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Chapitre XXI
L'abbé d'Hoirac.

Le soir arriva, et avec le soir la société ordinaire de madame de Bannière.
Bannière ne s'était pas rendu, comme d'habitude, à l'académie. Il voulait absolument voir ce fameux abbé d'Hoirac dont il lui avait été tant parlé.
Il le vit apparaître à six heures sonnant ; c'était son heure.
Ce charmant abbé se fit annoncer du bas de l'escalier par deux valets d'abord, puis par une délicieuse odeur de muscadille qui monta au premier étage quand l'abbé posa son pied sur le premier degré.
Derrière l'abbé venaient deux autres grands laquais portant un énorme plateau chargé de fleurs, de rouleaux de musique et de pâtisseries.
L'abbé fit son entrée avec grâce ; il marchait, il est vrai, les bras étendus comme quelqu'un qui joue au collin-maillard, mais cette hésitation ne manquait pas d'un certain agrément.
Il avait une jolie figure rose et pleine, de grands yeux bordés de longs cils ; à ces yeux manquait l'éclair, mais la façon dont jouaient les paupières donnait à la prunelle tout le chatoiement et toute la transparence que le mouvement des doigts donne à la morne opale.
L'abbé fermait ses yeux et ouvrait ses lèvres, cachait sa prunelle et montrait ses dents ; il savait sourire assez spirituellement pour faire paraître malin son nez retroussé, qui n'eût paru que bête chez un gentilhomme de moins bonnes manières et surtout de moins bonne maison.
Fidèle à ses habitudes, il salua Olympe en lui baisant la main, comme une main se baisait à cette époque-là à Versailles, et, toujours par habitude aussi, il marcha des deux pieds sur les deux pieds de Bannière, qui le regardait de trop près.
- Monsieur de Bannière, le maître de céans, dit Olympe en se hâtant de présenter l'ex-novice à l'abbé pour couper court à la mauvaise humeur de l'un, et aider à la mauvaise vue de l'autre.
- Ah ! monsieur, mille pardons, s'écria l'abbé, je suis un bien malheureux homme.
- Je vous assure, monsieur, que vous ne m'avez fait aucun mal, dit Bannière.
- Eh ! non, monsieur, non, ce n'est point, en vérité, pour ma maladresse involontaire que je vous demande pardon.
- Mais alors pourquoi donc, monsieur ? dit Bannière, surpris et osant à peine essuyer ses boucles.
- Monsieur, c'est que je ne savais pas avoir l'honneur de vous voir, et que je m'étais permis d'offrir à madame de Bannière quelques fleurs et quelques sucreries.
- De fort belles fleurs et des sucreries qui me paraissent parfaites, dit Bannière.
- Soit, mais qu'il n'est pas convenable qu'un autre que vous offre à madame, s'écria l'abbé.
- Monsieur...
- C'est pourquoi, avec votre permission, mes deux laquais vont tout jeter par la fenêtre.
- Oh ! monsieur, dit Bannière, ce serait un meurtre.
- Jetez, jetez, dit l'abbé.
Les laquais obéirent et versèrent en effet par la fenêtre le plateau chargé des galanteries de leur maître.
Bannière fut fort étonné de cette action dont la splendeur le diminuait beaucoup.
Olympe se contenta de sourire. Elle avait suivi de l'oeil les fleurs volant dans l'espace, et avait vu un papier se détacher du coeur de l'un des bouquets.
Bannière fit plusieurs révérences à cet abbé si poli et si fastueux à la fois, qui affecta de toujours parler et de toujours sourire. Il chanta des duos avec Olympe, il chanta des solos, il joua d'une viole que son laquais avait apportée, il fit enfin les frais de toute la soirée avec un empressement pour Bannière dont celui-ci était confus.
Quant à Olympe, elle bailla fréquemment pendant toute cette soirée.
Fréquemment aussi elle donna ses belles mains à baiser au maître de céans ; en un mot, elle rassura Bannière comme une digne et honnête femme sait rassurer son amant.
Elle le rassura plus qu'elle n'aurait dû peut-être, car il est de certains coeurs dont la fidélité dépend toujours de la crainte ou de l'esclavage où on les tient.
Lorsque l'abbé eut papillonné pendant trois heures, lorsqu'il eut à l'envi brisé les cordes de sa viole et celles de sa voix :
- En vérité, madame, dit-il, il faudra que je vous fasse faire la connaissance d'un bien brave homme.
Et il se mit à rire.
- De quel homme voulez-vous donc parler ? demanda Olympe.
- A vous surtout, monsieur de Bannière, poursuivit l'abbé toujours riant.
- Quel homme ? demanda Bannière à son tour.
- Etes-vous bien religieux, monsieur de Bannière ? demanda l'abbé.
- Moi ?
- Là !... bien scrupuleux ?
- Mais... modérément. Pourquoi cette question ?
- Ah ! c'est que le brave homme en question...
- Celui dont vous voulez nous faire faire la connaissance ?
- Oui... est un juif.
Et l'abbé continua de rire.
- Oh ! l'abbé, que dites-vous donc là ? fit Olympe. Un juif ! mais à quoi cela sert-il, mon Dieu ?
- Un juif brave homme ! dit Bannière avec un sourire un peu forcé. Il faut que vous soyez bien saint, monsieur l'abbé, pour avoir vu un pareil miracle.
- Si vous saviez la charmante perle qu'il m'avait vendue ce soir, et en vérité pour rien !
- Ah ! voyons, monsieur l'abbé ! dit Olympe avec cet empressement enfantin que les femmes ont pour les bijoux.
- Je ne l'ai plus, dit l'abbé.
- Et qu'en avez-vous fait ? demanda Bannière. Cela peut-il se dire au moins devant une dame ?
- Eh ! mon Dieu ! dit l'abbé du ton le plus simple, je crois que je l'avais liée à l'un de ces bouquets, et il est bien probable qu'elle doit être quelque part, là, en bas, dans les ruisseaux.
L'abbé disait tout cela avec son même sourire charmant.
- Monsieur l'abbé est Gascon ou millionnaire, fit Olympe.
- L'un et l'autre, répliqua tranquillement l'abbé. Je disais donc que j'amènerais un jour mon juif, et s'il ne trouve pas moyen avec sa langue dorée de vous vendre pour dix mille écus en une heure, je veux perdre mon nom d'Hoirac, madame. C'est un homme sans pareil.
- Cette perle, pensait Bannière, cette perle ! Il y a donc des hommes qui sont assez riches pour jeter ainsi des perles par les fenêtres ? Au moins Cléopâtre avait bu la sienne.
Et il regarda, non sans admiration cette fois, le nez retroussé de l'abbé.
Celui-ci fit la roue et sortit vers les dix heures.
- Vous trouverez peut-être, madame, dit-il à Olympe, que je vous quitte aujourd'hui de bien bonne heure, mais c'est que j'ai promis à la Catalane de la faire souper avec messieurs d'Abenas ; ce sont deux gentilshommes de mon pays qui me sont recommandés par leurs grands-parents et que je lance.
Et tandis qu'il disait ces mots, Olympe regardait avec satisfaction l'impassible figure de Bannière, qui eût donné mille gouttes de son sang pour que ce bavard fût parti et qu'il pût chercher la perle.
Mais avant lui, hélas ! la coiffeuse de madame avait entendu l'abbé.
Cette coiffeuse, oracle souverain et despotique, donnait souvent du dessous à Claire quand il s'agissait de haute politique théâtrale ; on l'admettait d'habitude à tous les conseils, et quand elle n'y était pas admise, elle suppléait à cette omission en écoutant aux portes.
Ce fut donc assez pour elle d'entendre ce qu'avait dit l'abbé ; elle savait la rue déserte dès six heures. En cherchant, pourquoi ne trouverait-elle pas ?
Bannière l'avait vue sortir, bien que, en personne de théâtre, elle eût dissimulé sa sortie. Il comprenait, en se dévorant les poings, que, bien qu'il fit des voeux pour que l'abbé partit, il partirait, lui, toujours trop tard.
Ce qui nous fait penser qu'en effet Bannière fût parti trop tard, c'est que, le soir même, tandis que Bannière se déshabillait, la coiffeuse remit à Olympe une lettre qu'elle avait trouvée, disait-elle, dans la rue, et qui n'était autre que ce billet qu'Olympe avait vu voler de son côté, tandis que le bouquet volait du sien.
Cette lettre, peut-être, tant le coeur des femmes est bizarre ! cette lettre, peut-être, Olympe n'eût-elle point été fâchée de la lire, si la perle n'avait un peu gâté tout cela.
Tandis qu'elle lisait la lettre dans son cabinet, Olympe entendit Bannière qui ouvrait doucement la porte de sa chambre.
Olympe devina qu'il ouvrait cette porte pour descendre, et qu'il descendait pour chercher la perle.
Olympe prit de Bannière une mauvaise opinion.
- Où allez-vous, mon ami, demanda-t-elle en fourrant la lettre dans la poche de son peignoir.
- Moi ? dit Bannière. Nulle part. Je sortais.
- Vous sortiez comme cela, nu-tête, en voisin ? Et pourquoi faire sortiez vous ?
- Pour prendre l'air, dit Bannière.
- Restez donc, mon ami, dit Olympe. En vérité, si l'abbé vous voyait ce soir dans la rue, il croirait que vous cherchez sa perle.
Bannière rougit comme si par la bouche d'Olympe il eût entendu parler sa conscience.
Il rentra dans sa chambre, se coucha, mais dormit mal. Toute la nuit il se tourna et se retourna dans son lit : le pauvre Bannière rêvait perles et diamants.
Mais le lendemain Bannière alla trouver l'abbé sur la promenade, où chaque jour on le rencontrait.
Après les embrassades de rigueur et quelques égarements des pieds de l'abbé sur ceux de Bannière :
- Est-ce que vous n'étiez pas avec votre juif, tout à l'heure ? demanda ce dernier.
- Mais non.
- Bon ! c'est qu'il me semblait...
- J'étais avec l'ambassadeur de Sardaigne.
- Ah ! pardon, il n'y a que moi pour faire de ces bévues-là. Confondre un ambassadeur avec un juif !
- C'est que peut-être vous en avez besoin.
- De l'ambassadeur de Sardaigne ?
- Non, de mon juif.
- Eh bien ! je l'avouerai, puisqu'il est impossible de vous rien cacher, dit Bannière.
- Oui, le fait est que, malgré ma myopie, ou peut-être à cause de ma myopie, je suis assez clairvoyant. Voulez-vous par hasard l'adresse de ce juif, cher monsieur Bannière ?
- S'il vous plaît, vous me feriez grand plaisir.
- Jacob, rue des Minimes, en face le Saule d'or.
- Le Saule d'or ?
- Oui, un grand arbre en bois doré qui fait saillie sur une boutique de... de tabletier ; oui, je me rappelle les billes de billard et les tabatières.
- Merci !
- Vous voulez acheter quelque chose à madame de Bannière ?
- Oui, mais chut !
- Pardieu ! dit l'abbé.
Puis, comme il lui vint une idée subite :
- Avez-vous une chaise ? dit-il.
- Non, j'en prendrai une sur la place.
- Prenez la mienne.
- Oh ! monsieur l'abbé...
- Prenez donc, mon cher. Holà, mes porteurs !
Bannière se laissa pousser dans la belle chaise de l'abbé, qui fit un signe aux laquais.
Le mari emballé, l'abbé partit tout courant pour aller trouver la femme, qui répétait au théâtre.
Mais en tournant le coin d'une rue, il ressentit un choc violent qui lui fit d'abord pousser un cri de douleur.
Puis, ayant reconnu l'homme auquel il s'était heurté, l'abbé poussa un cri de surprise.
- Jacob ! Ah ! maroufle ! ne peux-tu donc regarder devant toi ?
- Pardon, monsieur l'abbé ; j'étais moi-même très préoccupé : je tournais l'angle d'une rue, et n'avais pas l'honneur de vous voir.
- Comment, tu n'avais pas l'honneur de me voir ?
- Non, monsieur l'abbé.
- Mais tu sais bien cependant que j'ai le monopole de la cécité, drôle !
- Monsieur l'abbé m'excusera ; je n'ai point voulu marcher sur ses brisées, mais c'est ce coffre qui me courbait.
- Et qu'y a-t-il dans ce coffre ? de l'argenterie, j'en suis sûr.
- De l'argenterie, oui, monsieur l'abbé.
- Que tu vas vendre ?
- Non, au contraire, que je viens d'acheter.
- Va-t-en vite chez toi, malheureux ! je t’ai envoyé une pratique. Retiens- la le plus longtemps possible. C'est un gentilhomme de mes amis qui va racheter gros comme ce coffre. Tiens ! il est joli, ce me semble, ce coffre.
- Je crois bien ; regardez-le. En changeant le chiffre, ce coffre-là ferait bien votre affaire, monsieur l'abbé.
Et il haussa le coffre à la hauteur des yeux de l'abbé.
- Qu'est-ce que ce chiffre ? demanda l'abbé ; un O ou un C ?
- Oh ! sans doute le chiffre de quelque amant qui aura donné ce coffre à l'actrice.
- A l'actrice, dis-tu ? C'est donc à une actrice que tu as acheté ce coffre ?
- Oui, monsieur l'abbé, c'est à madame Bannière.
- Oh ! Jacob, que m'annonces-tu là ? Comment ! madame Bannière vend son argenterie ?
- Comme vous voyez, monsieur l'abbé.
L'abbé prit le coffre des mains du juif, et faillit le laisser tomber, tant il était lourd.
- Combien as-tu acheté cela ? demanda l'abbé. Voyons, ne mens pas.
- Deux cents pistoles, monsieur l'abbé.
- Misérable ! tu as volé moitié : il y a pour quatre cents pistoles d'argenterie dans ce coffre. Fais porter ce coffre-là chez moi.
- Vous l'achetez ?
- Trois cents pistoles.
- Trois cents pistoles, monsieur l'abbé, ce n'est guère ; vous avez vous même estimé le coffre à quatre cents.
- Impudent coquin ! dit l'abbé, je te donne cent pistoles de bénéfice de la main à la main, et tu n'es pas content ?
- Oh ! les temps sont si mauvais !
- Allons, porte ce coffre chez moi.
- J'y vais, monsieur l'abbé. Et le juif fit un mouvement pour s'éloigner.
- Mais auparavant, attends.
- J'attends, monsieur l'abbé ; et le juif s'arrêta.
- Dis-moi comment tu as fait connaissance de cette dame.
- Par sa coiffeuse.
- Ah ! il y a une coiffeuse ! je ne l'avais pas encore vue ; il est vrai que je ne vois rien. Retiens mon ami bien longtemps. Va !
Et il s'achemina vers le théâtre en disant : Juif, coiffeuse, mari, argenterie vendue, bijoux achetés ; tout cela va comme sur de petites roulettes.

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