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Chapitre II
Histoire de Don Bernardo de Zuniga

C'était le 25 janvier 1492. Après une lutte de huit Cents ans contre les Espagnols, les Maures venaient de se déclarer vaincus dans la personne d'Al-Shaghyr-Abou-Abdallah, qui, le 6 du mois précédent, c'est-à-dire le jour des Rois, avait remis la ville de Grenade aux mains de ses vainqueurs, Ferdinand et Isabelle.
Les Maures avaient conquis l'Espagne en deux ans, il avait fallu huit siècles pour la leur reprendre.
Le bruit de cette victoire s'était répandu. Par toutes les Espagnes, les cloches sonnaient dans les églises, comme au saint jour de Pâques, quand Notre- Seigneur est ressuscité, et toutes les voix criaient : Vive Ferdinand ! vive Isabelle ! vive Léon ! vive Castille !
Ce n'était pas tout encore, on disait que dans cette année de bénédiction où Dieu avait regardé l'Espagne avec un oeil de père, un grand voyageur s'était présenté aux deux rois, et avait promis de leur donner un monde inconnu qu'il était certain de découvrir en marchant toujours de l'orient en occident.
Mais ceci passait généralement pour une fable, et l'aventurier qui avait pris cet engagement, et que l'on nommait Christophe Colomb, était regardé comme un fou.
Au reste, ces nouvelles, à cette époque de communications difficiles, n'étaient pas encore répandues d'une façon bien positive sur toute la surface de la Péninsule. Au fur et à mesure que, topographiquement, les provinces s'éloignaient des provinces dans lesquelles les Maures avaient concentré leur pouvoir, et que, depuis dix-neuf jours seulement, Ferdinand et Isabelle les avait délivrées, de même qu'au fur et à mesure qu'en s'éloignant d'un centre de lumière les objets rentrent peu à peu dans l'obscurité, peu à peu, les populations doutaient encore de ce grand bonheur qui échéait à toute la chrétienté, et, s'empressant autour de chaque voyageur qui arrivait du théâtre de la guerre, lui demandaient des détails sur ce grand événement.
Une des provinces, non pas les plus éloignées, mais les plus séparées de Grenade, car deux grandes chaînes de montagnes s'étendent entre elle et cette ville, l'Estramadure, l'Estramadure située entre la Nouvelle-Castille et le Portugal, et qui emprunte son nom à sa position extrême sur les sources du Duero, l'Estramadure, enfin, avait un intérêt d'autant plus grand à être renseignée que, déjà délivrée des Maures, dès 1240, par Ferdinand III de Castille, elle appartenait depuis lors à ce royaume dont Isabelle, qui venait de mériter le nom de la Catholique, était héritière.
Aussi une grande foule était-elle rassemblée le jour où s'ouvre cette histoire, c'est-à-dire le 25 janvier 1492, dans la cour du château de Béjar, où venait d'entrer don Bernardo de ­uniga, troisième fils de Pierre ­uniga, comte de Bagnarès et marquis d'Ayamonte, maître de ce château. Or, personne ne pouvait donner de plus fraîches nouvelles des Maures et des chrétiens que don Bernardo de ­uniga, qui, chevalier de l'armée d'Isabelle, avait été fait prisonnier dans une des sorties tentées par le héros des Arabes Mousay-Ebn- Aby'l-Gazan, et ramené blessé dans la ville assiégée, dont les portes ne lui avaient été ouvertes que le jour où les chrétiens y avaient fait leur entrée.
Don Bernardo à l'époque où il nous apparaît, c'est-à-dire au moment où, après une absence de dix ans, il rentre dans le château paternel, monté sur son cheval de bataille et entouré de domestiques, de serviteurs et de vassaux, était un homme de trente-cinq à trente-six ans, maigri par les fatigues et surtout par les blessures, et qui eût été pâle, si son visage, brûlé par le soleil du Midi, n'eut revêtu une teinte bronzée qui semblait faire de lui le compatriote et le frère des hommes qu'il venait de combattre. Cette ressemblance était d'autant plus exacte, qu'enveloppé comme il était dans le grand manteau blanc de l'ordre d'Alcantara, un pan de ce manteau enroulé autour de son visage pour se garantir de la bise des montagnes, rien ne distinguait ce manteau du burnous arabe, si ce n'est la croix verte que les chevaliers de l'ordre saint portaient sur le côté gauche de la poitrine.
Ce cortège, qui entrait avec lui dans la cour du château, l'accompagnait depuis son apparition aux portes de la ville ; avant même qu'on l'eût reconnu, on avait deviné que cet homme à l'oeil sombre, à l'allure héroïque, au manteau moitié religieux, moitié guerrier, venait du théâtre de la guerre. On s'était informé auprès de lui pour avoir des nouvelles. Alors il s'était nommé, avait invité les bonnes gens à le suivre jusque dans la cour du château, et, arrivé là, il venait de mettre pied à terre au milieu des marques d'affection et de respect universelles.
Après avoir jeté la bride de son cheval aux mains d'un écuyer, et lui avoir recommandé ce brave compagnon de ses fatigues, qui, comme son maître, portait plus d'une trace visible de la lutte qu'il venait de soutenir, don Bernardo de ­uniga monta les marches du perron conduisant à l'entrée principale du château ; puis, arrivé à la dernière marche, il se retourna, racontant, pour satisfaire à la curiosité de tous, comment Ferdinand le Catholique, après avoir conquis trente places fortes et autant de villes, avait fini par mettre le siège devant Grenade ; comment, après un siège long et terrible, Grenade s'était rendue le 25 novembre 1491, et comment enfin le roi et la reine y avaient fait leur entrée le 6 du mois de janvier, jour de la Sainte-Epiphanie, laissant pour tout domaine au successeur des rois de Grenade et des califes de Cordoue, une petite dotation dans les Alpujarras.
Ces renseignements donnés à la grande joie des auditeurs, Don Bernardo entra dans le château, suivi seulement de ses serviteurs les plus intimes.
Ce ne fut pas sans une grande émotion que don Bernardo revit, après dix ans l'intérieur de ce château où s'était écoulée son enfance et qu'il retrouvait vide ; son père se tenant à Burgos et, de ses deux frères aînés, l'un étant mort et l'autre à l'armée de Ferdinand.
Don Bernardo parcourait, triste et silencieux, tous les appartements ; on eût dit qu'il y avait au fond de sa pensée une question qu'il n'osait faire, et qui demeurait voilée sous les questions qu'il faisait. Enfin, s'arrêtant devant le portrait d'une petite fille de neuf ou dix ans il demanda avec une certaine hésitation, quel était ce portrait.
Celui à qui s'adressait cette demande, regarda fixement don Bernardo avant d'y répondre.
On eut dit qu'il ne comprenait pas.
- Ce portrait ? demanda-t-il.
- Sans doute, ce portrait ? répéta don Bernardo d'un ton plus impératif.
- Mais, monseigneur, répéta le serviteur, c'est celui de votre cousine Anne de Niébla. Il est impossible que Votre Seigneurie ait oublié cette jeune orpheline qui a été élevée au château et qui était destinée à votre frère aîné.
- Ah ! c'est vrai, dit don Bernardo, et qu'est-elle devenue ?
- Lorsque votre frère aîné mourut, en 1488, monseigneur votre père ordonna qu'Anne de Niébla entrât au couvent de l'Immaculée-Conception, de l'ordre de Calatrava, et qu'elle y prononçât ses voeux, votre second frère étant marié et Votre Seigneurie étant chevalier d'un ordre qui prescrit le célibat.
Don Bernardo poussa un soupir.
- C'est juste, dit-il.
Et il ne fit aucune autre question.
Seulement, comme Anne de Niébla était fort aimée dans le château de Béjar, le serviteur profitant de ce que la conversation était tombée sur la jeune héritière essaya de la continuer.
Mais, au premier mot qu'il dit sur ce sujet, don Bernardo lui imposa silence de façon à lui faire comprendre qu'il avait appris tout ce qu'il désirait savoir.
Au reste, il n'y avait point à se tromper sur les causes qui avaient déterminé le retour de don Bernardo au château et ses pères ; car il prit soin dès le même jour de faire connaître cette cause à tout le monde. Le château de Béjar était situé à deux ou trois lieues d'une source, qu'on appelait la Fontaine-Sainte, et qui devait sans doute à son voisinage du couvent de l'Immaculée-Conception le privilège de faire des miracles.
Cette fontaine surtout était merveilleuse pour la guérison des blessures, et, nous l'avons dit, don Bernardo était encore maigre, pâle et souffrant des blessures qu'il avait reçues au siège de Grenade.
Aussi le lendemain don Bernardo résolut-il de commencer le traitement auquel, dans sa foi religieuse, il espérait devoir une prompte guérison. Le régime était bien simple à suivre ; don Bernardo ferait ce que faisait le plus pauvre paysan qui venait implorer l'assistance de la madone sainte sous l'invocation de laquelle se trouvait la fontaine. Au-dessus de la source s'élevait une petite colline formée d'un seul rocher ; au haut de ce rocher s'élevait une croix. On gravissait le rocher pieds nus, on s'agenouillait devant la croix, on disait dévotement cinq Pater et cinq Ave, on descendait pieds nus toujours, on buvait un verre d'eau et l'on se retirait chez soi.
Les pèlerinages se divisaient en neuvaines ; au bout de la troisième neuvaine, c'est-à-dire à la fin du vingt-septième jour, il était rare que l'on ne fût point guéri.
Le lendemain effectivement, au point du jour, don Bernardo de ­uniga se fit amener son cheval ; et comme, cent fois dans sa jeunesse, il avait fait le voyage de la fontaine, il partit seul pour accomplir son pèlerinage sanitaire.
Arrivé à la source,il mit pied à terre, attacha son cheval à un arbre, se déchaussa, gravit le rocher pieds nus, dit ses cinq Pater et ses cinq Ave, descendit, but un verre d'eau à même la source, remit sa chaussure, remonta à cheval, jeta un regard, religieux sans doute, vers le couvent de l'Immaculée-Conception, qui, à une demi-lieue de là, paraissait à travers les arbres, et revint au château.
Chaque jour don Bernardo recommença le même voyage, et il était visible que l'eau miraculeuse agissait sur son corps, quoique son humeur demeurât triste, solitaire, presque sauvage.
Il épuisa ainsi les trois neuvaines. Pendant les derniers jours de la troisième la santé lui était tout à fait revenue, et il avait déjà annoncé son départ prochain pour l'armée, lorsque, le vingt-septième jour, comme il était agenouillé au pied de la croix, disant son avant-dernier Ave, il vit s'avancer un cortège qui n'était pas sans intérêt pour un homme qui avait si souvent, en disant adieu à la source, jeté les yeux sur le couvent de l'Immaculée Conception.
C'était un cortège composé de religieuses accompagnant une litière découverte portée par des paysans. Sur cette litière était une religieuse que l'on semblait apporter en triomphe à la fontaine ; les religieuses qui accompagnaient la litière et celle qui était couchée dessus étaient scrupuleusement voilées.
Au lieu de descendre comme d'habitude, pour boire à la fontaine, don Bernardo attendit, curieux sans doute de voir ce qui allait se passer.
Sa curiosité était si grande, qu'il oublia de dire son dernier Ave.
Le cortège s'arrêta devant la source, la religieuse couchée sur la litière en descendit, ôta sa chaussure, et, d'un pas chancelant d'abord mais qui se raffermit peu à peu, commença son ascension ; arrivée au pied de la croix que don Bernardo, en se reculant, avait laissée libre, la religieuse s'agenouilla, fit sa prière, se releva, et descendis pour rejoindre ses compagnes.
Ce fut une illusion mais il sembla à don Bernardo qu'au moment de s'agenouiller et en se relevant, la religieuse, à travers son voile, avait un instant arrêté ses yeux sur lui.
De son côté, à l'approche de la sainte fille, don Bernardo avait ressenti une émotion étrange, quelque chose comme un éblouissement avait passé devant ses yeux, et il s'était adossé à un arbre, comme si le rocher mal assuré sur sa base eût tremblé sous lui.
Mais à mesure que la religieuse s'était éloignée de don Bernardo, la force lui était revenue ; alors, pour la suivre plus longtemps des yeux, il s'était penché sur le bord du rocher qui surplombait la source. La religieuse était descendue, s'était approchée de la fontaine, et, se faisant visible pour la seule eau sainte, elle avait écarté son voile, et bu selon la coutume à même la source.
Mais alors était arrivé une chose à laquelle nul n'eût songé et que par conséquent nul n'eût pu prévoir. Le limpide cristal de la fontaine se changea en miroir, et de l'endroit où il était placé, don Bernardo de ­uniga vit l'image de la religieuse aussi distinctement que si elle eût été réfléchie par une glace.
C'était, malgré sa pâleur, un tel miracle de beauté que don Bernardo de ­uniga jeta un cri de surprise et d'admiration, qui retentit assez haut pour faire tressaillir la sainte malade, qui, après avoir à peine trempé ses lèvres dans l'eau, croisa son voile et remonta en litière, non sans tourner une dernière fois la tête du côté de l'imprudent chevalier.
Don Bernardo de ­uniga descendit rapidement les marches du rocher, et s'adressant à l'un des spectateurs de cette scène :
- Sais-tu, lui demanda-t-il, quelle est cette femme qui vient de boire à la fontaine et que l'on transporte au couvent de l'Immaculée-Conception ?
- Oui, répondit l'homme interrogé : c'est une religieuse qui vient de faire une maladie, que chacun croyait mortelle, puisque de fait elle a été morte à ce qu'il paraît pendant plus d'une heure, mais qui, par la vertu de l'eau sainte, a été guérie ; si bien qu'elle fait aujourd'hui sa première sortie pour exécuter son voeu de venir boire elle-même à la fontaine l'eau qu'hier encore on venait y puiser pour elle.
- Et, demanda don Bernardo avec une émotion qui indiquait l'importance qu'il attachait à la question, sais-tu le nom de cette religieuse ?
- Oui, sans doute, monseigneur, elle se nomme Anne de Niébla et est la nièce de Pierre de ­uniga, comte de Bagnarès, marquis d'Ayamonte, dont le fils revenu il y a un mois à peu près de l'armée, a apporté la bonne nouvelle de la prise de Grenade.
- Anne de Niébla ! murmura don Bernardo. Ah ! je l'avais bien reconnue, mais je n'eusse jamais cru qu'elle dût devenir si belle !...

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