Le Lièvre de mon grand-père Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre III


L'aubergiste continua ainsi :
- Disons quelques mots des chiens de mon grand-père, qui vont jouer un si grand rôle dans l'histoire que j'ai l'honneur de vous raconter.
C'étaient d'admirables chiens, de magnifiques bêtes, dont chacune valait son pesant d'or, au manteau d'un noir de jais, au poitrail et au ventre couleur de feu, au poil sec et dur comme celui d'un loup, à la patte longue, mince et sèche ; des chiens qui chassaient un animal, lièvre, daim ou cerf, huit ou dix heures de suite, qui, par un bon temps, ne faisaient jamais un défaut, et qui, quand la voie était fraîche, eussent tenu tous les quatre sur cette table.
Enfin, des merveilles de chiens, comme je vous en souhaiterais, messieurs, si l'on en rencontrait encore comme ceux-là.
Bientôt ils apparurent, et, sans le moins du monde s'embarrasser de l'évêque, de sa compagnie et de sa meute, ils sautèrent du taillis dans le chemin, flairèrent la place où le cerf avait posé ses pieds et s'enfoncèrent dans le taillis opposé en redoublant leurs abois.
- A qui ces houzets ? s'écria monseigneur.
Les gardes se turent comme s'ils ne connaissaient ni les chiens ni le maître.
Par malheur Thomas Pichet était là.
Il pensa que le moment était bon de satisfaire sa rancune contre mon grand père, tout en faisant sa cour à monseigneur.
- A Jérôme Palan, l'apothicaire de Theux, monseigneur, répondit-il.
- Qu'on tue les chiens, dit le prince-évêque, et que l'on garrotte le maître !
L'ordre était précis ; il n'y avait pas deux façons de le comprendre.
- Bon, dit Pichet à ses camarades, chargez-vous du maître, moi, je me charge des chiens.
Quoique cela fit gros coeur aux braves forestiers d'arrêter Jérôme Palan ils préfèrent la mission que leur déférait Thomas Pichet à celle qu'il se réservait à lui-même.
En effet, pas un qui ne sût que mon grand-père garderait une bien autre rancune à celui qui tirerait sur ses chiens qu'à ceux qui l'arrêteraient et qui même tireraient sur lui.
Ils tournèrent donc les talons et s'enfoncèrent dans le taillis à droite, tandis que Thomas Pichet, s'enfonçant dans une haie à gauche, partait à toutes jambes dans la direction qu'avaient suivie les chiens de son ennemi.
Les gardes se consultèrent un instant lorsqu'ils furent hors de la portée de la vue du prince-évêque.
Ils étaient cinq en tout.
Trois qui étaient célibataires.
Deux qui étaient mariés.
Les trois garçons furent d'avis de prévenir mon grand-père au lieu de l'arrêter. Mon grand-père, prévenu, gagnerait au pied, et ils diraient qu'ils ne l'avaient pas vu et que sans doute les chiens s'étaient échappés du chenil et chassaient seuls.
Mais les deux hommes mariés secouèrent la tête.
- Eh bien, quoi ? dirent les autres.
- Que le prince-évêque sache cela, et nous perdons nos places, en supposant même qu'il ne nous arrive pas pis que cela.
- Mieux vaut s'exposer à perdre sa place et même à aller en prison, répondirent les gardes célibataires, que de dénoncer un bon camarade comme Jérôme Palan.
- Nous avons femmes et enfants, objectèrent les hommes mariés.
Il n'y avait rien à répondre à cela. Le salut de la femme et des enfants passe avant celui des étrangers.
Malgré la bonne volonté des trois célibataires, la raison des hommes mariés l'emporta donc.
Mon grand-père, une fois cette résolution prise, ne fut pas difficile à rejoindre, car il avait l'habitude de toujours suivre ses chiens, trouvant, disait-il, plus d'occasions de tirer en agissant de la sorte, qu'en prenant les devants.
Les gardes n'avaient pas fait trois cents pas, qu'ils se trouvèrent nez à nez avec lui, et force leur fut, à leur grand regret, célibataires comme hommes mariés, de l'empoigner, de le désarmer, de le garrotter et de l'entraîner du côté de Liège.
Pendant ce temps, Thomas Pichet courait comme un homme à qui le diable souffle un mauvais conseil.
Lui, tout au contraire de Jérôme Palan, avait résolu de prendre les devants. Guidé par la voix des chiens, il était allé se poster, en conséquence, sur le versant d'un petit monticule surmonté d'un moulin.
C'était une passée bien connue. D'ailleurs, il reconnut sur la terre la trace toute fraîche du cerf ; il n'y avait pas de doute que les chiens ne suivissent le même chemin.
Il s'abaissa derrière une haie.
A la voix rapprochée des chiens, Thomas comprit qu'il était temps. Ils commençaient à malmener le dix-cors, tout dix-cors qu'il était, et il était probable qu'avant une heure ils l'eussent forcé.
Les voix s'approchaient toujours. Jamais, à l'affût d'un gibier quelconque, le coeur n'avait battu à Thomas Pichet comme il lui battait en ce moment.
Les chiens parurent.
Thomas ajusta celui qui tenait la tête, et fit feu.
Du premier coup, il abattit Flambeau.
Du second, Ramette.
Flambeau était le meilleur des chiens de mon grand-père, Ramette était la lice.
Les deux autres étaient deux chiens, Ramoneau et Spiron.
Thomas avait méchamment tué la chienne, de préférence à tous autres, pour que mon grand-père ne pût plus jamais avoir de la même race.
Ce bel exploit consommé, Thomas laissa Flambeau et Ramette gisant sur le sol, et tandis que Ramoneau et Spiron continuaient de chasser le cerf, il regagna sa demeure.
Les autres gardes, comme nous l'avons dit, avaient arrêté mon grand-père et le conduisaient à Liège, où étaient les prisons seigneuriales, et, chemin faisant, ils causaient, non pas comme un prisonnier avec ses gendarmes, mais comme de bons amis qui regagneraient la ville après une promenade dans les bois.
Au reste, mon grand-père semblait complètement oublieux de sa situation personnelle et, chemin faisant, il ne se préoccupait que de ses chiens et du cerf qu'ils chassaient.
- C'était, par ma foi ! un bel animal, disait-il au garde Jonas Deshayes qui marchait à sa gauche, une noble bête et bien faite, je vous le dis, pour tenter un chasseur.
- Oui, mais plût au ciel qu'elle vous eût tenté un autre jour qu'aujourd'hui, monsieur Palan ! répondit Jonas. Comment diable êtes-vous donc venu vous fourrer dans la gueule du loup ? N'avez-vous donc pas entendu nos chiens qui chassaient ?
- Bon ! dit mon grand-père, ils chassaient si mal vos malheureux briquets, que je les ai pris pour des chiens de bergers ralliant un troupeau. Ecoutez, écoutez. A la bonne heure ! voilà ce qui s'appelle chasser !
Et mon grand-père écoutait avec ravissement le bruit de ses chiens, qui menaient le cerf que c'était merveille.
- Voyons, franchement, comment cela s'est-il fait ? demanda le garde de droite, qui se nommait Luc Thévelin.
- Vous voulez le savoir ? demanda mon grand-père.
- Oui, répondirent les gardes, cela nous fera plaisir.
- Eh bien ! voilà les faits. Mes chiens menaient un lièvre ; moi, je l'attendais blotti dans un fossé. Tout à coup je vois venir votre dix-cors ; à cent pas de moi, il entre dans le taillis. Dix minutes après, je l'en vois sortir chassant devant lui à grands coups d'andouillers un pauvre daguet qu'il forçait de se donner à sa place à vos chiens. C'était un vieux rusé, comme vous voyez, que votre dix-cors. Pendant que le daguet allait se faire chasser à sa place, lui allait prendre, la sienne à la reposée. Ma foi ! cela m'a semblé amusant de ne pas laisser jouir ce drôle-là du fruit de sa ruse. J'ai été enlever mes chiens et je les ai mis sur sa piste. Ah ! eux n'ont pas fait fausse voie comme les vôtres. Il est vrai que Flambeau tenait la tête. Sais-tu Thévelin, qu'il y a trois heures qu'ils le chassent ? Tiens, les entends-tu, les entends tu ? Quelle gorge !
- Pardieu ! dit Jonas, c'est connu que ce sont les meilleurs chiens du pays ; mais c'est égal, voilà une affaire qui va vous les manger, monsieur Palan. Mauvaise affaire ! mauvaise affaire !
Mais mon grand-père n'écoutait pas Jonas Deshayes, il écoutait ses chiens.
- Oh ! ils ne le lâcheront que quand il sera forcé. Les entends-tu, Jonas ? les entends-tu, Luc ? Ils sont sur Royaumont. Bravo, Flambeau, bravo Ramette ! bravo, Ramoneau ! bravo, Spiron ! Tayaut ! tayaut !
Et mon grand-père, oubliant qu'il était prisonnier, se frottait les mains en sifflant de toute la vigueur de ses poumons son plus joyeux bien aller.
Dans ce moment-là, on entendit deux coups de fusil.
- Tiens, dit mon grand-père, voilà vos chasseurs qui n'ont pas la patience d'attendre l'hallali et qui envoient du plomb au dix-cors.
Puis, comme on continuait d'entendre aboyer les chiens :
- Ah çà ! dit mon grand-père, quelle est donc la mazette qui vient de tirer et qui a manqué un pareil animal ? Je lui conseille de tirer la première fois sur un éléphant.
Les gardes se regardèrent avec inquiétude, car eux se doutaient d'où venaient les deux coups de fusil.
Tout à coup la figure de mon grand-père changea d'expression et devint soucieuse.
- Luc, Jonas ! s'écria-t-il en s'adressant à ses deux voisins, combien entendez-vous de chiens ?
- Je ne sais, répondirent-ils ensemble.
- Attendez donc, attendez donc, fit-il en les arrêtant, je n'en entends plus que deux, moi, Ramoneau et Spiron. Où est donc Flambeau ? où est donc Ramette ? Oh ! oh !
- Vous les confondez les uns avec les autres, maître Jérôme, dirent les deux gardes.
- Moi ? allons donc ! je connais la voix de mes chiens comme un amoureux celle de ses maîtresses. Mordieu ! je le répète, il n'y a plus sur le cerf que Ramoneau et Spiron. Serait-il arrivé quelque chose aux deux autres ?
- Allons donc ! maître Jérôme, reprit Jonas, que voulez-vous qu'il leur soit arrivé, à vos chiens ? Vous êtes un grand enfant de dire des choses pareilles. Flambeau et Ramette ont mis bas, ou bien ont pris change sur quelque lièvre qui les a emportés avec lui après leur avoir sauté à la vue.
- Mes chiens, dit mon grand-père, ne mettent bas que quand je les rappelle, entends-tu, Jonas ? et ils ne prennent pas change sur un lièvre quand ils chassent un cerf, le lièvre leur sautât-il non seulement à la vue, mais aux yeux. Bien sûr, il leur est arrivé quelque chose, et c'est à Ramette et à Flambeau encore !
Et mon pauvre grand-père, un instant auparavant si joyeux, se sentit tout prêt à pleurer.
De dix en dix pas, il s'arrêtait et écoutait.
Puis, toujours plus désolé :
- Il n'y a plus, vous avez beau dire, que Spiron et Ramoneau ! s'écriait-il. Que sont devenus les autres, que sont-ils devenus ? je vous le demande.
Ses amis les gardes le réconfortaient de leur mieux et essayaient de lui persuader que les deux chiens, ne se sentant plus appuyés, avaient regagné la maison. Mais lui ne se donnait plus même la peine de répondre.
Il se contentait de secouer la tête en disant avec de gros soupirs :
- Je vous dis qu'il leur est arrivé malheur, je vous le dis.
Ce fut ainsi que se fit le trajet de Franchimont à Liège où les gardes de monseigneur le prince-évêque remirent leur prisonnier entre les mains de la maréchaussée.
On jeta mon pauvre grand-père dans une cellule de huit pieds carrés, située dans la partie du palais qui servait de prison.
La porte se referma sur lui avec un grand bruit de verrous ; mais l'horreur de ce gîte lui eût été bien indifférente s'il eût été rassuré sur le sort de Flambeau et de Ramette.

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