Dieu seul connaît l'heure de la mort de chaque homme, j'ai promis au roi de mourir à ses pieds.
- Fi donc ! Chauvelin, il y a des promesses que l'on fait, mais que l'on ne tient pas ; demandez plutôt à ces dames : mais si vous êtes si triste que cela, mon cher ami, c'est nous qui mourrons de chagrin rien qu'à vous regarder. Voyons, Chauvelin, jouons-nous ce soir ?
- Comme Votre Majesté voudra.
- Voulez-vous me gagner une partie d'hombre ?
- Aux ordres du roi.
On se plaça devant les tables.
Monsieur de Chauvelin et le roi se placèrent l'un en face de l'autre, à une table particulière.
- Ah çà ! Chauvelin, attention, dit le roi, soyez prêt à la riposte ; si vous êtes malade, je ne me suis jamais si bien porté, moi. Je veux être d'une gaieté folle ; surtout tenez bien votre argent : j'ai un miroir à payer à Rotiers, et un bec de diamants à Boehmer.
Madame Du Barry se pinça les lèvres.
Mais, au lieu de répondre, le marquis se souleva péniblement sur sa chaise.
- Sire, il fait bien chaud, murmura-t-il.
- C'est vrai, répliqua le roi, qui, au lieu de s'irriter comme eût fait Louis XIV de cette infraction aux lois de l'étiquette, tourna la difficulté en égoïste : oui, Chauvelin, il fait bien chaud, Dieu merci ! car au mois d'avril les soirées sont fraîches.
Le marquis grimaça un sourire et ramassa péniblement les cartes.
Le roi reprit :
- Allons, vous êtes l'hombre, Chauvelin.
- Oui, sire, balbutia le marquis.
Et il inclina la tête.
- Avez-vous beau jeu ? Voyons. Ah ! ventre saint gris ! comme disait mon aïeul Henri IV, que vous êtes maussade ce soir !
Puis, ayant regardé ses cartes :
- Ah ! je crois que, pour cette fois-ci, cher ami, dit le roi, vous êtes flambé.
Le marquis fit un violent effort pour parler, et devint si rouge que le roi s'arrêta tout effrayé.
- Mais qu'avez-vous donc, Chauvelin ? demanda le roi. Voyons, répondez donc.
Monsieur de Chauvelin étendit les mains, laissa échapper ses cartes, poussa un soupir, et tomba la face sur le tapis.
- Mon Dieu ! cria le roi.
- Une apoplexie ! murmurèrent quelques courtisans empressés.
On releva le marquis, mais il ne bougeait plus.
- Otez, ôtez cela, dit le roi avec effroi, ôtez.
En quittant la table avec un tremblement nerveux, il s'accrocha au bras de la comtesse Du Barry, qui l'entraîna chez elle sans qu'il retournât la tête une seule fois du côté de cet ami dont la veille il ne pouvait point se séparer.
Nul, le roi parti, ne songea plus au marquis, privé de sentiment.
Son corps demeura quelques temps renversé sur le fauteuil, car on l'avait soulevé pour voir s'il était mort, et on l'avait laissé retomber en arrière.
Ce cadavre faisait un singulier effet, demeuré seul dans ce salon désert, au milieu des lustres qui ruisselaient de feux, et des fleurs qui épuisaient leurs parfums.
Au bout d'un instant, un homme apparut au seuil du salon solitaire, regarda tout autour de l'appartement, vit le marquis renversé sur son fauteuil, s'approcha de lui, posa sa main sur son coeur, et, d'une voix sèche et nette, au moment même où sept heures sonnaient à la grande horloge :
- Il a passé, dit-il. Belle mort, cordieu ! belle mort ! Cet homme, c'était le docteur Lamartinière.

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