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Chapitre II
Un pastel de Latour

La maison avait son caractère à elle, emprunté au caractère de celui qui l'habitait.
Nous avons dit que les murs en étaient gris, nous aurions dû dire qu'ils étaient noirs. On entrait par une grande porte trouant le mur, et placée à côté de la maison du concierge : alors on se trouvait dans un jardin sans plates- bandes, battu partout avec des treilles sans raisin, des tonnelles sans ombre, des arbres presque sans feuillage. Si par hasard une fleur poussait dans un coin, c'était une de ces fleurs sauvages presque honteuse de se montrer dans la ville, et qui, ayant pris cet enclos sombre et humide pour un petit désert, y avait poussé par erreur, se croyant plus loin qu'elle n'était en réalité de l'habitation des hommes, et qui était cueillie aussitôt par une charmante enfant rose, aux cheveux blonds et bouclés, qui semblait un chérubin tombé du ciel et perdu dans ce coin de la terre.
De ce jardin, qui pouvait avoir quarante ou cinquante pieds carrés, et qui se terminait par une large bande de pavés attenante à la maison, on passait dans un corridor carrelé.
Sur ce corridor, au fond duquel était un escalier, quatre portes s'ouvraient : d'abord, à gauche, celle de la salle à manger, puis, à droite, celle d'une petite pièce.
Puis, à gauche encore, celle de la cuisine, et, à droite celle du garde-manger et de l'office.
Le rez-de-chaussée, sombre et humide, n'était guère habité qu'à l'heure des repas.
La véritable habitation, celle où nous fûmes introduits, était au premier.
Ce premier se composait du palier, d'un petit salon, d'un grand salon, de la chambre à coucher de madame Waldor, et de la chambre à coucher de madame de Villenave.
Le salon était remarquable par sa forme et son ameublement.
C'était un carré long, ayant à chacun de ses angles une console et un buste.
Un de ces bustes était celui de monsieur de Villenave.
Entre les deux bustes au fond, sur une console faisant face à la cheminée, était la pièce d'art et d'archéologie la plus importante du salon.
C'était l'urne de bronze dans laquelle avait été enfermé le coeur de Bayard ; un petit bas-relief courant, à sa circonférence, montrait le chevalier sans peur et sans reproche baisant la croix de son épée.
Deux grands tableaux venaient ensuite : un d'Holbein, représentant Anne de Boleyn ; l'autre de Claude Lorrain représentant un paysage d'Italie.
Je crois que les deux cadres qui faisaient face à ces tableaux renfermaient, l'un un portrait de madame de Montespan, et l'autre un portrait de madame de Sévigné ou de madame de Grignan.
Un ameublement de velours d'Utrecht offrait aux amis de la maison ses grands canapés à bras blancs et maigres, et aux étrangers ses fauteuils et ses chaises.
Cet étage était tout particulièrement le domaine de madame Waldor, c'est là qu'elle exerçait sa vice-royauté.
Nous disons sa vice-royauté, parce qu'en réalité, malgré l'abandon qui lui avait été fait par son père de ce salon, elle n'en était que la vice-reine. Aussitôt que monsieur de Villenave y entrait, il en reprenait la royauté, et dès lors les rênes de la conversation lui appartenaient.
Monsieur de Villenave avait quelque chose de despotique dans le caractère, qui s'étendait de la famille aux étrangers. On sentait, en entrant chez monsieur de Villenave, qu'on devenait une partie de la propriété de cet homme, qui avait tant vu, tant étudié, qui savait tant enfin. Ce despotisme, tout tempéré qu'il était par la courtoisie du maître de la maison, pesait cependant d'une façon gênante sur l'ensemble de la société. Peut-être monsieur de Villenave présent, la conversation était-elle mieux menée, comme on disait autrefois, mais à coup sûr elle était moins libre, moins amusante, moins spirituelle, que lorsqu'il n'y était pas.
C'était tout le contraire du salon de Nodier. Plus Nodier était chez lui, plus chacun était chez soi.
Heureusement que monsieur de Villenave descendait rarement au salon. Monsieur de Villenave se tenait habituellement chez lui, c'est-à-dire au second étage, et, dans les jours ordinaires, n'apparaissait que pour dîner ; puis quand, après le dîner, il avait causé un instant, quand il avait un peu moralisé avec son fils, un peu grondé avec sa femme, il s'étendait dans son fauteuil, fermait les yeux, se faisait mettre ses papillotes par sa fille, et remontait chez lui.
Ce quart d'heure pendant lequel la dent du peigne lui grattait doucement la tête, était le quart d'heure de béatitude journalière que se permettait monsieur de Villenave.
Mais pourquoi ces papillotes ? demandera le lecteur.
D'abord, peut-être n'était-ce qu'un prétexte pour avoir la tête grattée.
Puis ensuite monsieur de Villenave, nous l'avons dit, était un magnifique vieillard qui avait dû être autrefois un admirable jeune homme, et son visage aux traits fortement accentués trouvait un cadre merveilleux dans ces flots de cheveux blancs qui faisaient ressortir l'éclair puissant de ses grands yeux noirs.
Enfin, il faut l'avouer, quoique savant, monsieur de Villenave était coquet, mais coquet de sa tête, voilà tout.
Le reste lui importait peu. Que son habit fût bleu ou noir, que son pantalon fût large ou étroit, que le bout de sa botte fût rond ou carré, c'était l'affaire de son tailleur, ou de son bottier, ou plutôt de sa fille, qui présidait à tous ces détails.
Pourvu qu'il fût bien coiffé, cela lui suffisait.
Quand sa fille lui avait mis ses papillotes, opération qui s'exécutait invariablement de huit à neuf heures du soir, monsieur de Villenave prenait donc son bougeoir et remontait chez lui.
C'est ce chez lui de monsieur de Villenave, cet at home des Anglais, que nous allons essayer de peindre, sans espoir d'y réussir.
Ce second étage, divisé en infiniment plus de compartiments que le premier, se composait d'abord d'un palier orné de bustes en plâtre, d'une antichambre et de quatre chambres.
Nous ne diviserons pas ces quatre chambres en salon, chambre à coucher, cabinet de travail, cabinet de toilette, etc., etc., etc.
Il s'agissait bien de toutes ces superfluités chez monsieur de Villenave ! non ; il y avait cinq chambres à livres et à cartons, voilà tout.
Ces cinq chambres pouvaient contenir quarante mille volumes et quatre mille cartons.
L'antichambre formait déjà à elle seule une énorme bibliothèque ; elle avait deux ouvertures ; ces deux ouvertures donnaient, celle de droite, dans la chambre à coucher de monsieur de Villenave, laquelle chambre à coucher donnait elle-même, par un couloir longeant l'alcôve, dans un grand cabinet éclairé par des jours de souffrance.
Celle de gauche, dans une grande chambre donnant elle-même dans une chambre plus petite.
Cette grande chambre donnant dans une chambre plus petite avait, non seulement, ainsi que sa voisine, ses quatre faces garnies de corps de bibliothèques tapissés de livres et supportés par des soubassements de cartons, mais encore une construction fort ingénieuse avait été établie au milieu de ces deux chambres, construction pareille aux bornes que l'on met au centre des salons, afin que l'on puisse s'asseoir tout autour. Grâce à cette construction, le milieu de la chambre qui présentait une seconde bibliothèque dans une première, ne laissait plus de libre qu'un intervalle quadrangulaire dans lequel une seule personne pouvait agir librement. Une seconde personne eût gêné la circulation ; aussi était-il très rare que monsieur de Villenave introduisît quelqu'un, fût-ce un ami intime, dans ce sanctum sanctorum.
Quelques privilégiés avaient passé leur tête par la porte, et, à travers la savante poussière qui poudroyait incessamment en atomes lumineux dans les rares rayons de soleil qui pénétraient dans ce tabernacle, ils avaient pu apercevoir les mystères bibliographiques de monsieur de Villenave, comme Claudius, grâce à son déguisement féminin, avait pu, de l'atrium du temple isiaque, surprendre quelques-uns des mystères de la bonne déesse.
C'est là qu'étaient les autographes : le siècle de Louis XIV seul occupait cinq cents cartons.
C'est là qu'étaient les papiers de Louis XVI, la correspondance de Malesherbes, quatre cents autographes de Voltaire, deux cents de Rousseau. C'est là qu'étaient les généalogies de toutes les familles nobles de France, avec leurs alliances et leurs preuves. C'étaient là qu'étaient les dessins de Raphal, de Jules Romain, de Léonard de Vinci, d'André del Sarte, de Lebrun, de Lesueur, de David, de Lethière ; les collections de minéraux, les herbiers rares, les manuscrits uniques.
C'est là enfin qu'était le labeur de cinquante ans, occupés jour par jour d'une seule idée, préoccupés heure par heure d'une seule passion, cette passion à la fois si douce et si ardente du collectionneur, et dans laquelle le collectionneur met son intelligence, sa joie, son bonheur, sa vie.
Ces deux chambres étaient les chambres précieuses. Bien certainement monsieur de Villenave, qui plus d'une fois avait failli donner sa vie pour rien, n'eût pas donné ces deux chambres pour cent mille écus.
Restaient la chambre à coucher et le cabinet noir, situés à la droite de l'antichambre, et s'étendant de façon parallèle aux deux chambres que nous venons de décrire.
La première des deux chambres était la chambre à coucher de monsieur de Villenave, chambre à coucher dans laquelle le lit était bien certainement la chose la moins apparente, enfoncé qu'il était dans une alcôve sur laquelle se refermaient deux portes en boiserie.
C'est dans cette chambre que monsieur de Villenave recevait.
Aussi, à la rigueur, on pouvait y marcher ; aussi, à la rigueur, on pouvait s'y asseoir.
Voici comment on pouvait s'y asseoir, voici dans quel cas on pouvait y marcher.
La vieille bonne, je ne me rappelle plus son nom, annonçait à monsieur de Villenave une visite en entrebâillant la porte de sa chambre.
Cet entrebâillement surprenait toujours monsieur de Villenave au milieu d'un classement, d'une rêverie ou d'un assoupissement.
- Hein ! qu'y a-t-il Françoise ? Supposons qu'elle s'appelât Françoise. Mon Dieu ! ne peut-on pas être un instant tranquille ?
- Dame ! monsieur, répondait Françoise, il faut pourtant que je vienne...
- Voyons, dites vite, que me voulez-vous ? Comment se fait-il que ce soit toujours dans les moments où je suis le plus occupé ?... Enfin !
Et monsieur de Villenave levait ses grands yeux au ciel avec une expression désespérée, croisait ses mains et poussait un soupir de résignation.
Françoise était habituée à la mise en scène ; elle laissait faire à monsieur de Villenave sa pantomime et ses à-parte. Puis, quand il avait fini :
- Monsieur, disait-elle, c'est monsieur un tel qui vient vous faire une petite visite.
- Je n'y suis pas ; allez.
Françoise tirait lentement la porte ; elle connaissait son affaire.
- Attendez, Françoise, reprenait monsieur de Villenave.
- Monsieur ?
Françoise rouvrait la porte.
- Vous dites que c'est monsieur un tel, Françoise ?
- Oui, monsieur.
- Eh bien ! voyons, faites-le entrer, puis, s'il reste trop longtemps, vous viendrez me dire qu'on me demande. Allez, Françoise.
Françoise refermait la porte.
- Ah ! mon Dieu mon Dieu ! est-ce croyable, murmurait monsieur de Villenave ; je ne vais pourtant jamais déranger personne, moi, et il faut toujours qu'on me dérange.
Françoise rouvrait la porte et introduisait le visiteur.
- Ah ! bonjour, mon ami, disait monsieur de Villenave, soyez le bienvenu, entrez, entrez. Comme il y a longtemps qu'on ne vous a vu ! asseyez-vous donc.
- Sur quoi ? demandait le visiteur.
- Mais sur ce que vous voudrez, pardieu !... sur le canapé.
- Volontiers, mais...
Monsieur de Villenave jetait les yeux sur le canapé.
- Ah ! oui, c'est juste ! il est encombré de livres, disait-il. Eh bien ! avancez un fauteuil.
- Ce serait avec plaisir, mais...
Monsieur de Villenave passait la revue de ses fauteuils.
- C'est vrai, disait-il ; mais, que voulez-vous, mon cher ? je ne sais où mettre mes livres. Prenez une chaise.
- Je ne demanderais pas mieux, mais...
- Mais quoi ? vous êtes pressé ?
- Non, mais je ne vois pas plus de chaise vacante que de fauteuil libre.
- C'est incroyable, disait monsieur de Villenave en levant ses deux bras au ciel ; c'est incroyable... ! attendez.
Et il quittait sa place en gémissant, allait enlever avec précaution de dessus une chaise les livres qui la mettaient hors de service, déposait ces livres sur le plancher, où ils ajoutaient une taupinière à vingt ou trente taupinières pareilles qui hérissaient le sol de la chambre, puis, il apportait cette chaise près de son fauteuil, c'est-à-dire à l'angle de la cheminée.
Je viens de dire dans quel cas on pouvait s'asseoir dans cette chambre, je vais dire dans quel cas on pouvait y marcher.
Il arrivait parfois qu'au moment où le visiteur entrait et, après le préambule indispensable que nous venons de dire, s'était assis, il arrivait parfois, dis-je, que, par une double combinaison du hasard, la porte de l'alcôve et la porte du couloir qui conduisait au cabinet situé derrière l'alcôve étaient ouvertes ; alors, par cette double combinaison des deux portes ouvertes en même temps, ce double effet se produisait, que l'on pouvait voir dans l'alcôve un pastel représentant une jeune et jolie femme tenant une lettre à la main, pastel qui se trouvait éclairé par le rayon du jour qui venait de la fenêtre du couloir.
Alors, ou le visiteur n'avait aucune idée d'art, et il était rare que ceux qui venaient chez monsieur de Villenave ne fussent point artistes par quelque point, ou il se levait en s'écriant :
- Ah ! monsieur ! l'adorable pastel !
Et le visiteur faisait un mouvement pour aller de la cheminée à l'alcôve.
- Attendez ! s'écriait monsieur de Villenave, attendez !
En effet, on s'apercevait que deux ou trois taupinières de livres, écroulées les unes sur les autres, faisaient une espèce de contrescarpe à la forme bizarre, qu'il fallait franchir pour arriver à l'alcôve.
Alors monsieur de Villenave se levait, marchait le premier, et, comme un mineur habile fait la tranchée, il ouvrait à travers la ligne topographique un boyau qui permettait d'arriver en face du pastel, qui était lui-même en face de son lit.
Arrivé là, le visiteur répétait :
- Oh ! l'adorable pastel !
- Oui, répondait monsieur de Villenave avec cet air d'ancienne cour que je n'ai connu qu'à lui, et à deux ou trois vieillards élégants comme lui. Oui, c'est un pastel de Latour ; il représente une vieille amie à moi, qui n'est plus jeune, car, autant que je puis me le rappeler, elle était, en 1784, époque où je la connus, mon aînée de cinq à six ans. Depuis 1802, nous ne nous sommes pas revus, ce qui ne nous empêche pas de nous écrire tous les huit jours, et de recevoir nos lettres hebdomadaires avec un égal plaisir ; oui, vous avez raison, le pastel est charmant mais l'original était bien plus charmant encore. Ah !
Et un rayon de jeunesse, doux comme un reflet de soleil, passait sur le visage épanoui du beau vieillard, rajeuni de quarante ans.
Et bien souvent, dans ce second cas, Françoise n'avait pas besoin de venir faire une fausse annonce, car si le visiteur était de bonne compagnie, il laissait au bout de quelques instants monsieur de Villenave tout à la rêverie que venait de faire naître en lui la vue de ce beau pastel de Latour.

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