Olympe de Clèves Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XVI
Une âme qui se sauve pour une âme qui se perd.

Mais il est écrit là-haut, au livre des petites causes et des grands effets, que cette journée verrait naître autant d'événements burlesques ou tragiques qu'elle compterait d'heures.
Pendant le dernier acte de la représentation, dans ce moment précis où la toile venait de tomber, et où l'on s'empressait autour du débutant pour le féliciter, un homme sombre, pâle et en désordre, s'était engagé dans le couloir encore solitaire, avait gravi lentement les degrés raboteux de l'escalier, et, sans regarder ni à droite ni à gauche, ni devant ni derrière lui, guidé par l'instinct machinal qui fait que la nature accomplit presque en dehors de la participation de l'âme la chose qu'elle a l'habitude d'accomplir, était arrivé au corridor sur lequel s'ouvraient les loges des acteurs.
Cet homme, c'était Champmeslé, las, abattu, écrasé par une course insensée dans les rues les plus noires et les plus désertes d'Avignon ; Champmeslé, qui avait monté et descendu dans la soirée plus de deux mille marches peut- être, et qui, à bout de rêves, de terreurs et d'oraisons et surtout à bout de forces, avait pris le parti de rentrer, pour savoir d'abord ce qui s'était passé, ensuite pour demander pardon à ses camarades du tort qu'il leur avait fait en les forçant de manquer la recette ; puis enfin pour dormir, ce pardon obtenu, et trouver au réveil, avec la fraîcheur des idées, une inspiration émanée de Dieu.
Il est vrai qu'au loin, du côté de la scène, Champmeslé entendait des rumeurs et des bravos ; mais ces bruits venant jusqu'à lui n'avaient point un caractère bien décidé, et pouvaient aussi bien, à cette distance, passer pour des murmures et des lamentations que pour des applaudissements.
Champmeslé continua donc son chemin vers sa loge.
Ce fut avec les sentiments que nous venons de dépeindre qu'il entra dans cette loge, tabernacle de ses iniquités, disposé plus que jamais à faire pénitence.
Mais à peine y fut-il entré que le premier objet qu'il aperçut, placé sur une chaise et proprement plié, fut l'habit du jésuite formant pyramide, et, sur cette pyramide, le tricorne du même jésuite que les garçons de théâtre avaient brossé d'une dévotieuse façon.
A cette vue, Champmeslé poussa un cri de surprise : il ne pouvait en croire ses yeux : il regarda de plus près, puis toucha, et alors, bien convaincu que c'était non pas une peinture mais des habits praticables, comme on dit en termes de théâtre, il leva les deux mains au ciel et tomba à genoux.
Ces habits substitués à ceux d'Hérode et attendant Champmeslé dans sa loge, c'était tout simplement pour lui une indication du ciel sur la voie qu'il avait à suivre. Il ne se rappela plus avoir vu Bannière en jésuite : il fut loin de deviner que Bannière, conduit de force au foyer, avait été amené en laisse, par les beaux yeux de mademoiselle Olympe, à jouer le rôle d'Hérode. Il ne s'informa de rien, il ne questionna personne. Cet habit, c'était le signe de sa prédestination, c'était le gage de la volonté du Seigneur ; une robe de jésuite descendue du ciel dans la loge d'un comédien, c'était un signe bien autrement révélateur qu'un rêve ; la Providence était avec lui en progrès sur les visions des Champmeslé. Plus de doutes, plus d'hésitation, l'habit ! l'habit !
A partir de ce moment, la fatigue disparut, l'indécision cessa. En un tour de main, Champmeslé eut jeté bas ses habits ; il prit la soutane et les grègues de Bannière, se coiffa de son chapeau et sortit d'un air inspiré, tandis que tous ses camarades se rendaient au foyer pour faire honneur au repas de monsieur de Mailly.
Mais à peine Champmeslé eut-il fait dix pas dans le corridor sombre en récitant les cinq Pater et les cinq Ave que le père de la Sante lui avait donnés comme pénitence, que les servants du père Mordon, voyant un jésuite qui venait à eux dans l'ombre, et ne comprenant point qu'à minuit il y eût dehors d'autres jésuites qu'eux ou Bannière, se jetèrent sur lui, l'un lui enfonçant son chapeau sur les yeux, l'autre lui nouant un mouchoir sur la bouche, tous deux lui bourrant bon nombre de coups de poing dans les côtes, et l'emportèrent comme font deux émouchets d'un passereau qu'ils ont chassé de compagnie.
Dix minutes après, ils étaient au noviciat sans avoir attiré l'attention des passants, fort rares d'ailleurs à cette heure avancée de la nuit.
Comme ils étaient attendus, à peine eurent-ils frappé que la porte s'ouvrit et se referma sur eux.
Au même instant, les cris de triomphe poussés par les deux servants et par le frère portier annoncèrent que Bannière était repris et réintégré au noviciat.
- Qu'est-ce ? demanda le père Mordon, du seuil de la porte où il attendait.
- C'est lui, c'est le fugitif, c'est Bannière ! crièrent huit ou dix voix.
- Bon ! dit le révérend ; montez-le dans la chambre des méditations.
L'ordre du père Mordon fut exécuté à la lettre, et le malheureux Champmeslé, toujours pris pour Bannière, fut apporté dans la chambre des méditations et déposé sur le parquet, opération après laquelle, sur un signe, les servants se retirèrent, emportant un sourire et un optime de leur supérieur.
Cependant, le patient, lié, bâillonné, coiffé jusqu'aux yeux, fut à peine lâché par ses bourreaux qu'il se roula, râlant et essayant de se débarrasser du mouchoir qui l'étouffait. De la Sante, qui avait bon coeur, l'y aida de son mieux, et le chapeau fut enlevé d'abord et le mouchoir ensuite.
- Ce n'est pas Bannière ! s'écria le supérieur.
- C'est Champmeslé ! s'écria de la Sante.
Et tous deux restèrent ébahis, contemplant le comédien, qui, assis sur le carreau, l'oeil hagard, les mains pendantes, les genoux à la hauteur du nez, regardait tour à tour le père Mordon et le père de la Sante, ne reconnaissant ni l'un ni l'autre, ignorant où on l'avait mené, ne pouvant rien comprendre à ce qui lui arrivait, et se demandant inutilement quels étaient ces deux personnages étranges qui lui servaient de bon et de mauvais larrons.
Enfin, il reconnut l'habit ; l'habit lui fit reconnaître les hommes, les hommes la maison. Dieu continuait à se manifester à lui, puisqu'il l'avait conduit de force où il eût été heureux d'aller s'il eût été sûr d'être reçu. Il fit un soubresaut, retomba sur ses genoux avec l'adresse d'un équilibriste, et saisissant la main de chacun des pères :
- Oh ! Dieu soit loué, dit-il, qui me jette entre vos bras !
A cette exclamation, Mordon et de la Sante croisèrent les leurs en s'interrogeant d'un regard muet.
Et comme les choses les plus obscures finissent, même dans les imbroglios espagnols, par s'éclaircir, les deux jésuites débrouillèrent le fil si embarrassé de cette intrigue. On laissa Champmeslé dans la chambre des méditations, les portes toutes grandes ouvertes, sans crainte de le voir s'échapper, et tandis que de la Sante restait avec des ordres formels en cas d'événement, le père Mordon courait chez le gouverneur pour faire mettre aux trousses de Bannière des limiers plus fins et plus officiels que ceux du noviciat.
Le magistrat, qui s'était fort diverti au théâtre, se divertit encore bien plus lorsqu'il apprit quel homme était son comédien. Et ce fut en riant encore aux éclats qu'il ordonna que l'on se saisît de maître Bannière partout où on le rencontrerait.
Que le gouverneur fit arrêter Bannière en riant ou sans rire, cela ne touchait en rien le père Mordon, pourvu que Bannière fût arrêté. Il remercia donc le gouverneur de son obligeance, qui tout riant reconduisit le jésuite jusqu'à la porte.
Ainsi, à l'heure qu'il était, chacun avait donc réussi selon son désir. Bannière était auprès de mademoiselle Olympe ; Champmeslé marchait à grands pas dans la voie du salut ; le père Mordon avait chance de rattraper son novice. Le gouverneur, tout en lâchant ses archers après le coupable, riait à gorge déployée ; si bien que Voltaire, cause première de tout cet embarras, se fût écrié, ce voyant, comme il fit vingt ans plus tard, que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
Celui qui le premier devait s'inscrire en faux contre cette maxime était le pauvre Bannière.
On se rappelle que nous l'avons laissé radieux dans la chambre de la belle Olympe, l'oeil fixe, les mains jointes et prêt à tomber à genoux, lorsque le bruit d'un coup violent frappé subitement à la porte le fit tressaillir.
Sans doute cette interruption annonçait un grave événement, car Olympe tressaillit de son côté et fit de la main signe à Bannière d'écouter.
Un second coup plus violent que le premier retentit presque immédiatement.
Olympe courut à la fenêtre, tandis que Bannière, devinant par instinct qu'il était pour quelque chose dans cette visite nocturne, demeurait immobile dans la pose où l'avait surpris le premier coup de marteau.
Olympe souleva le rideau, entrouvrit délicatement la croisée et regarda à travers les interstices de la persienne.
Par cette croisée ouverte arrivait jusqu'à Bannière comme un bruit confus de pas cadencés et de paroles prononcées à voix basse.
Olympe, sans dire un mot, fit un signe au jeune homme de venir près d'elle.
En trois pas il fut à ses côtés, regardant par la même ouverture qu'elle regardait.
Au-dessous de la fenêtre étaient une douzaine d'hommes les uns armés, les autres sans armes ; tandis que dans l'enfoncement d'une porte cochère stationnait une voiture attelée de deux chevaux.
- Que dites-vous de cela ? demanda Olympe à Bannière, d'une voix si basse qu'il devina les paroles plutôt à leur souffle qui lui caressait le visage, qu'au bruit de leur articulation.
- Hélas ! mademoiselle, fit Bannière avec un soupir, je dis que tout ce monde-là a bien l'air d'en vouloir au roi Hérode.
- Oui, n'est-ce pas, reprit Olympe, cela sent le jésuite d'une lieue ? Est-ce que vous avez le moins du monde envie de retourner avec ces vilains hommes noirs ?
- Oh ! mademoiselle, s'écria Bannière plus haut qu'il n'était prudent de le faire, j'irais au bout du monde pour les fuir !
- Chut donc ! fit Olympe, on vous a entendu.
En effet, un commissaire, facile à reconnaître à son air d'autorité raide et à la mauvaise humeur qu'il éprouvait d'avoir été troublé dans son sommeil, un vilain commissaire noir, flanqué de deux acolytes en habits gris, leva la tête, et, se détachant du groupe, s'avança jusque sous le balcon.
- Allons, allons, dit Olympe, il n'y a pas de temps à perdre ; c'est bien à vous qu'on en veut. Heureusement la porte est solide, et nous avons bien dix minutes devant nous avant qu'on l'enfonce.
- Vous croyez donc qu'ils vont l'enfoncer, demanda Bannière.
- Ils n'y manqueront pas ; mais en dix minutes on fait bien des choses, quand toutefois, ajouta Olympe en regardant Bannière, on ne perd pas la tête.
- Mademoiselle, dit Bannière, une seule chose serait capable de me faire perdre la tête, ce serait si j'avais le malheur de vous déplaire ; mais sûr de votre approbation et de votre sympathie, je ferais face au monde entier.
- Bien répondu, dit Olympe. Venez.
- Mais, dit Bannière montrant son malheureux costume du roi Hérode, c'est cet habit qui m'embarrasse.
- Aussi allez-vous en changer, fit Olympe en entraînant Bannière dans le cabinet de toilette.
Arrivé en face d'une grande armoire perdue dans la tenture, elle l'ouvrit, et Bannière se trouva devant un vestiaire complet.
- Habillez-vous sans perdre une seconde, dit Olympe, je vais en faire autant. Vous avez cinq minutes pour votre toilette.
Au même moment, un troisième coup, plus vigoureux que les deux premiers, retentissait à la porte, et les paroles sacramentelles se faisaient entendre :
- Au nom du roi, ouvrez !

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