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Chapitre XXVII
Coeur de femme.

Olympe n'avait rien dit personnellement à l'abbé ; mais en chassant de chez elle la coiffeuse à la suite des propositions que celle-ci lui avait faites, elle en avait aussi chassé l'abbé.
Or, depuis qu'il était chassé de chez elle, l'abbé, comme on l'a vu, se croyant l'homme le plus heureux de la terre, s'était conduit avec une réserve, avec un goût, avec une délicatesse qu'Olympe était bien loin d'attribuer à sa véritable cause.
Seulement, ces bonnes façons de l'abbé dans un malheur qui devait frapper à la fois son amour et son amour-propre, avaient touché Olympe.
Les bonnes façons exercent un magnétisme irrésistible sur les gens distingués.
Elle en était venue à se reprocher d'avoir de son côté si brutalement chassé de chez elle un galant homme, si brutalement traité par Bannière, et auquel elle devait plutôt des égards qu'une rigueur si exagérée.
Car enfin ce galant homme n'était coupable que d'une chose, c'est d'avoir été un homme galant.
Aussi chaque fois qu'à la promenade elle le voyait s'écarter, au théâtre se ranger à son passage, dans la rue faire un crochet pour la fuir, et tout cela avec des saluts et des révérences, d'un respect à fendre le coeur le plus dur ; chaque fois qu'aux heures accoutumées, elle, la pauvre délaissée si mal récompensée de sa vertu, elle ne le voyait plus entrer dans sa maison, si coquet, si gai, si spirituel, avec ses bouquets et ses musiques, elle se sentait au fond du coeur un sentiment qui ressemblait presque à du remords.
Ce n'était point qu'Olympe eût la moindre inclination à s'occuper de ce jeune homme. Eh ! mon Dieu ! non. Mais une femme n'oublie jamais un homme jeune, agréable, riche et de bonne façon qui s'est occupé d'elle.
D'ailleurs, nous l'avons déjà dit, elle voyait dans cette circonstance l'abbé agir à son égard avec une fierté noble et calme qui lui plaisait.
Cela l'étonnait et partant la séduisait d'autant plus, que, d'après son caractère un peu vantard et tout à fait bruyant, elle eût pu s'attendre à des représailles désagréables. Combien d'hommes à la place d'Hoirac eussent fait bruit de leurs anciennes privautés, et converti l'amour en haine, les servilités en insolences, les cadeaux en hostilités.
Pendant huit jours, Olympe s'était bien attendue à être sifflée et tourmentée, comme il arrive si souvent après les exécutions du genre de celle qu'elle avait faite.
L'abbé ne gardait-il le silence que par peur de Bannière on ne le pouvait croire malgré l'aventure de la sérénade. On savait le petit bonhomme aussi brave que myope ; on le savait surtout assez bon gentilhomme, et par conséquent assez bien en cour, pour faire peur à de plus mauvaises têtes et à de plus méchantes épées que ne l'étaient la tête et la rouillarde de monsieur Bannière.
Sa réserve et sa douceur de bon goût ne pouvaient donc être attribuées qu'à son bon goût et à la noblesse de son âme.
Olympe fut touchée de tout cela ; tellement touchée, qu'elle ne souffrait plus que personne devant elle tournât en dérision monsieur d'Hoirac.
Tellement touchée, qu'elle se promit de faire, un jour ou l'autre, et comme elle le pourrait, réparation à ce galant homme.
Hélas ! pour le malheur des maris et même des amants, l'occasion se présente toujours, à celles qui le veulent ainsi, de faire réparations à de galantes gens qu'elles ont offensées.
Bannière parla un soir d'aller tirer des perdrix rouges dans les champs avec deux amis de son académie. Olympe parla d'accompagner les trois chasseurs jusqu'au-delà de la ville.
La partie fut mise à exécution, et Olympe, dans son carrosse, ne quitta ces messieurs que tout à fait hors des barrières, et quand elle eut vu les chiens fouiller les luzernes et les trèfles.
Elle revenait seule, et rêvassant, ayant mis son carrosse au pas, et distraite parfois par l'explosion déjà lointaine du fusil de Bannière, quand elle aperçut au coin d'un mur, monté sur un excellent cheval, l'abbé d'Hoirac eu habit de cavalier.
Son laquais le suivait portant une épée.
Vu ainsi, avec sa bonne mine et son costume pimpant, l'abbé avait tout à fait l'air d'un gentilhomme allant en bonne fortune, ou d'un prince déguisé ; dressé sur ses étriers à la manière anglaise, il maniait, ma foi ! fort adroitement sa monture. Mais, malgré toute son adresse, il n'en était pas moins le plus myope des hommes, et il fût passé près d'Olympe sans la voir si tout à coup celle-ci, à l'affût de son occasion, n'eût trouvé qu'elle se présentait trop belle pour la manquer, et n'eût crié de sa petite voix de fausset :
- Eh ! l'abbé ! l'abbé !
L'abbé reconnut cette voix, et sans presque rien voir qu'un nuage, mais un nuage qui contenait, comme ceux de Virgile, une divinité, il enfonça l'éperon si rudement aux flancs de son cheval en le dirigeant du côté par où venait la voix, qu'il faillit faire sauter son cheval par-dessus le carrosse.
- C'est vous, cria-t-il, c'est vous qui m'appelez ; où êtes-vous, madame, où êtes-vous ?
- Il le faut bien que je vous appelle, dit Olympe, puisque vous passez si fier.
- Hé ! dit l'abbé en souriant, fais-je donc autre chose que de me conformer à vos ordres, et ne m'avez-vous pas défendu de vous aborder ?
- Là ! dit-elle, un peu émue de ces doux yeux, qui, malgré leur myopie, disaient, à force de flammes intérieures, tant de choses qu'elle ne comprenait pas ; là, maintenant que nous sommes en face, ne peut-on se voir comme de bons amis, sans se quereller ou se parler d'amour ?... Eh ! non, soyons sages : croyez-moi, l'abbé, tout est bon avec la sagesse.
- Madame, vous me ravissez, dit d'Hoirac en cherchant la main que lui tendait Olympe, quoi ! j'aurais la fortune de vous voir, non seulement comme je vous vois, mais de vous voir aussi chez vous.
Olympe avait mal compris cet aussi, sur lequel elle allait demander des explications, mais une gambade du cheval lui épargna les commentaires. Elle jeta un cri en voyant l'abbé exposé ainsi aux soubresauts du fougueux animal.
Il le ramena pourtant, car l'abbé était excellent cavalier ; seulement, il le ramena trop tard, car on approchait de la ville, et Olympe se contenta de lui dire :
- Laissez-moi, maintenant, car on jaserait de voir que je suis sortie avec monsieur Bannière et que je rentre avec monsieur d'Hoirac. Laissez-moi, et venez chez moi quand vous voudrez.
- Oh ! s'exclama l'abbé.
- Mais à une condition, dit Olympe.
- Laquelle ? parlez.
- C'est que vous ne direz jamais un mot que monsieur Bannière, que j'aime, ne puisse entendre avec plaisir.
L'abbé fit une grimace ; mais, convaincu qu'en cette circonstance encore le gain l'emporterait sur le dommage,
- Merci ! merci ! dit-il ; je promets !
Et son cheval l'emporta cette fois tout joyeux à travers la campagne, tandis qu'Olympe rentrait en ville.
L'abbé n'eut rien de plus pressé que de conter son bonheur à la coiffeuse, laquelle courut conter son embarras à la Catalane.
- Nous sommes perdues, dit la Catalane à la coiffeuse, si ces deux êtres se revoient : car en se voyant, ils gâteront tout.
- Il faut qu'ils ne se revoient pas.
- Impossible, puisqu'il a la permission d'Olympe.
Seulement, dès qu'il y rentre, il faut que j'y rentre aussi.
- Comment faire ?
- J'aviserai à cela.
- Avise aussi en ce qu'en le rappelant pour l'amitié, cette mijaurée ne le prenne pas pour l'amour.
La coiffeuse commença par aller trouver d'Hoirac, et par lui annoncer que c'était grâce à son influence qu'il avait obtenu sa rentrée dans la maison. Mais cette rentrée avait des exigences terribles : jamais un mot ne ferait allusion à ce qui se passait dans la maison secrète ; jamais un geste trop vif ne trahirait le degré d'intimité auquel on était arrivé ; les yeux seuls pouvaient parler ; les yeux disent beaucoup de choses, mais une femme est toujours libre de soutenir qu'elle ne comprend pas la langue des yeux.
L'abbé comprit parfaitement la situation, et déposa entre les mains de la coiffeuse un serment revêtu de toutes les formes sacramentelles.
Maîtresse de ce serment, la coiffeuse écrivit à Olympe.
Sa lettre était un modèle d'humilité ; la prière revêtait toutes les formes de la supplication. Depuis qu'elle avait eu le malheur d'avoir la simple idée de devenir malhonnête femme, tout lui avait mal tourné. Elle avait perdu ses meilleures pratiques en ville ; ses pratiques de théâtre ne la payaient pas ; rien qu'avec la Catalane, disait-elle, elle avait un compte énorme duquel elle ne pouvait jamais tirer un denier. Son seul espoir, sa seule réjouissance même, était qu'Olympe, si belle et si bonne, lui pardonnât : avec sa disgrâce le malheur était venu, avec son pardon reviendrait le bonheur.
Olympe était fière ; elle avait puni l'abbé et sa messagère, et tous deux, au lieu de jouer contre, étaient à ses genoux.
Elle pensa qu'il serait illogique de pardonner à l'un et de ne point pardonner à l'autre.
Pour être logique, elle pardonna donc a tous deux.
C'est quelque fois un chose bien dangereuse pour une femme que d'être trop logique.
La coiffeuse obtint sa rentrée chez Olympe une heure juste avant le moment où l'abbé devait y rentrer lui-même.
Il y avait encore eu une négociation à mener à bien avant cette rentrée. C'était de décider Bannière à voir reparaître l'abbé ; mais pendant ces deux ou trois mois d'absence de l'abbé, en voyant le respect dont monsieur d'Hoirac avait continué de faire preuve à l'endroit d'Olympe, il s'était complètement rassuré. D'ailleurs, ce qui le rassurait avant toute chose, c'était la loyauté bien connue d'Olympe.
Bannière avait rossé l'abbé le soir de la sérénade, bien moins parce qu'il était jaloux que parce qu'il avait perdu.
Ce que cachent les yeux en présence de témoins, ce que disent les yeux quand les témoins s'éloignent : ce manège que les indifférents appellent seulement coquetterie et que les intéressés appellent langueur amoureuse, espèce d'influence qui rayonne avec la chaleur vitale de toute la personne qui aime vers la personne aimée, voilà ce dont le pauvre abbé, réintégré dans la maison et maintenu par la présence de la coiffeuse, s'occupait du matin au soir près d'Olympe, laquelle, on le devine, n'y comprenait rien et payait en facile gaîté les spasmes tendres et mélancoliques du charmant prestolet.
D'Hoirac, comme tous ceux qu'on a bien trompés et qui marchent bravement dans leur fausse route en croyant tenir la bonne, d'Hoirac admirait la prudence, la fermeté, là discrétion, la réserve chaste et douce de cette aimable femme ; il avait bien du regret dans le coeur de la voir aussi effrayée à propos de Bannière, mais il n'avait pas pris assez d'habitude de dominer pour oser lutter à visage découvert contre une plus vieille habitude que la sienne.
Il est facile de comprendre comment et jusqu'à quel point la coiffeuse, remise en grâce près d'Olympe par ses soumissions, surveillait et modérait le pauvre d'Hoirac, toujours prêt à se précipiter, comme les jeunes chiens à la chasse, sur le flair ou sur la vue du gibier.
Elle pensait bien que, malgré la parole engagée, le premier moment de tête à tête trop long et trop facile qu'on laisserait à notre tourtereau serait par lui employé à des roucoulements et à des tours de jabot qui étonneraient Olympe et amèneraient une explication.
Or, cette explication avant le déplumage complet de l'oiseau, avant la complète vengeance d'intérêt et d'amour-propre assouvie, c'était une école que deux rouées de la race de la coiffeuse et de la Catalane eussent rougi de faire.
La coiffeuse, au reste, jouait admirablement son rôle ; elle était rentrée chez Olympe comme ennemie de l'abbé, et, en sa qualité d'ennemie de l'abbé, elle se trouvait naturellement être l'amie de monsieur Bannière. Or, à ce double titre, ce qu'elle devait avoir le plus à coeur de maintenir et ce qu'elle maintenait, c'était la parfaite intégrité de la propriété de notre comédien, attaquée incessamment par le geste et par les yeux, sinon par la parole de ce maudit abbé d'Hoirac.
Rien n'était donc plus agréable à Olympe, et en même temps plus utile à la coiffeuse, que la présence continuelle ou l'entrée incessante de celle-ci dans la chambre où se tenaient l'abbé et Olympe ; de sorte que l'habileté de cette créature avait bien réellement fait aplanir toutes les routes aboutissant à son succès par les gens même intéressés à ce qu'elle ne pût réussir.
Mais l'abbé n'était pas homme à se débattre sous l'oppression. Il étudia les goûts de la coiffeuse et crut remarquer qu'elle professait une estime toute particulière pour le marasquin.
Il en envoya, par son laquais, six bouteilles qu'il chargea l'intelligent domestique de remettre directement à la coiffeuse, puis, une heure après, sans bruit et sans fracas, en catimini, il vint sonner, passa devant mademoiselle Claire en lui mettant cinq louis dans la main, et se glissa dans le boudoir d'Olympe avec d'autant plus de sécurité, qu'à travers la porte entrebâillée de la cuisine, il crut voir la coiffeuse qui goûtait le marasquin à même la bouteille.
Hélas ! on ne peut pas tout prévoir. La fouine, le plus fin des animaux, se laisse prendre au piège ; la coiffeuse, la plus fine des femelles, se laissa prendre au piège comme une fouine.
Bannière était allé jouer, selon son habitude ; d'Hoirac trouva donc Olympe seule, et débuta par lui prendre la main et la baiser tendrement.
Olympe était de bonne humeur. Elle ne remarqua point comme le teint de l'abbé s'enluminait, comme ses mains étaient inquiètes, comme il roulait ses yeux bleus sous ses cils noirs, ses yeux qui, malgré leur myopie, semblaient lancer des étincelles électriques.
La belle Célimène avait su par Claire l'envoi du marasquin. Elle plaisanta tout d'abord l'abbé sur la provision de marasquin qu'il avait envoyée.
Mais regardant autour de lui et s'assurant, autant qu'il pouvait le faire avec ses mauvais yeux renforcés de lunettes, qu'il n'y avait personne dans la chambre.
- Vous êtes bien seule ? dit-il.
- Mais oui, que je crois, répondit Olympe étonnée de la question.
- Je puis donc vous parler à coeur ouvert.
- Rien n'empêche.
- Oh ! que je suis jaloux ! s'écria l'abbé.
- Bon ! jaloux ! et de quoi ? demanda-t-elle.
- Ne le devinez-vous pas ?
- Ma foi ! non.
- Mais jaloux de celui qui me prend mon bonheur, jaloux de celui qui me vole ma vie !
- Allons bon, dit Olympe, voilà que cela vous reprend !
- Mais cela ne m'a jamais quitté.
- Alors voilà que vous allez recommencer.
- Mais puisque nous sommes seuls, ma chère âme !
Olympe jeta un cri d'étonnement : elle croyait avoir mal entendu.
L'abbé s'arrêta, la regardant avec ses gros yeux.
- Est-ce que vous n'avez pas dit mon âme ? demanda Olympe.
- Mais, oui, dit l'abbé, vous êtes mon amour, ma vie, mon âme !
Olympe éclata de rire.
L'abbé, tout stupéfait, jeta un regard autour de lui, cherchant s'il n'y avait point dans la chambre quelqu'un que son oeil myope n'avait pas entrevu.
- Combien avez-vous gardé de cruchons de marasquin pour votre usage, cher monsieur d'Hoirac ? dit Olympe continuant de railler.
- Voyons, fit l'abbé suppliant, laissez-moi vous parler un peu raison.
- Mais cela ne fera point de mal, car jusqu'à présent vous ne m'avez parlé que folie.
- En vérité, Olympe, quittez ce masque auquel je me trompe moi-même.
- Ce masque ?
- Si vous saviez comme il me fait souffrir !
- Quel masque ?
- Oh ! tenez, s'écria l'abbé en se levant pour se jeter aux genoux d'Olympe, il m'est impossible de vous voir jouer plus longtemps une pareille comédie, et...
Il n'avait point terminé sa phrase, il n'avait pas achevé son mouvement, il n'avait pas touché du doigt Olympe, but unique où tendaient ses adorations, que la coiffeuse, rouge, échevelée, haletante, se précipita dans la chambre et vint presque rouler entre l'abbé myope et sa maîtresse.
Le suprême courroux d'Olympe, l'attitude victorieuse et suppliante de l'abbé, disaient à la coiffeuse qu'elle arrivait au bon moment, et que c'en eût été fait de son secret une minute plus tard.
Olympe, la voyant ainsi effarée, ne put s'empêcher de rire.
- Vous m'avez appelée, madame, s'écria la coiffeuse.
- Non ; mais j'allais vous appeler, répondit Olympe avec un regard foudroyant à l'adresse de monsieur d'Hoirac.
L'abbé voulut se défendre.
- Monsieur, dit Olympe, vous saviez cependant à quelles conditions je vous recevais chez moi.
- Eh bien ?
- Eh bien ! vous les avez transgressées, voilà tout.
- Ah ! ma chère ! s'écria l'abbé, tout effrayé du ton dont Olympe lui parlait.
- Encore ! dit celle-ci.
- Mais c'est devant elle ! s'écria l'abbé au désespoir, devant votre confidente ! c'est donc exactement comme si nous étions seuls.
- Mais êtes-vous fou ? dit la coiffeuse en le saisissant par le bras et en lui faisant faire trois tours sur lui-même.
- Reconduis l'abbé, ajouta Olympe, et invite-le, non pas à ne plus envoyer mais à ne plus boire de marasquin, les jours il viendra ici.
La coiffeuse se hâta d'entraîner plutôt que de reconduire monsieur d'Hoirac.
Olympe voyait ce zèle auquel elle se méprenait, auquel tout le monde, excepté la Catalane, se fût mépris. Olympe éclata de rire avec une telle incontinence, que, déjà dans l'antichambre, l'abbé pouvait encore entendre ce rire strident et moqueur.
Mais une fois dans cette antichambre,
- Oh ! lui fit la coiffeuse, vous êtes un malheureux homme, vous perdez tout.
- Eh quoi ! demanda le myope, y avait-il donc quelqu'un caché ? pourquoi ne m'a-t-on pas dit cela tout de suite ?
- Mais non, il n'y avait personne.
- Alors, pourquoi tous ces embarras, si nous étions seuls ?
- Oh ! que les hommes sont grossiers !
- Mais en quoi ? Parle ou je me damne. N'étais-je donc pas là, moi ?
- Eh bien ! toi, n'es-tu pas le mur qui entend nos soupirs, la cloison qui respire nos baisers, un mur sans écho, une cloison sourde ? Se cache-t-elle de toi, par hasard ; de toi, notre intermédiaire, notre confidente ?
- Grossier ! grossier ! murmura la coiffeuse, enchantée de ce mot qui étourdissait l'abbé. Grossier ! qui ne comprend pas toute la délicatesse de cette pauvre femme !
- Mais c'était la même chose avant que tu vinsses, quand nous étions seul à seul.
- Eh ! monsieur, ne savez-vous pas qu'il est des secrets qu'une femme ne veut pas s'avouer à elle-même ?
- En vérité, tu exagères, la fille ; et quand on a un amant...
- Quand on a un amant, répondit la coiffeuse, on n'agit pas comme lorsqu'on en a deux.
Cette réplique ferma la bouche à l'abbé. En effet, le coup était rude pour un jaloux, mais les femmes en ont plus tôt fini parfois avec une brutalité qu'avec la persuasion.
L'abbé soupira.
- Alors pourquoi a-t-elle deux amants ? dit-il avec mélancolie.
- Bon ! je vous croyais un homme d'esprit, dit la coiffeuse, et voilà que vous êtes un niais comme tous les autres.
- Oh ! c'est qu'en vérité on se lasse à la fin.
- Monsieur l'abbé, je vous préviens que vous devenez intolérable ; mais rappelez-vous donc le début.
- Ah !
- Que demandiez-vous ? une aumône, une simple aumône.
- Eh ! je ne dis pas non.
- Aujourd'hui, ce n'est plus cela ; aujourd'hui, vous exigez, vous vous étonnez.
- Pourquoi a-t-elle un autre amant ?
- Vrai Dieu ! qu'est-ce que cela vous fait ? Mêlez-vous de vos affaires.
- Mais je m'en mêle, il me semble.
- Oui, de manière à les gâter à tout jamais.
- Comment cela ?
- Pardieu ! vous l'ennuyez, et elle vous congédie.
- Ah ! par exemple !
-Bon, elle se gênera !
- Mais je lui témoigne de l'amour ; en quoi cela peut-il la gêner qu'elle écoute ? Je ne lui demande que cela.
- Pas davantage ! En vérité, vous êtes peu exigeant ! Elle écoutera certainement, mais pas ici, pas chez monsieur Bannière, pas dans cette chambre où tout lui rappelle son printemps d'amour, pas sur ce sofa où elle a tant de fois rêvé au poétique Hérode.
- Bon ! Et monsieur de Mailly, y rêve-t-elle aussi, à lui !
- Ah ! voilà que vous devenez un méchant homme maintenant, une laide bête ! voilà que vous reprochez ses amants à cette pauvre femme, qui a été assez bonne pour ne pas vous jeter à la porte !
- C'est vrai, j'ai tort.
- Ah ! c'est bien heureux que vous en conveniez !
- Voyons, que lui diras-tu ?
- Moi, rien.
- Tu ne lui parleras pas de ma douleur ?
- Jamais.
- Mais alors comment nous raccorderons-nous ?
- Il faudra voir.
- Sera-ce bientôt ?
- Si vous êtes sage.
- Que faut-il faire pour être sage ?
- Il faut agir selon la circonstance, et surtout selon la localité. Ici, vous êtes monsieur l'abbé d'Hoirac, en visite chez mademoiselle Olympe, maîtresse du seul monsieur Bannière. Me comprenez-vous enfin ?
- Ah ! que trop ! Mais conviens que c'est une bizarrerie dont rien n'approche.
- Bah ! dit la coiffeuse, si vous n'étiez pas myope, vous auriez vu des bizarreries bien autrement bizarres que celle-là, et vous ne vous étonneriez plus de rien.
- Soit ! mais tu t'intéresses à moi, n'est-ce pas ?
- Je le crois bien ! Si je ne m'intéressais pas tant à vous, est-ce que je vous prêcherais comme je le fais.
- Eh bien ! alors raccommode-moi avec Olympe le plus tôt possible.
- Et quand voulez-vous que ce soit, ce plus tôt possible ?
- Demain, ma fille.
- Peste ! comme vous y allez !
- C'est que je brûle, vois-tu.
- Eh bien ! demain, oui, je tâcherai ; mais c'est difficile.
- Voilà vingt louis.
- On y tâchera.
- Oh ! s'écria l'abbé, quand tu parles ainsi, je t'embrasserais.
- Si j'étais plus jolie.
- Bah ! je suis myope.
- C'est-à-dire que vous êtes un impertinent.
- Tu trouves.
- Oui ; mais je vous pardonne, parce que je ne voudrais pas qu'on vous voie m'embrasser.
Et en disant ces mots avec une aigreur qu'elle eût voulu vainement cacher, la coiffeuse congédia l'abbé, qui sortit par la petite porte.
L'esprit humain est si singulièrement fait, que l'abbé sortit plus enthousiasmé peut-être de cette aventure que si elle eût tourné selon ses désirs.
Aussi, au lieu de rentrer chez lui, alla-t-il réveiller Jacob, et lui acheta-t-il, entre autres bijoux, cette fameuse bague de monsieur de Mailly, que Bannière avait soustraite à Olympe et avait vendue à l'honnête enfant d'Isral.

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