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Chapitre II
Le serment

Le 1er décembre de l'année 1703, sous le pontificat du pape Clément XI, vers quatre heures du soir, trois jeunes gens, qu'il était facile de reconnaître pour des étudiants appartenant à l'université de Bologne, sortaient de la ville par la porte de Florence, et s'acheminaient vers ce charmant cimetière, qui, à la première vue, présente plutôt l'aspect d'une promenade joyeuse que d'un enclos mortuaire. Tous trois marchaient d'un pas rapide, enveloppés de grands manteaux et regardant derrière eux comme des hommes qui craignent d'être suivis.
L'un d'eux cachait quelque chose sous son manteau, et il était facile de voir que ce qu'il cachait était une paire d'épées.
Arrivés au mur du cimetière, au lieu de continuer leur route jusqu'à l'entrée, les trois jeunes gens firent un à-droite et en longèrent la face méridionale ; puis, arrivés à l'extrémité de ce mur, ils tournèrent brusquement à gauche, et, appuyés à la face orientale, ils trouvèrent trois autres jeunes gens, dont deux assis et un debout : ces trois jeunes gens semblaient les attendre.
En apercevant les derniers venus, les deux jeunes gens assis se levèrent et celui qui était debout se détacha de la muraille. Tous trois s'acheminèrent au devant de ceux qui arrivaient.
Tous trois aussi étaient enveloppés de leurs manteaux, et le bas d'un des manteaux était relevé par la pointe de deux épées.
Quatre des jeunes gens continuèrent leur route jusqu'à ce qu'ils se fussent joints.
Les deux autres restèrent en arrière, chacun de son côté, de façon à ce que, lorsque les quatre étudiants se furent joints et eurent formé un groupe, les deux solitaires se trouvèrent chacun à vingt pas du groupe et, par conséquent, à quarante pas l'un de l'autre.
Les quatre jeunes gens conférèrent un instant de la façon la plus animée, tandis que des deux jeunes gens isolés, et qui paraissaient étrangers à la conférence, l'un trouait la terre humide en pesant sur sa canne, l'autre faisait voler les têtes de chardons avec sa baguette.
Deux ou trois fois la conférence s'interrompit, et à chaque fois le groupe du milieu se sépara pour aller former un double groupe dont les deux jeunes gens isolés devenaient momentanément les personnages principaux.
A chaque fois on put voir ceux-ci faire des signes positifs de refus, ce qui disait qu'ils ne se ralliaient pas à l'avis de leurs compagnons ou n'obtempéraient pas à leurs demandes.
Enfin les négociations traînant en longueur et ne paraissant pas présenter une solution amiable possible, les jeunes gens qui portaient les épées les tirèrent de dessous leurs manteaux et les livrèrent à l'investigation de leurs compagnons.
Les épées furent alors examinées avec le plus grand soin. Il était évident que l'on discutait sur le plus ou moins de gravité qui, pour les blessures, devait résulter de la forme des armes. Enfin, comme on ne put s'entendre sur un choix à faire, on jeta une pièce de monnaie en l'air, fin que le choix des épées fût le résultat du hasard.
Le hasard prononça, les épées non désignées furent laissées à l'écart ; on fit signe aux deux jeunes gens isolés, qui se rapprochèrent, échangèrent de la tête un léger signe de politesse, et jetèrent bas leur habit et leur veste.
Puis l'un planta sa canne en terre, l'autre jeta sa baguette sur ses habits.
Tous deux se rapprochèrent.
Alors un de leurs compagnons leur présenta à chacun une épée par la poignée, croisa les deux pointes et, se retirant en arrière, prononça le mot : « Allez ! »
Tous deux se fendirent à l'instant même, et engagèrent leurs épées jusqu'à la poignée.
Tous deux firent aussitôt un pas de retraite, et se trouvèrent en garde.
Tous deux étaient d'une force à peu près égale, mais d'une force inférieure.
Au bout de quelques secondes, l'épée de l'un deux disparut presque entièrement dans le corps de son adversaire.
- Touché ! dit celui qui avait porté le coup, en faisant un bond en arrière et en abaissant son épée, sans cependant se mettre hors de garde.
- Non, dit l'autre, non.
- Si fait.
Et celui qui avait parlé le dernier regarda la lame de son épée, moite et rougie jusqu'au tiers de la longueur.
- Ce n'est rien, ce n'est rien, dit le blessé en faisant un pas en avant pour se rapprocher de son ennemi.
Mais à ce mouvement un jet de sang s'élança de sa blessure, la main qui tenait l'épée se tendit, l'épée tomba à terre. Le blessé toussa péniblement et voulut cracher, mais il n'en eut pas la force. Seulement une écume de sang rougit ses lèvres.
Deux des jeunes gens étaient élèves en chirurgie.
- Ah ! diable ! firent-ils en voyant ces symptômes qui indiquaient que la blessure était grave.
En effet, presque aussitôt, celui des deux combattants qui avait été frappé inclina la tête sur sa poitrine, oscilla, fit un demi-tour sur lui-même, battant l'air de ses bras, et tomba en poussant un soupir.
Les deux élèves en chirurgie se précipitèrent sur le corps de leur camarade, l'un d'eux ayant déjà ouvert sa trousse et tenant sa lancette pour saigner le blessé.
Mais l'autre, qui avait retroussé la manche, laissa retomber le bras, en disant :
- C'est inutile, il est mort !
A ce mot, celui qui était resté debout pâlit affreusement, comme si lui-même allait mourir.
Il jeta son épée et fit un pas rapide vers le corps de son ennemi ; mais les deux témoins l'arrêtèrent.
- Allons, allons, dit l'un d'eux, c'est un malheur ; mais comme il est irréparable, il ne s'agit pas de se lamenter, mais de gagner la frontière. As-tu de l'argent ?
- Sept ou huit écus peut-être.
Chacun fouilla dans sa poche.
- Tiens, prends, dirent ensemble quatre voix, et sauve-toi sans perdre une minute.
Le jeune homme revêtit sa veste, son habit et son manteau.
Et, après avoir serré la main des uns et embrassé les autres, selon le degré d'intimité où il était avec chacun, il s'élança dans la direction des Apennins, et disparut bientôt au milieu des premières ombres de la nuit.
Les regards des quatre jeunes gens l'avaient suivi jusqu'au moment de sa disparition.
- Maintenant, dit l'un d'eux, et Antonio ?
Tous les yeux se portèrent sur le cadavre.
- Antonio ?
- Oui. Qu'allons-nous en faire ?
- Le rapporter dans la ville, pardieu ! nous ne le laisserons pas là, j'espère !
- Non, sans doute ; mais que dirons-nous ?
- C'est bien simple. Nous dirons que nous nous promenions tous quatre hors des murs, quand tout à coup nous avons aperçu Antonio et Ettore qui se battaient. Nous nous sommes précipités ; mais avant que nous les eussions atteints, Antonio était tombé mort, et Ettore avait pris la fuite. Seulement, nous dirons qu'il s'est enfui vers Modène, au lieu de dire qu'il s'est enfui vers les Apennins ; l'absence d'Ettore nous donnera raison.
- Bien !
Cette version adoptée à l'unanimité, on cacha la seconde paire d'épées dans les broussailles ; on roula le mort dans son manteau, et on le rapporta vers la ville.
A la porte de la ville, les jeunes gens firent la déclaration convenue ; on prit quatre facchini ; on posa Antonio sur une litière, et on le conduisit jusqu'au logement qu'il habitait.
Au reste, la moitié de la douleur était épargnée aux jeunes gens. Antonio était Vénitien, sa famille n'habitait pas Bologne ; une lettre porterait la triste nouvelle, et l'un des jeunes gens, Vénitien, lui-même, et qui connaissait la famille d'Antonio, fut chargé d'écrire cette lettre.
Ce jeune homme était un des trois que nous avons vu sortir par la porte de Florence ; il se nommait Beppo de Scamozza : le second était de Velletri, et se nommait Gaetano Romanoli ; le troisième était celui qui était resté sur le champ de bataille.
Nous avons dit du mort tout ce que nous avions à en dire. Suivons les vivants jusqu'à la petite chambre qu'ils habitaient au troisième étage d'une maison bourgeoise qui faisait commerce de loger les étudiants.
Sept heures du soir sonnaient à l'église Saint-Dominique comme ces deux jeunes gens, jetant leur manteau sur le lit qui leur était commun, s'assirent l'un en face de l'autre aux deux côtés d'une table sur laquelle brûlait une de ces lampes à trois becs qui servent encore de nos jours à l'éclairage des maisons en Italie, et qui, à l'époque où se passait cette histoire, étaient bien autrement communes qu'elles ne le sont aujourd'hui.
Un seul bec brûlait et jetait une lueur douteuse dans la chambre.
Disons un mot de ces deux jeunes gens, sur lesquels va se concentrer l'intérêt des événements que nous racontons.
L'un s'appelait, comme nous l'avons dit, Beppo de Scamozza et était Vénitien ; l'autre, Gaetano Ramonoli et était Romain.
Beppo venait d'atteindre sa vingt deuxième année. C'était le fils naturel d'un grand seigneur, qui lui avait assuré une petite fortune de six ou huit mille livres de revenu en le laissant libre et seul dans la vie.
L'autre, au contraire, appartenait à une famille d'honnêtes marchands, qui, tout en tenant une maison de commerce à Rome, possédaient une villa à Velletri. C'est dans cette villa que Gaetano était né.
La position différente des deux jeunes gens, au milieu du monde où le hasard les avait jetés, avait fort influé sur le moral, et je dirai presque sur le physique de chacun d'eux ; la physionomie modifie le visage ; et qu'est-ce que la physionomie ? l'expression superficielle des sentiments intérieurs. Supposez le même visage à deux enfants au moment de leur naissance, et faites que ces deux enfants entrent dans la vie, l'un par son côté triste, l'autre par son côté joyeux, entourés l'un de malheurs, l'autre de félicités ; et, à vingt-cinq ans, ces deux visages qui avaient autrefois une expression pareille auront aujourd'hui une physionomie bien différente.
Beppo, isolé, sans famille, élevé par des étrangers, était presqu'exilé dans la vie. Dès son enfance il avait mangé du pain au sel amer dont parle Dante ; il était grand, mince, pâle, mélancolique ; ses cheveux qu'il portait longs, comme c'était l'habitude à cette époque, tombaient en boucles noires sur les épaules ; il préférait aux habits élégants, que sa petite fortune lui eût permis de porter, des vêtements de couleurs sombres et sans broderies ; il est vrai que leur coupe rachetait leur simplicité, et que, sous l'étoffe la moins splendide, Beppo de Scamozza sentait son grand seigneur d'une lieue.
Quant à Gaetano Romanoli, c'était un joyeux étudiant de vingt ans, qui apprenait le droit avec l'intention de se faire avocat, afin de laisser à sa soeur Bettina, qu'il adorait, tous les avantages que pouvait lui donner, à l'époque de son établissement, la cession de la maison de commerce paternelle. Elevé dans sa famille, au milieu de tous ces petits soins dont avaient été privées l'enfance et la jeunesse de Beppo, Gaetano avait toujours envisagé l'existence sous son aspect joyeux, et souri à la vie qui lui souriait. C'était un beau jeune homme aux joues bronzées, mais pleines de fraîcheur et de jeunesse, au nez droit, à l'oeil vif, aux dents blanches que découvrait un sourire franc et familier.
Comment ces deux caractères si opposés s'étaient-ils en quelque sorte soudés l'un à l'autre ? Comment l'amitié du mélancolique Beppo et du joyeux Gaetano était-elle devenue proverbiale ? Comment n'avaient-ils qu'une chambre, qu'une table, et, selon la vieille tradition des frères d'armes, qu'un lit ? C'est un de ces mystères d'attraction qui ne s'expliquent que par cette sympathie des contrastes, beaucoup plus commune que l'on ne croit, et qui réunit souvent la force à la faiblesse, la tristesse à la joie, la douceur à la violence.
Les deux jeunes gens restèrent un instant pensifs l'un en face de l'autre.
Mais soulevant le premier la tête :
- A quoi penses-tu ? demanda Beppo.
- Hélas ! répondit Gaetano je pense à une chose terrible : c'est que ce qui vient d'arriver ce soir à ce pauvre Antonio pouvait arriver à l'un de nous, et que nous étions séparés à jamais.
- C'est étrange, dit Beppo, j'avais justement la même pensée.
- Et, continua Gaetano en tendant la main à son ami, que mon plus doux rêve était détruit.
- De quel rêve parles-tu ?
- De cette espérance dont je t'ai entretenu bien des fois, qui doit faire de nous plus que deux amis, qui doit faire de nous deux frères.
- Oh ! oui, dit mélancoliquement Beppo. Bettina !...
- Si tu savais comme elle est jolie, Beppo ! Si tu savais comme elle t'aime...
- Fou ! comment m'aimerait-elle ? elle ne m'a jamais vu.
- Ne t'a-t-elle pas vu par mes yeux ? ne te connaît-elle pas par mes lettres ?
Beppo haussa les épaules.
- Ecoute, dit Gaetano ; je parie une chose.
- Laquelle ?
- Elle ne t'a jamais vu, c'est vrai.
- Eh bien ! après ?
- Eh bien ! je parie que, si le hasard faisait qu'elle te rencontrât, elle te reconnaîtrait.
- Allons donc ! D'ailleurs, à quoi bon faire tous ces beaux projets ? Tu sais bien que ton père ne donnera jamais Bettina qu'à un marchand.
- Tu es bien mieux qu'un marchand, toi ; tu es un gentilhomme.
- Beau gentilhomme, qui porte une barre sur son écusson, dit Beppo, en secouant la tête. Non, mon cher Gaetano, ne faisons, crois-moi, d'autres rêves que ceux qui peuvent s'accomplir.
- Lesquels ?
- Celui de ne jamais nous quitter, d'abord. Oh ! sois tranquille, celui-là ne dérangera rien à ta vie, tant que ton amitié pour moi durera. Je puis te suivre partout ; je n'ai pas de famille ; à peine si j'ai une patrie. Que m'importent les gens avec qui je vis, les lieux que j'habite ? Si tu cesses de m'aimer, si je te deviens à charge, tu me le diras ; alors nos corps seront séparés, puisque nos coeurs ne battront plus ensemble.
- Ah çà ! mais où diable vas-tu chercher toutes les tristesses que tu dis là ? s'écria Gaetano. Ami, une seule chose nous séparera, crois-le bien, si tu penses comme moi.
- Laquelle ?
- La mort !
- Eh bien ! si tu penses comme moi, ami, dit Beppo, la mort même ne nous séparera point.
- Explique-toi.
- Crois-tu que quelque chose de nous survive à nous ?
- La religion nous le promet, le coeur le dit.
- Crois-tu réellement à cette immortalité de l'âme ?
- J'y crois.
- Eh bien ! ami, nous n'avons qu'à nous lier par un serment, par un de ces serments qui engagent l'âme et le corps si l'un de nous deux meurt, le corps seul aura quitté le corps, l'âme restera fidèle à son amitié, car ce qui aime en nous, ce n'est pas le corps, c'est l'âme.
- Crois-tu que ce ne soit pas un sacrilège, ce que tu me proposes ? demanda Gaetano.
- Je ne crois pas qu'on offense Dieu en cherchant à soustraire à la mort le sentiment le plus pur qu'il y ait dans l'homme, l'amitié !
- Eh bien soit ! dit Gaetano en tendant la main à son ami. En ce monde et dans l'autre, Beppo !
- Attends, dit celui-ci.
Il se leva, alla chercher un crucifix suspendu à la tête du lit, et l'apporta sur la table.
Puis il étendit la main sur l'image sainte.
- Par le sang de notre Seigneur ! dit-il, je jure à mon frère Gaetano Romanoli, que si je meurs le premier, en quelque lieu que mon corps tombe, que mon souffle s'éteigne, que ma vie cesse, mon âme reviendra le trouver et lui dira tout ce qu'il est permis de dire de ce grand mystère qu'on appelle la mort. Et ce serment, ajouta Beppo, en levant au ciel un regard plein de croyance et de piété ; ce serment, je le fais dans la conviction qu'il ne blesse en rien les dogmes de la religion catholique, apostolique et romaine, dans laquelle je suis né, et dans laquelle j'espère mourir.
Gaetano étendit la main à son tour sur le crucifix, répétant le même serment, redisant les mêmes paroles.
Au moment même où il prononçait le dernier mot du serment formulé par Beppo, on frappa à la porte.
Les deux jeunes gens s'embrassèrent, puis tous deux ensemble :
- Entrez, dirent-ils.

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