Olympe de Clèves Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XV
Les jésuites au spectacle.

Avant de dire à nos lecteurs quel nouvel importun venait déranger le héros et l'héroïne de cette histoire, juste à ce moment délicat où nous les avons conduits, il est indispensable, nous le pensons du moins, de revenir pour quelques instants à des personnages qui, quoique moins importants sans doute, doivent cependant ne pas être abandonnés tout à fait, parties intéressées qu'ils sont à cette action quelque peu romanesque.
Nous voulons parler de la société de Jésus, un peu sacrifiée par nous pendant les trois ou quatre derniers chapitres. Nous voulons parler à nos lecteurs du père Mordon et du père de la Sante, qui nous paraissent des acteurs trop importants pour se voir ainsi rogner leurs rôles.
Nous avons dit que les jésuites allaient au théâtre ; c'est qu'il était permis dans ce temps-là aux abbés et aux prêtres d'aller entendre la littérature et de juger la morale. C'était une idée reçue que le prédicateur pouvait emprunter à l'histrion quelques-uns de ses gestes et de ses moyens de débit. Tout ce qui tourne à la plus grande gloire de Dieu était considéré comme de bonne prise, surtout par la société de Jésus.
Ad majorem Dei gloriam, disait la devise sociale.
Il pouvait donc importer à la plus grande gloire de Dieu que les révérends pères Mordon et de la Sante allassent entendre les hémistiches de ce païen de Voltaire, débités par ces renégats de comédiens.
Nul doute que le père Mordon dans un de ses sermons, et le père de la Sante dans une de ses tragédies sacrées, ne bénéficiassent de quelques parcelles d'or trouvées dans ce fumier. Margaritas in sterquilinio.
Voilà pourquoi Bannière, caché derrière sa colonne avait vu, à l'heure du spectacle, deux jésuites, prenant dévotieusement leur rang, arriver en carrosse à la porte du théâtre.
Nous avons dit qu'à cette vue Bannière avait été saisi d'une telle frayeur qu'il s'était à l'instant même réfugié dans le couloir du théâtre. Cette frayeur avait été si grande, qu'il ne s'était donné que le temps d'apercevoir le bout de la robe et la pointe du chapeau. Ces deux fractions du vêtement des révérends pères avaient suffi à lui faire quitter son poste avec la précipitation que nous avons dite.
C'eût été autre chose, on le comprend, s'il eût pu deviner quels étaient les personnages importants que vêtissaient ces robes, que coiffaient ces chapeaux.
Quant aux bons pères, ils n'avaient pas même vu le pan de la robe et le bout du chapeau de Bannière, et, si sûrs que nous soyons de leur pénétration, nous osons dire que, les eussent-ils vus, ils eussent été bien loin de deviner que, parmi les trois cents jeunes gens soumis à leur ordre, celui qui fuyait si lestement devant eux était le prisonnier de la chambre des méditations.
Les bons pères entrèrent donc sans songer le moins du monde à Bannière, et prirent possession d'une petite loge grillée, batterie d'où ils pouvaient tirer à boulets rouges sur Voltaire et faire leur butin en toute tranquillité, ce qui présentait un double profit à la religion.
Le père de la Sante surtout, qui, la veille, avait confessé Champmeslé, le père de la Sante se promettait un certain plaisir à voir son pénitent dans l'exercice de ses faiblesses et dans l'action de son péché, et le confesseur ayant été indulgent, le critique menaçait de ne pas l'être.
Ce fut au moment où, sous ses gros sourcils gris, ses yeux commençaient à briller d'une hostilité, qui, chez cet excellent homme, avait encore un côté bienveillant, que l'orateur de la troupe vint troubler son plaisir en annonçant l'indisposition de Champmeslé et les offres de bon vouloir d'un remplaçant.
Les bons pères grommelèrent un peu, mais il leur fallut, comme à tout le monde, prendre cet accident en patience, et, animés par la représentation des deux premiers actes, pendant lesquels on parle fort d'Hérode, mais pendant lesquels Hérode ne paraît pas, ils avaient presque oublié cette substitution, lorsque le roi syrien fit son entrée au troisième acte.
Cette entrée, que nous avons décrite en son endroit, impressionna les deux révérends pères, comme elle avait fait du reste des spectateurs ; mais au bout de quelques secondes, de singulières susceptibilités commencèrent à s'éveiller dans l'esprit de chacun d'eux.
Cette voix, cette démarche, ce qu'on voyait de ce visage la barbe et la perruque, qu'on se le rappelle, en cachaient une grande partie, tout cela disons-nous, rappelait à la mémoire des deux jésuites un individu de leur connaissance, mais d'une façon si vague, d'une manière si incertaine, tant il y avait loin de l'Hérode couvert de soie et de velours au Bannière vêtu de sa robe noire et coiffé de son tricorne, que tous deux épuisèrent le cercle de leurs connaissances sans s'arrêter à Bannière ; puis, tout à coup, par un geste, par une intonation, par une habitude familière, le débutant se dénonça à chacun d'eux, de sorte que chacun d'eux se dit instantanément, mais tout bas encore, car ni l'un ni l'autre n'osait mettre au jour une idée si saugrenue : C'est Bannière !
Il en résulta que quelques secondes après que cette lueur s'était faite dans leur esprit, Hérode ayant, par une intonation juste et un élan passionné, conquis les suffrages du parterre et suscité une tempête de bravos, le père de la Sante, qui, emporté par sa nature d'artiste, s'était laissé aller à faire sa partie dans ce concert si doux à l'oreille d'un comédien, s'écria :
- Ce gaillard-là jouait trop bien Isaac pour ne pas arriver à faire un jour un bon Hérode !
Cette exclamation répondait si bien à la pensée qui se formulait tout bas dans l'esprit du père Mordon, qu'il arrêta son oeil flamboyant sur de la Sante, et, lui saisissant le poignet :
- N'est-ce pas que c'est lui ? dit-il.
- J'avoue, répondit le tragique latin, que si vous voulez parler d'une ressemblance...
- Inouïe, n'est-ce pas ?
- Fabuleuse.
- Entre ce comédien et le petit Bannière...
- Entre ce comédien et le petit Bannière, oui.
- Ainsi vous trouvez comme moi ?...
- C'est à dire que j'en jurerais, si...
- C'est comme moi, si je n'étais arrêté par un doute.
- Lequel ?
- C'est que j'ai enfermé Bannière dans la salle des méditations.
- Vous-même ?
- Moi-même.
- Eh bien ?
- Eh bien ! dit en souriant Mordon, vous savez, mon frère, que cette salle ferme avec d'excellents verrous.
- C'est une raison, murmura le père de la Sante, mais cependant...
- Cependant ?
- C'est si bien sa voix, son pas, son geste, surtout pour moi qui ai fait répéter le drôle...
- Faites-moi un plaisir, mon frère.
- A vos ordres, mon révérend.
- Allez jusqu'au noviciat et informez-vous.
Le père de la Sante fit la grimace. Se déranger dans sa douce occupation était peu attrayant. Aussi sa conviction qu'Hérode et Bannière ne faisaient qu'un seul homme parut-elle tout à coup fortement ébranlée.
- Plus je regarde, mon révérend, dit-il, plus je crois que nous avons fait erreur. Voyez donc l'homme qui joue là-bas.
- Je le vois, dit le père Mordon.
- Eh bien ! celui qui joue là-bas, à mon avis, est un comédien consommé, tandis que le petit Bannière n'avait jamais monté sur les planches.
- Excepté sous votre direction.
- Oh ! une tragédie de collège ne peut suffire à faire une éducation dramatique.
- C'est vrai ; mais cependant...
- Regardez, révérend : celui que nous voyons a du geste, de la majesté, de l'éloquence mimique, et le petit Bannière ne pouvait avoir tout cela.
- Hum ! fit le père Mordon, la vocation donne aux uns ce que l'usage ne donne pas toujours aux autres.
- D'accord, d'accord ; mais voyez comme les yeux de cet acteur dévorent Mariamne ! voyez comme Mariamne est languissante et douce en regardant cet Hérode qu'elle doit détester ! Je puis vous assurer, moi qui confesse bon nombre d'amoureux, que ces yeux-là se connaissent de longue date.
- Eh bien, demanda le père Mordon, pourquoi Bannière, qui est si perverti, ne connaîtrait-il pas cette comédienne depuis longtemps ?
- Parce que s'il la connaissait, je le saurais, dit le père de la Sante.
- Vous le sauriez ?
- Sans doute, puisque je suis son directeur.
- Ce mot termina le débat et laissa au tragique latin le droit de contempler à son loisir la tragédie française. Après un Ah ! qui n'avait presque plus rien de dubitatif, le père Mordon se reprit aussi au spectacle, mais avec des hésitations d'autant plus franches qu'il n'avait aucun motif de les cacher.
Ces hésitations durèrent tout le temps que dura le spectacle.
Le rideau baissé, les deux jésuites regagnèrent en toute hâte le noviciat.
Tout était calme autour de la maison ; rien n'annonçait l'espèce de remue- ménage que cause toujours chez les surveillants une évasion ou un scandale découvert.
Cependant toutes ces apparences ne rassuraient que médiocrement le père Mordon, toujours préoccupé de cette idée que Bannière et Hérode ne faisaient qu'un seul homme. Aussi, à peine fut-il dans le vestibule, qu'il voulut en avoir le coeur net.
- A-t-on porté à souper au novice en méditations ? demanda-t-il.
- Mais, mon père, répondit celui auquel il s'adressait, Votre Révérence ne l'avait point ordonné.
- C'est vrai. Il y a quelqu'un au corridor ?
- Le gardien, comme à l'ordinaire.
- Une lanterne, et qu'on me conduise.
Les servants obéirent.
A l'aspect des verrous si bien tirés, à la vue de la serrure et de la porte si parfaitement intactes, Mordon sourit et de la Sante se frotta les mains.
- Nous nous sommes trompés, dit ce dernier ; induxit nos diabolus in errorem
- Quand on s'évade, répondit Mordon moins facile à rassurer, c'est rarement par la porte.
- Mais, fit le père de la Sante, il n'y a pas de fenêtres à la salle des méditations.
- Fingit diabolus fenestras ad libitum, répliqua Mordon.
- Bannière ? fit le père de la Sante, Bannière ? Bannière ?
Et à chaque fois qu'il appelait le jeune homme, il haussait la voix d'un ton.
Mais Bannière ne pouvait répondre.
Les deux jésuites se regardèrent d'un air qui voulait dire :
- Oh ! oh ! Hérode et Bannière seraient-ils donc décidément le même homme ?
Cette hésitation voulait être fixée. Sur un ordre du père Mordon, la porte fut ouverte.
Alors le triste spectacle de la fenêtre défoncée, de la tapisserie déchirée, des inscriptions lacérées et décousues vint frapper les regards du père Mordon et du père de la Sante.
- C'était bien lui que nous avons vu jouer Hérode, dit-il avec un soupir de rage. Je m'en doutais, non seulement en l'entendant débiter son rôle, mais en l'entendant souffler le rôle des autres. Le misérable avait avoué en remettant la brochure qu'il savait toute la pièce par coeur.
- Mea culpa, mea culpa, répétait le père de la Sante en se frappant la poitrine.
- Encore un drôle, reprit le père Mordon, qui voudrait nous échapper comme nous est échappé cet Arouet maudit.
- Oh ! quant à cela, répondit le père de la Sante, ne craignez rien. Le drôle.... drôle en effet... ; le drôle n'a qu'une ressource : il faut qu'il rentre au terrier, lapin ou renard. Eh bien ! pour lui apprendre à faire de pareilles escapades, enlevez-lui sa corde : il sera bien sot, car il compte remonter sans doute par où il a descendu. Coupez ces lambeaux flottants, et le fugitif sera contraint de venir heurter à la porte, l'oreille basse et la mine contrite.
- Lui retirer sa corde ! s'écria Mordon vivement. Ah ! vous êtes fou ! plutôt que de la lui retirer, je lui ferais tendre une échelle de soie, et à rampes, si j'en pouvais trouver. Rentrera-t-il seulement ?
- Et que voulez-vous qu'il devienne ? demanda le père de la Sante, véritablement effrayé à cette idée qui se présentait à lui pour la première fois que Bannière avait pris sa volée pour toujours.
- Je ne sais ce qu'il pourrait devenir, dit le père Mordon, mais ce que je sais, c'est qu'il devrait être rentré déjà.
- Peut-être voit-il notre lumière, fit le père de la Sante, et est-ce cela qui l'effraie.
- Oui, c'est encore possible, et cependant... N'importe, soufflez la lanterne.
On souffla la lanterne, et l'on attendit un quart d'heure à peu près sans que le père Mordon répondît un seul mot aux impatiences de son compagnon.
Puis, au bout d'un quart d'heure :
- C'est bien, dit le père Mordon, il ne rentrera plus à cette heure ; s'il y a une chance, c'est qu'il ait employé le temps que nous avons passé à l'attendre, à quitter ses habits profanes et à reprendre ses habits de jésuite. Voulez-vous aller au théâtre, de la Sante ?
- Moi ? dit le père ; cela me paraît difficile.
- En quoi ?
- En ce que l'on me reconnaîtra et qu'on le préviendra.
- Vous avez raison. Envoyez les deux servants ; seulement, qu'ils ne perdent pas une minute.
Les deux pères sortirent de la chambre des méditations et trouvèrent les deux servants à l'entrée du corridor.
- Allez vite au théâtre, leur dit Mordon ; informez-vous si le jésuite qui est entré par le couloir des acteurs est ou n'est pas sorti. S'il est sorti, revenez ; s'il n'est pas sorti, embusquez-vous dans le couloir, et quand il passera, saisissez-le et amenez-le ici, bâillonné, s'il le faut, mais amenez-le.
Le père Mordon prononça ces paroles avec l'incisive brièveté d'un juge qui prononce une sentence, et qui veut que cette sentence soit exécutée, sans retard comme sans changement.
Aussi, à cet ordre précis, les deux servants s'élancèrent, et tout courants gagnèrent le théâtre.
Ils arrivèrent comme s'éteignaient les derniers feux, et ayant appris du concierge qu'il n'avait pas vu sortir le novice qui était entré, ils s'embusquèrent dans le couloir par où d'ordinaire s'écoulaient un à un les acteurs, et là, cachés dans l'ombre, ils guettèrent leur proie.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente