Le Testament de M. de Chauvelin Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XI
La vision

Le matin de ce même jour, le père Delar était arrivé à Grosbois, de bonne heure, avec l'intention de dire la messe à la chapelle, et de ne pas laisser refroidir auprès des anges les bonnes dispositions que le marquis avait montrées la veille. Mais alors madame de Chauvelin lui raconta, les larmes aux yeux, toutes ses craintes pour le salut déjà si compromis du néophyte qui leur avait échappé au premier mot d'amitié que lui avait envoyé le roi.
Elle retint son confesseur à dîner, afin de causer plus longtemps avec lui et de trouver dans ses sages conseils le courage dont elle avait besoin après cette nouvelle déception.
Madame de Chauvelin et le père Delar se promenèrent jusqu'à une heure assez avancée dans le parc, en sortant de table, et se firent apporter des sièges au bord d'une pièce d'eau fort belle, pour y respirer les premières brises du printemps après une journée assez chaude.
- Mon révérend père, disait la marquise, malgré tout ce que votre parole a de rassurant pour moi, ce départ de monsieur de Chauvelin m'inquiète fort. Je sais quelles attaches il a à la vie de la cour ; je sais que le roi a toute puissance, non seulement sur son esprit, mais encore sur son coeur, et la conduite de Sa Majesté est si loin de la régularité... Je pense que ce n'est point un péché, mon père, de parler ainsi. Hélas ! le scandale n'est que trop public !
- Je vous assure, madame, que monsieur le marquis a reçu une impression salutaire ; c'est une première atteinte ; le temps et la Providence feront le reste. J'en parlais ce matin à notre révérend prieur ; il a ordonné des prières dans le couvent ; priez aussi, ma fille, vous, la plus intéressée à cette grande oeuvre ; que vos enfants prient ; prions tous. J'ai offert à cette intention, dans la chapelle du château, le saint sacrifice de la messe, et je le ferai chaque jour.
- Depuis vingt ans que je suis unie à monsieur de Chauvelin, répondit la marquise, je n'ai pas laissé passer une heure sans demander à Dieu de toucher son coeur. Jusqu'ici le Seigneur ne m'a point exaucée. J'ai vécu seule, le plus souvent dans la douleur et dans les larmes, vous le savez mon père. J'ai gémi dans la solitude sur des erreurs que je ne pouvais combattre ; Dieu ne me jugeait pas apparemment assez pure pour me rendre victorieuse. Il me fallait souffrir encore pour acheter cette grâce. Je souffrirai ! La volonté du Tout-Puissant soit faite !
Pendant ce temps, derrière la marquise et le père Delar, le précepteur accompagnait les enfants, et, presque aussi jeune qu'eux, l'abbé n'avait que dix-huit ans, il partageait leurs amusements.
- Mon frère, dit l'aîné, savez-vous quel est maintenant le jeu à la mode à la cour ?
- Oui, sans doute, mon père me l'a dit hier au souper, c'est l'hombre.
- Eh bien ! jouons à l'hombre.
- Impossible ; d'abord, il faut des cartes, et ensuite, nous ne savons pas comment on y joue.
- Il y en a un qui est l'hombre.
- Et l'autre ?
- Dame ! l'autre a peur, je suppose, et alors il perd.
- Mon frère, dit l'aîné, ne parlons pas de cartes, vous savez que notre mère n'aime pas cela, et prétend que les cartes portent malheur.
Au même moment, madame de Chauvelin se levait.
- Ma mère s'en va dans le parc, répondit le cadet en la suivant des yeux, et par conséquent elle ne nous verra pas. D'ailleurs monsieur l'abbé, qui est avec nous, nous en avertirait si c'était mal.
- C'est toujours mal, dit le précepteur, de faire de la peine à sa mère.
- Oh ! mais mon père joue à la cour, répliqua l'enfant avec cette tenace logique qui s'accroche comme toutes les faiblesses à tout appui un peu rassurant. Nous pouvons donc jouer, puisque mon père joue.
L'abbé ne trouva rien à répondre, et l'enfant continua :
- Tiens, voilà ma mère qui dit adieu au père Delar ; elle le reconduit du côté de la grille... il va s'en aller. Attendons : maman, le père Delar une fois parti, rentrera dans son oratoire ; nous rentrerons au château derrière elle, nous demanderons des cartes et nous jouerons.
Les enfants suivirent des yeux leur mère dans l'ombre croissante où elle s'effaçait en s'éloignant.
C'était pendant une de ces charmantes soirées qui précèdent les chaleurs de mai ; les arbres, sans feuilles encore, laissaient pressentir, à leurs bourgeons grossis et cotonneux, un feuillage prochain. Quelques-uns, plus hâtifs, tels que les marronniers et les tilleuls, commençaient à faire éclater leur enveloppe et à lancer au jour le trésor printanier qu'elle enfermait.
L'air était calme et commençait à se peupler de ces éphémères qui naissent avec le printemps et disparaissent avec l'automne. On les voyait se jouer par milliers dans les derniers rayons du soleil couchant, qui faisaient de la rivière un large ruban d'or et de pourpre, tandis qu'à l'orient, c'est-à-dire vers la partie du parc où s'était enfoncée madame de Chauvelin, tous les objets commençaient à se confondre dans cette belle teinte bleuâtre qui n'appartient qu'à certaines époques privilégiées de l'année.
Il y avait un immense calme mêlé à une splendeur infinie dans toute la nature.
Au milieu de ce calme, sept heures sonnèrent à l'horloge du château, et vibrèrent longtemps dans la brise du soir.
Tout à coup la marquise, qui faisait ses adieux au camaldule, poussa un grand cri.
- Qu'y a-t-il ? demanda le révérend père en revenant sur ses pas, et qu'avez-vous, madame la marquise ?
- Moi, rien ! rien ! Oh ! mon Dieu ! Et la marquise pâlit visiblement.
- Mais vous avez crié !... Mais vous avez éprouvé une souffrance quelconque !... Mais dans ce moment même vous pâlissez. Qu'avez-vous ? au nom du ciel ! qu'avez-vous ?
- Impossible. Mes yeux me trompent.
- Que voyez-vous ? dites, dites, madame.
- Non, rien.
Le camaldule insista.
- Rien, rien, vous dis-je, reprit madame de Chauvelin. Rien.
Et sa voix expira sur ses lèvres, et son regard resta fixe, tandis que sa main, blanche comme une main d'ivoire, se levait lentement pour indiquer un objet que le moine ne voyait pas.
- Par grâce, madame, insista le père Delar, dites-moi ce que vous voyez.
- Oh ! je ne vois rien ; non, non, c'est de la folie ! s'écria madame de Chauvelin, et cependant... Oh ! mais regardez donc, regardez donc !
- Où cela ?
- Là, là, voyez-vous ?
- Je ne vois rien.
- Vous ne voyez rien, là, là ?...
- Absolument rien ; mais vous, madame, vous, dites, que voyez-vous ?
- Oh ! je vois, je vois... mais non, c'est impossible.
- Dites.
- Je vois monsieur de Chauvelin en habit de cour, mais pâle et marchant à pas lents ; il a passé là, là.
- Mon Dieu !
- Sans me voir ! comprenez-vous ? et s'il m'a vue, sans me parler ! ce qui est plus étrange encore.
- Et dans ce moment-ci, le voyez-vous toujours ?
- Toujours.
Et le doigt et les yeux de la marquise indiquaient la direction que suivait le marquis, resté invisible aux regards du Père Delar.
- Et où va-t-il ? madame.
- Du côté du château ; il passe là, près du grand chêne, là... il effleure le banc. Tenez, tenez, le voilà qui s'approche des enfants ; il tourne derrière le massif. Il disparaît. Oh ! si les enfants sont toujours où ils étaient, il est impossible qu'ils ne le voient pas.
Au même instant, un cri retentit qui fit tressaillir madame de Chauvelin.
C'étaient les deux enfants qui venaient de pousser ce cri.
Il avait résonné si triste et si lugubre dans l'espace et dans les ténèbres, que la marquise faillit tomber à la renverse.
Le père Delar la retint entre ses bras.
- Entendez-vous ? murmura-t-elle, entendez-vous ?
- Oui, répondit le père Delar, un cri, en effet, a été poussé..
Presque aussitôt la marquise vit, ou plutôt sentit accourir ses deux enfants. Leur course rapide, haletante, sonnait sur le salpêtre des allées.
- Ma mère ! ma mère ! avez-vous vu ? cria l'aîné.
- Ma mère ! ma mère ! avez-vous vu ? cria le plus jeune.
- Oh ! madame, ne les écoutez pas, disait l'abbé, courant derrière eux, s'essoufflant à les atteindre, tant leur course était rapide !
- Eh bien ! mes enfants ; qu'y a-t-il ? demanda madame de Chauvelin.
Mais les deux enfants ne répondirent pas, et seulement se pressèrent contre elle.
- Voyons, dit-elle en les caressant, que s'est-il passé ? parlez.
Les deux enfants se regardèrent.
- Parle, toi, dit l'aîné au plus jeune.
- Non, toi, parle.
- Eh bien ! maman, dit l'aîné, n'est-ce pas que vous l'avez vu comme nous ?
- Entendez-vous ? s'écria la marquise dont les bras se levèrent au ciel ; entendez-vous, mon père ?
Et elle étreignit de ses mains glacées la main frissonnante du camaldule.
- Vu ? qui vu ? demanda celui-ci en frémissant.
- Mais mon père, dit le plus jeune des deux enfants ; ne l'avez-vous pas vu, ma mère ? il venait de votre côté cependant, il a dû passer tout près de vous.
- Oh ! quel bonheur, dit l'aîné en frappant ses mains l'une contre l'autre, voilà papa qui revient.
Madame De Chauvelin se tourna vers l'abbé.
- Madame, dit celui-ci, qui comprit son regard interrogateur, je puis vous assurer que ces messieurs se trompent quand ils prétendent avoir vu monsieur le marquis. J'étais près d'eux, et j'affirme que personne...
- Et moi, monsieur, dit l'aîné, je vous dis que je viens de voir papa comme je vous vois.
- Fi ! monsieur l'abbé, fi ! que c'est laid de mentir ! dit le plus jeune des deux enfants.
- C'est étrange ! fit le père Delar.
La marquise secoua la tête.
- Ils n'ont rien vu, madame, répéta le précepteur ; rien, absolument rien.
- Attendez, fit la marquise.
Puis, s'adressant à ses deux fils, avec ce doux accent maternel qui fait sourire Dieu :
- Mes enfants, dit-elle, vous dites que vous avez vu votre père ?
- Oui, maman, répondirent ensemble les deux enfants.
- Comment était-il habillé ?
- Il avait son habit de cour rouge, son cordon bleu, une veste blanche brodée d'or, une culotte de velours pareille à l'habit, des bas de soie ; des souliers à boucles, et son épée au côté.
Et tandis que l'aîné détaillait le costume de son père, le cadet faisait de la tête des signes d'approbation.
Et pendant que le cadet faisait des signes d'approbation, madame de Chauvelin, d'une main de plus en plus glacée, serrait la main du camaldule. C'était ainsi qu'elle avait vu passer son mari.
- Et n'avait-il rien de particulier, votre père ? dites.
- Il était très pâle, dit l'aîné.
- Oh ! oui, bien pâle, dit le plus jeune, on eût dit un mort.
Tout le monde tressaillit, mère, abbé, confesseur, tant était grande l'expression de terreur que l'on pouvait reconnaître dans les paroles de l'enfant.
- Où allait-il ? demanda enfin la marquise d'une voix qu'elle voulait en vain affermir.
- Du côté du château, dit l'aîné.
- Moi, dit le cadet, en courant je me suis retourné, et je l'ai vu montant le perron.
- Entendez-vous ? entendez-vous ? murmura la mère à l'oreille du moine.
- Oui, madame, j'entends ; mais j'avoue que je ne comprends pas. Comment monsieur de Chauvelin aurait-il passé à pied la grille sans s'arrêter devant vous ? Comment aurait-il passé devant ses fils sans s'arrêter encore ? Comment enfin serait-il entré dans le château sans que personne du service l'ait aperçu, sans qu'il ait demandé personne.
- Vous avez raison, dit l'abbé, et tout cela est frappant de vérité.
- D'ailleurs, continua le père Delar, la preuve peut se faire bien aisément.
- Nous allons y voir, s'écrièrent les deux enfants en s'apprêtant à courir vers le château.
- Et moi aussi, dit l'abbé.
- Et moi aussi, murmura la marquise.
- Madame, répondit le camaldule, vous voilà tout agitée, toute blanche d'épouvante, et quand ce serait monsieur de Chauvelin, j'admets que ce soit lui, y a-t-il donc de quoi s'effrayer ?
- Mon père, dit la marquise en regardant le moine, s'il était venu ainsi, mystérieux et seul, ne trouvez-vous point que l'événement serait bien étrange ?
- Voilà pourquoi nous nous sommes tous trompés, madame. Voilà pourquoi il faut croire que sans doute quelque étranger se sera introduit, un malfaiteur peut-être.
- Mais un malfaiteur, si malfaisant qu'il soit, dit l'abbé, a un corps, et ce corps, vous l'eussiez vu et moi aussi, mon père, tandis que voilà justement ce qu'il y a d'étrange : madame la marquise avec ces messieurs ont vu, et il n'y a que nous qui n'avons pas vu.
- N'importe, reprit le moine, dans l'un ou l'autre cas, il serait peut-être mieux que madame la marquise et ses enfants se retirassent dans l'orangerie, tandis que nous, nous irons au château ; nous appellerons les gens, et nous nous assurerons de ce qui est arrivé. Allez, madame, allez.
La marquise était sans force ; elle obéit machinalement, et se retira dans l'orangerie avec ses deux fils, sans avoir un seul instant perdu de vue les fenêtres du château.
Puis, s'agenouillant :
- Prions toujours, mes fils, dit-elle, car il y a une âme qui me sollicite à prier en ce moment.
Cependant, le moine et l'abbé avaient continué leur route vers le château : mais, arrivés en vue de la grande porte, ils s'étaient arrêtés et avaient ouvert un conseil pour savoir s'il ne fallait pas d'abord aller aux communs et y prendre, afin de faire une perquisition dans les bâtiments, les gens qui à cette heure, étaient réunis et en train de souper.
Cette proposition avait été émise par le prudent camaldule, et l'abbé était tout près de s'y rendre, quand ils virent une petite porte s'ouvrir, Bonbonne apparaître, et le vieil intendant accourir vers eux autant que son grand âge le permettait. Il était pâle, tremblant, faisait de grands gestes et parlait tout seul.
- Qu'y a-t-il ? demanda l'abbé en faisant quelques pas au-devant de lui.
- Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria Bonbonne.
- Que vous est-il arrivé ? continua le camaldule.
- Il m'est arrivé que j'ai eu une vision terrible.
Le moine et l'abbé se regardèrent.
- Une vision ! répéta le moine.
- Allons donc ! c'est impossible, dit l'abbé.
- Cela est, vous dis-je, insista Bonbonne.
- Et quelle est cette vision ? dites.
- Oui. Qu'avez-vous vu ?
- J'ai vu, je ne sais pas encore bien au juste quoi ; mais enfin j'ai vu...
- Expliquez-vous, alors.
- Eh bien ! j'étais dans ma chambre de travail ordinaire, au-dessous du grand cabinet de monsieur le marquis, et communiquant, vous le savez, à ce cabinet par un escalier dérobé. Je feuilletais encore les titres pour m'assurer que nous n'avions rien oublié dans la rédaction du testament, si nécessaire à l'avenir de toute la famille. Sept heures venaient de sonner ; tout à coup j'entends marcher dans cette pièce que j'avais fermée hier derrière monsieur le marquis, et dont j'avais la clef dans ma poche. J'écoute. C'étaient bien des pas. J'écoute encore ; ces pas retentissaient au-dessus de ma tête. Il y avait quelqu'un en haut ! Ce n'est pas le tout, j'entends ouvrir les tiroirs du bureau de monsieur de Chauvelin. J'entends remuer le fauteuil placé devant le bureau, et cela sans précaution, ce qui me semble de plus en plus extraordinaire. Ma première idée est que des voleurs ont pénétré dans le château. Mais ces voleurs sont bien imprudents ou bien sûrs de leur fait. Alors, que faire ? appeler les domestiques ? ils sont dans les communs à l'autre bout de la maison. Pendant que j'irai les chercher, les voleurs auront le temps de fuir. Je prends mon fusil à deux coups. Je monte par le petit escalier qui conduit de chez moi au cabinet de monsieur le marquis. J'arrive sur la pointe du pied. Au fur et à mesure que je gagne les dernières marches, je tends de plus en plus l'oreille. Non seulement j'entends remuer toujours, mais encore gémir, râler, pousser enfin des sons inarticulés qui me pénétraient jusqu'au fond de l'âme : car, il faut bien vous l'avouer, plus j'approchais, plus il me semblait entendre et reconnaître la voix de monsieur le marquis.
- Etrange ! s'écria l'abbé.
- Oui, oui, étrange ! répondit le moine.
- Continuez, Bonbonne, continuez.
- Enfin, reprit l'intendant en se rapprochant de ses deux interlocuteurs comme pour chercher un refuge près d'eux ; enfin je regardai par le trou de la serrure, et je vis une grande lueur dans la chambre, quoiqu'il fît nuit close et que les volets fussent fermés, et fermés par moi-même.
- Après ?
- Le bruit continuait. C'étaient des plaintes comme un râlement de mort. Je n'avais pas une goutte de sang dans les veines. Pourtant, je voulus voir jusqu'au bout. Je fis un effort. Je remis mon oeil à l'observatoire, et je distinguai des cierges allumés autour d'un cercueil.
- Oh ! vous êtes fou, mon cher monsieur Bonbonne, dit le moine en frissonnant malgré lui.
- J'ai vu, j'ai vu, mon père.
- Mais vous aurez mal vu, dit l'abbé.
- Je vous dis, monsieur l'abbé, que j'ai vu la chose comme je vous vois ; je vous dis que je n'ai perdu ni ma présence d'esprit ni mon bon sens.
- Et cependant vous vous êtes enfui épouvanté !
- Pas du tout, au contraire ; je suis resté en priant Dieu et mon patron de me donner la force. Mais, tout à coup, un grand fracas s'est fait entendre, les cierges se sont éteints et on est rentré dans les ténèbres. C'est alors seulement que je suis descendu, que je suis sorti, et que je vous ai aperçus. Maintenant nous sommes réunis. Voici la clef du cabinet. Vous êtes hommes d'église, et par conséquent exempts de terreurs superstitieuses. Voulez-vous venir avec moi ? nous nous assurerons par nous-mêmes de l'état des choses.
- Voyons, dit le camaldule.
- Voyons, répéta l'abbé.
Et tous trois entrèrent au château, non pas par la petite porte qui avait donné sortie à Bonbonne, mais par la grande porte qui avait donné entrée au marquis.
En passant sous le vestibule, devant une grande horloge de famille surmontée des armes des Chauvelin, l'intendant leva la bougie qu'il venait d'allumer.
- Ah ! par exemple, dit-il, voilà qui est singulier ; il faut qu'on ait touché à cette pendule et qu'on l'ait dérangée.
- Pourquoi cela ?
- Parce que, depuis mon enfance, je la vois au château, et depuis mon enfance elle est invariable.
- Eh bien !
- Eh bien ! ne voyez-vous pas qu'elle est arrêtée ?
- A sept heures ! dit le moine.
- A sept heures ! répéta l'abbé.
Et tous deux se regardèrent encore une fois.
- Enfin ! murmura l'abbé.
Le moine dit quelques mots qui ressemblaient à une prière.
Puis ils montèrent l'escalier d'honneur, traversèrent l'appartement du marquis, fermé et désert. Ces immenses pièces, éclairées par la lueur tremblante d'un seul flambeau que portait l'intendant, étaient solennelles et effrayantes.
En arrivant à la porte du cabinet, leurs coeurs battirent vivement : ils s'arrêtèrent et prêtèrent l'oreille.
- Entendez-vous ? demanda l'intendant.
- Parfaitement, dit l'abbé.
- Quoi ? demanda le moine.
- Comment ! vous n'entendez pas cette espèce de râle comme en pousserait une personne à l'agonie ?
- C'est vrai, dirent ensemble les deux compagnons de l'intendant.
- Je ne me trompais donc pas ? reprit celui-ci.
- Donnez-moi la clef, dit le père Delar en faisant le signe de la croix, nous sommes des hommes, d'honnêtes gens, des chrétiens, nous ne devons rien craindre ; entrons.
Il ouvrit la porte, et, quelque confiance que l'homme de Dieu eût en Dieu, sa main tremblait en introduisant la clef dans la serrure ; la porte ouverte, tous trois s'arrêtèrent sur le seuil.
La chambre était vide.
Ils pénétrèrent à pas lents dans l'immense cabinet entouré de livres et de tableaux ; toute chose était à sa place, si ce n'est le portrait du marquis, lequel avait brisé le clou qui le retenait, s'était détaché de la muraille, et gisait à terre, la toile crevée à l'endroit de la tête.
L'abbé montra le portrait à l'intendant et respira.
- Voilà la cause de votre terreur, dit-il.
- Oui, voilà pour le bruit, répondit l'intendant ; mais ces plaintes que nous avons entendues, est-ce le portrait qui les poussait ?
- Le fait est, dit le moine, que nous avons entendu des gémissements.
- Et sur cette table ? s'écria tout à coup Bonbonne.
- Quoi ? qu'y a-t-il sur cette table ? demanda l'abbé.
- Cette bougie à peine éteinte, dit Bonbonne, cette bougie qui fume encore ; et tâtez ce bâton de cire qui n'est pas même refroidi.
- C'est vrai ! dirent les deux témoins de cet incident presque miraculeux.
- Et, continua l'intendant, ce cachet que monsieur le marquis portait à sa montre, et, dont se trouve scellée, sous cachet volant, l'enveloppe adressée à son notaire !
L'abbé se laissa tomber plus mort que vif sur son siège : il n'avait pas la force de s'enfuir.
Le moine restait debout ; et, sans frayeur visible, comme un homme détaché des choses de ce monde, il essayait de pénétrer ce mystère, dont il ignorait la cause, dont il voyait l'effet, mais dont il ne comprenait pas le but.
Pendant ce temps, l'intendant, à qui son dévouement prêtait du courage, tournait l'une après l'autre les pages du testament qu'il avait examiné la veille avec son maître.
Arrivé à la dernière, une sueur froide inonda son front.
- Le testament est signé ! murmura-t-il.
L'abbé bondit sur sa chaise, le moine s'inclina sur la table, l'intendant les regarda tour à tour.
Il y eut entre ces trois hommes un moment de silence terrible, et le plus brave des trois sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.
Enfin, tous trois ramenèrent les yeux sur le testament.
Un codicille y avait été ajouté, dont l'encre était fraîche encore.
Il était conçu en ces termes :

« Ma volonté est que mon corps soit inhumé aux Carmes de la place Maubert, près de mes ancêtres.
Fait au château de Grosbois, le 27 avril 1774, à sept heures du soir.
                    Signé Chauvelin. »

Les deux signatures et le codicille étaient tracés d'une main moins ferme que le corps du testament, mais cependant parfaitement lisibles.
- Un De profundis, messieurs, dit l'intendant, car il est évident que monsieur le marquis est mort.
Les trois hommes s'agenouillèrent pieusement, et récitèrent ensemble la prière funèbre ; puis, après quelques minutes d'un recueillement solennel, ils se relevèrent.
- Mon pauvre maître, dit Bonbonne, il m'avait donné sa parole de revenir ici pour signer ce testament, et il l'a tenue. Dieu ait pitié de son âme !
L'intendant enferma le testament dans l'enveloppe, et, reprenant son flambeau, il engagea d'un signe ses compagnons à sortir.
Puis, tout haut :
- Nous n'avons plus rien à faire ici, dit-il : allons retrouver la veuve et les orphelins.
- Vous n'allez pas donner ce paquet à la marquise, dit l'abbé. Oh ! mon Dieu ! ne faites point une pareille chose, au nom du ciel !
- Soyez tranquille, dit l'intendant, ce paquet ne sortira de mes mains que pour passer dans celles du notaire ; mon maître m'a choisi pour exécuteur testamentaire, puisqu'il a permis que je visse ce que j'ai vu et que j'entendisse ce que j'ai entendu. Je ne me reposerai point que ses dernières volontés ne soient exécutées, puis ensuite j'irai le rejoindre. Des yeux qui ont été témoins de semblables choses doivent se fermer promptement.
Et, tout en parlant ainsi, Bonbonne, sorti le dernier du cabinet, en avait fermé la porte ; tous trois avaient descendu l'escalier, avaient jeté un coup d'oeil timide sur la pendule arrêtée à sept heures, et, franchissant le perron, s'acheminaient vers l'orangerie, où attendaient la marquise et ses deux enfants.
Tous trois priaient encore, la mère à genoux, ses deux fils debout près d'elle.
- Eh bien ! s'écria-t-elle en se relevant avec précipitation à la vue des trois hommes ; eh bien !
- Continuez votre prière, madame, dit le père Delar, vous ne vous étiez pas trompée ; par une faveur spéciale, accordée sans doute à votre piété, Dieu a permis que l'âme de monsieur de Chauvelin vînt nous dire adieu.
- Oh ! mon père, s'écria la marquise en levant les deux mains au ciel, vous voyez bien que je ne me trompais pas !
Et, retombant sur les deux genoux, elle reprit sa prière interrompue, en faisant signe aux enfants d'imiter son exemple.
Deux heures après, un bruit de grelots retentit dans la cour et fit relever la tête de madame de Chauvelin, assise entre les deux lits de ses deux enfants endormis.
Une voix retentit dans les escaliers, qui cria :
- Courrier du roi !
Au même moment un valet de pied entra et remit à la marquise une longue lettre cachetée de noir.
C'était la nouvelle officielle que le marquis était mort à sept heures du soir, d'une attaque d'apoplexie, en faisant la partie du roi.

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1998-2010
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