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Chapitre III
Le comédien et le jésuite.

La conversation continua, devenant naturellement à chaque mot plus intéressante pour chacun des interlocuteurs.
- En sorte que vous voudriez vous confesser ? dit Bannière en reprenant la conversation où elle en était avant que Champmeslé entreprît, à l'endroit de ses ancêtres, la digression que nous venons de rapporter.
- Mon Dieu ! oui, mon frère, et voici mes raisons. Vous qui connaissez un peu l'histoire de notre famille, vous n'êtes pas sans savoir que mon grand père était ami intime de monsieur Racine ?
- Oui, sans doute, et de monsieur La Fontaine aussi, se hâta de dire Bannière, en rougissant au souvenir un peu léger qui se rattachait pour Marie Desmares, femme Champmeslé, à ces deux noms.
- Quoique tragédien médiocre, et peut-être même à cause de cela, c'était un homme d'esprit que mon grand-père. Il tenait cet avantage de son père, monsieur Chevillet, dont vous avez peut-être ouï parler ?
- Non, monsieur, répondit timidement Bannière, honteux que sa science chronologique à l'endroit des Champmeslé s'arrêtât à la troisième génération.
- Ah ! c'est que mon bisaïeul Chevillet, comédien aussi, avait tout l'esprit de mon trisaïeul, poète fort aimable et très pieux, qui écrivait des mystères et les jouait au besoin.
- Vraiment ! s'écria Bannière émerveillé, poète et comédien comme monsieur Molière ?
- Eh ! mon Dieu, oui ! Seulement, vous remarquerez, je vous prie, que ce qui le distingue de monsieur Molière, c'est que j'ai glissé dans la conversation, en appuyant sur eux, ces mots : poète aimable et très pieux, tandis qu'au contraire monsieur Molière était morose et indévot.
- Oui, monsieur, je le remarquerai bien certainement et m'en souviendrai, je vous le promets, quand il faudra que je m'en souvienne. Mais, en attendant, monsieur, pourquoi ne prendriez-vous pas un siège ? Nos pères en ont encore pour un petit quart d'heure à rester à table, et vous n'avez aucun motif pour vous tenir debout.
- Aucun, monsieur... pardon... mon frère. J'accepterai donc volontiers et le siège et le plaisir de votre conversation, si toutefois la mienne ne vous fatigue pas.
- Comment donc ! croyez au contraire que j'y trouve, monsieur, un vif intérêt. Nous en étions à votre grand-père.
- A mon grand-père, c'est parfaitement vrai. Nous allons donc en revenir à mon grand-père, et vous verrez que je ne fais point de digressions inutiles.
- Oh ! j'ai toute confiance.
- Je disais donc que Chevillet de Champmeslé, mon grand-père...
- Celui qui jouait les rois ?
- Oui, l'ami de monsieur Racine.
- Et de monsieur La Fontaine ?
- Et de monsieur La Fontaine, c'est cela. Je disais donc que Chevillet de Champmeslé avait eu beaucoup de chagrins dans sa vie. D'abord la perte de sa femme, qui mourut en 1694, puis celle de monsieur Racine, qui mourut eu 1699. Je ne vous parle pas de celle de monsieur La Fontaine, qui les avait précédés tous deux et qui était mort fort chrétiennement en 1695.
- Au fait, votre grand-père n'était-il pas le collaborateur de monsieur La Fontaine, et n'a-t-il pas fait avec lui quatre comédies, je crois : le Florentin, la Coupe enchantée, le Veau perdu et Je vous prends sans vert ?
- Monsieur, tout en admirant votre profonde érudition dramatique, ce qui continue de m'étonner de la part d'un novice, je vous dirai que ma conviction à moi c'est que le bonhomme La Fontaine permettait par complaisance à mon grand-père, et pour lui faire honneur, de dire dans le monde qu'ils travaillaient ensemble.
- Ah ! oui.
- Voilà ; mon grand-père le laissait être de notre famille, et monsieur La Fontaine laissait mon grand-père être de ses pièces.
Bannière rougit imperceptiblement.
- Vous dites donc reprit-il, que votre grand-père avait eu des chagrins : la mort de monsieur La Fontaine, la mort de sa femme et la mort de monsieur Racine.
- Chagrins auxquels, continua Champmeslé, il faut ajouter le peu de succès, et j'oserai même dire la chute de certaines pièces, qu'il avait bien faites tout seul, celles-là, telles que l’Heure du berger, la Rue Saint-Denis, le Parisien ; cela ne laisse pas que de fatiguer un homme de tomber de temps en temps, surtout lorsqu'il tombe en cinq actes et en vers. Bref, mon grand-père, après 1700, était, comme le roi Louis XIV, devenu fort morose ; il était taciturne, muet, et rêvait du matin jusqu'au soir. Or, voilà, mon frère, que tout en rêvassant le jour, Chevillet de Champmeslé se mit aussi à rêver la nuit, et qu'il vit en songe la Champmeslé, sa femme, et mademoiselle Chevillet, sa mère, qui, appuyées l'une sur l'autre, pâles et blanches comme des ombres, d'un air tout dolent et tout sinistre, lui faisaient chacune avec le doigt ce signe d'appel qui veut dire : Viens avec nous.
- Ah ! mon Dieu ! fit Bannière.
- Monsieur, cela se passait dans la nuit d'un vendredi au samedi du mois d'août 1700. A ce rêve, qui s'était si profondément gravé dans son esprit qu'il le soutenait une réalité, voilà mon grand-père qui bat la campagne et qui, à partir de ce fatal moment, n'a plus dans l'idée que cette douce figure de la Champmeslé avec ses cheveux noirs, et cette sévère figure de madame Chevillet avec ses cheveux blancs, et leur sourire mélancolique et leur signe lugubre, à tel point qu'il ne cessait de chanter à tout propos :

          Adieu paniers, vendanges sont faites !

Or, en ce moment, monsieur, mon grand-père ayant joué Agamemnon devant le roi Louis XIV, et le roi Louis XIV lui ayant fait l'honneur de lui dire après le spectacle : « Eh bien ! Champmeslé, vous serez donc toujours mauvais ? » mon grand-père, dis-je, qui, en sa qualité d'homme d'esprit, avait toujours été sur lui-même un peu de l'avis du roi Louis XIV, mon grand-père avait résolu de quitter l'emploi des rois et de prendre les premiers comiques grimes.
- Permettez-moi de vous dire, monsieur, que si votre grand-père était aussi réellement affligé que vous le dites des malheurs successifs qui l'avaient accablé, le moment était mal choisi pour prendre les premiers comiques.
- Vous avez raison, monsieur ; aussi des gens qui ont vu le pauvre diable m'ont-ils affirmé que rien n'était plus étrange au monde que l'alliance de ces rôles bouffons avec ce visage désespéré. Il pleurait tellement en faisant rire les autres, que c'était à fendre le coeur, si bien qu'il fut forcé d'en revenir aux Agamemnons, que l'on peut toujours jouer sans péril, fût-ce dans l'abrutissement le plus complet.
- Ah ! demanda naïvement Bannière, on peut jouer les Agamemnons, même quand on est abruti ?
- Dame ! mon frère, voyez tous ceux qui les jouent... Ah ! pardon, j'oubliais que les novices ne peuvent aller au spectacle.
- Hélas ! murmura Bannière en levant les yeux au ciel.
- Eh bien ! la preuve de ce que j'avance est que mon grand-père les joua près d'un an encore après avoir eu la vision, et pendant cette année ne fut guère sifflé que cinq ou six fois ; si bien que nous arrivons tout doucement à 1701, c'est-à-dire à la fin de mon histoire. Mais je vous demande bien pardon, mon frère, je crois que vous allez perdre votre mouchoir.
En effet, quelque chose de blanc, qui pouvait être pris pour du linge dans la demi-obscurité de l'église, sortait de la poche de Bannière.
C'était toujours cette maudite brochure refoulée avec tant de précaution, et qui malgré tout montrait encore le bout de son nez.
Le novice se hâta de le touffer dans sa main et reprit :
- En 1701, disiez-vous, mon frère ?
- En 1701, le même 19 août, voilà-t-il pas que mon grand-père revoit en songe sa femme et sa mère qui, plus pâles, plus lugubres encore que la première fois, s'obstinaient à lui faire le même signe.
- Hallucination, sans doute, murmura l'apprenti jésuite.
- Non pas, réalité, mon frère, réalité. Il s'éveilla ; il écarquilla les yeux ; il ralluma sa veilleuse, sa chandelle, sa lampe ; il fit du bruit en frottant avec sa cuillère les parois de son verre d'eau sucrée, et toujours, toujours malgré la veilleuse, malgré la chandelle, malgré la lampe, malgré le bruit, il vit dans l'angle le plus obscur de sa chambre les deux femmes, la jeune et la vieille, qui crispaient le funeste index, en disant à la fois du sourire, de la tête et du doigt : Viens avec nous, viens avec nous !
- C'était effrayant, dit Bannière, qui sentait malgré lui la sueur perler à son front.
- J'avoue aussi que c'était mortel, dit l'artiste se rangeant, comme on le voit, à l'avis de Bannière. Aussi monsieur de Champmeslé se leva à l'instant et s'en alla tout de suite, au milieu de la nuit, à moitié vêtu, réveiller ses amis et leur conter l'aventure.
Quelques-uns, les faux amis, les amis de Job, le mirent à la porte en le raillant ; d'autres, les bons coeurs, le consolèrent en lui citant les exemples de songes menteurs, tâchant de lui persuader que le sien était sorti par la porte d'ivoire ; un seul, un véritable ami, le fit coucher avec lui, lui parla jusqu'au jour de cette belle et bonne Marie Desmares, et de cette vertueuse demoiselle Chevillet de Champmeslé sa mère, et finit par lui persuader, ou à peu près, que deux si excellentes personnes ne pouvaient vouloir du mal, l'une à son mari, l'autre à son fils.
Tant que Champmeslé avait été couché près de cet ami, ou était demeuré en sa présence, il avait été un peu rassuré, comme nous avons dit ; mais le coup était porté. A peine eut-il quitté son consolateur, que la même idée fixe lui revint. Ce jour-là était un dimanche, et l'on jouait l'Iphigénie de monsieur Racine, et je ne sais plus quelle petite pièce par laquelle on commençait. Pendant la petite pièce, mon grand-père, habillé en Grec, se promenait au foyer. Il avait le casque sur les yeux, sa cotte de mailles de velours était toute constellée de larmes qui, comme des diamants liquides, coulaient jusque sur ses cothurnes. Et c'était pitié que de l'entendre chantonner, sur un air qui devenait plus lugubre de jour en jour, son éternel refrain : Adieu, paniers, vendanges sont faites ! Aussi tout le monde, en entendant cet air lamentable, se dit : – Mon Dieu ! que Champmeslé va donc jouer tristement Ulysse ce soir.
- Ulysse n'est pas précisément un rôle gai, dit avec un flegme profond Bannière, que ce récit prenait jusqu'aux entrailles.
- Gai ou non, monsieur, je vous assure que le rôle fut joué terriblement ce jour-là. Baron, qui jouait Achille, ne savait plus comment se tenir, et Sallé, qui jouait Agamemnon, et qui était depuis un grand mois brouillé avec Baron, ne put s'empêcher de lui demander lorsqu'il lui dit :
Seigneur, qu'a donc ce bruit qui vous doive étonner ?

« - Est-ce que Champmeslé est malade ? »

- Tandis, interrompit Bannière, que la réplique est :

          Juste ciel saurait-il mon funeste artifice ?

- Justement. Mais, en vérité, mon frère, je vous trouve énormément lettré.
- Oui, l'on m'a fait apprendre tout cela dans ma famille, répondit modestement Bannière.
- Le spectacle achevé, continua Champmeslé, mon grand-père se garda bien de s'aller coucher et d'essayer de dormir. Il avait trop peur, dès qu'il aurait les yeux fermés, et même ayant les yeux ouverts, de revoir encore sa mère et sa femme. Il erra par les rues en évitant de regarder dans les endroits sombres, et le matin, dès que les églises furent ouvertes, il alla donner trente sous au sacristain de Saint-Eustache pour faire dire une messe à l'intention de sa mère, et une messe à l'intention de sa femme.
- C'est donc dix sous que je vais vous rendre ? demanda le sacristain.
- Non pas, car vous en ferez dire une troisième pour moi. Gardez le tout.
C'était un homme persévérant que votre grand-père, dit le novice.
- Eh ! vous allez voir qu'il avait raison, poursuivit l'artiste.
- En revenant à l'hôtel de la Comédie, où les acteurs déjeunaient parfois avant les répétitions, la première personne que rencontra monsieur de Champmeslé fut Baron.
Baron le plaisanta sur sa figure sinistre.
Mais rien ne dérida mon grand-père. A toutes les plaisanteries de Baron, il secouait la tête d'un air qui voulait dire :
- Ah ! si tu savais ! Baron comprit.
- Tu as donc un chagrin réel ? demanda-t-il.
- Si j'en ai un morbleu ! je le crois, répondit mon grand-père ; le plus grand chagrin que j'aie jamais eu.
Et il murmura tout bas :
- Viens avec nous, viens avec nous.
- Enfin, si grand que soit ce chagrin, dit Baron essayant de maintenir la conversation sur le ton de la plaisanterie.

          Ta douleur, Champmeslé, ne peut être éternelle.

- Ah ! fit mon grand-père ; elle le sera pourtant, car elle ne finira qu'avec moi.
- Voyons, dis-la-moi ; si c'est si sérieux que cela, je veux la connaître.
- Tu veux la connaître ?
- Oui.
- Eh bien ! ma douleur est de te savoir en brouille avec ce bon Sallé.
- Ah ! par exemple ! un bélître qui prétend que je vieillis et qui va le disant partout.
- Il a tort ; on a l'âge que l'on paraît, et tu parais trente ans à peine.
- Tu vois bien que c'est un cuistre, un drôle, un faquin !
- C'est tout ce que tu voudras, Baron ; mais je ne veux pas mourir vous sachant brouillés, et comme cela ne peut tarder...
- Quoi ! quelle chose ne peut tarder ?
- Que je meure.
- Eh bien ! soit. Je me raccommoderai avec Sallé le jour de ta mort, mon vieux Champmeslé, dit Baron.
- Va donc, car c'est aujourd'hui, répondit mon grand-père.
Et malgré les si, les mais et les car de Baron, qui n'était pas facile à persuader, mon grand-père força Baron d'entrer au cabaret.
Sallé était à table et déjeunait.
Mon grand-père força encore Baron de s'asseoir en face de son ennemi, et s'assit entre eux deux.
- A table, la mélancolie s'en va, dit Bannière.
- Ah ! jeune homme, jeune homme, s'écria douloureusement le comédien, vous allez voir combien vous vous trompez ! Quoique assis tous deux à la même table, Baron et Sallé continuaient à se bouder, se montrant d'abord un peu les dents. Mais sans quitter un instant sa mine sépulcrale, monsieur de Champmeslé leur entonna tant de bon vin dans le gosier qu'ils finirent par céder. Voyant cet amollissement de leurs coeurs, mon grand-père prit alors leurs deux mains qu'il joignit sur la table même ; puis, comme s'il eût accompli son devoir en ce monde, comme s'il ne lui restait plus rien à faire sur la terre, il laissa tomber sa tête dans ses deux mains.
- Peut-être aussi, dit Bannière, se cachait-il ainsi à cause de cette vision qui le poursuivait ?
- Ah ! que voilà une réflexion qui prouve que vous êtes un jeune homme de sens, dit le comédien ; c'était justement cela.
Tant il y a que, dans la position qu'il avait prise, mon grand-père avait l'air de verser toutes les larmes de son corps.
- Bon, dit Sallé, voilà Champmeslé qui pleure, maintenant que nous rions.
- Eh non ! dit gaiement Baron. Champmeslé s'était engagé à mourir s'il avait le bonheur de nous réconcilier ; il nous a réconciliés et il se meurt, par Dieu !
Mon grand-père poussa un soupir.
Ce soupir avait quelque chose de glacial.
Les deux amis se regardèrent ; ils venaient de se sentir frissonner malgré eux.
Puis ils reportèrent leurs yeux sur Champmeslé.
Son immobilité, qui allait jusqu'à l'absence même du souffle, les effraya.
Il tenait toujours sa tête entre ses deux mains. Baron en écarta une, Sallé l'autre, et l'on vit Champmeslé tomber le visage pâle, le nez aplati contre la table, les yeux fixes, la bouche crispée.
Il était mort.
- Oh ! monsieur, s'écria Bannière, c'est navrant ce que vous racontez là !
- N'est-ce pas, mon frère ? répondit l'artiste en poussant un gros soupir.
- Mais tout cela, continua Bannière, qui était un esprit logique, tout cela ne m'explique point pourquoi vous voulez vous confesser ?
- Pourquoi... mais comprenez donc, mon cher frère : on meurt subitement dans la famille des Champmeslé. Mon grand-père, vous le voyez, est mort subitement, ma grand-mère est morte subitement, mon père est mort subitement, tous trois après avoir crée un rôle nouveau, car ce rôle d'Ulysse, c'était la première fois que mon grand-père le jouait, ayant abandonné Agamemnon à Sallé qui ambitionnait le rôle depuis longtemps.
- Eh bien ! toutes les fois que je vais créer un rôle, je tremble à mon tour de mourir subitement comme sont morts mon père, mon grand-père et ma grand-mère...
- Mais vous allez donc créer un nouveau rôle ? demanda timidement Bannière.
- Hélas ! oui, mon frère, répondit Champmeslé avec un geste désespéré.
- Quand cela ?
- Demain ?
- Demain, dites-vous ?
- Demain !
- Et quel rôle créez-vous ?
- Oh ! un rôle bien difficile.
- Lequel ?
- Hérode.
- Hérode ! Hérode dans Hérode et Mariamne, de monsieur de Voltaire ! s'écria Bannière en faisant un bond en arrière et on joignant les mains de surprise.
- Oh ! ne me le reprochez pas, dit lamentablement le comédien, j'en suis désolé.
- Vous êtes désolé de jouer la comédie et vous la jouez ? fit Bannière, ne s'expliquant pas bien cette contradiction.
- Eh ! mon Dieu ! oui, s'écria Champmeslé ; anomalie inexplicable, n'est- ce pas ; mais cela est ainsi. Qu'y faire ? Rien, car j'ai toutes les superstitions de ma famille ; il me passe parfois dans l'esprit, à ce propos, des idées...
- Quelles idées ?
- Des idées que je ne peux pas émettre, attendu qu'elles porteraient atteinte à l'honneur de ma grand-mère.
- Dites, je ne suis pas tout le monde.
- Il me passe dans l'idée que je ne suis pas tout à fait le fils de mon grand père.
- Bah !
- Il me passe dans l'idée que cette rage que j'ai pour le théâtre, et qui fait que quand je ne joue pas la comédie je crois que je renie mon sang, que lorsque je la joue je crois que je me damne, tient à ce que ce sang est, comme on dit en terme de blason, mi-parti comédien, mi-parti auteur. On a fort jasé autrefois sur ce que monsieur Racine donnait tous ses rôles à ma grand-mère. On n'a pas moins jasé sur ce que monsieur La Fontaine laissait mon grand-père mettre son nom auprès du sien. Oh ! si cela était, je serais bien autrement damné, étant le petit-fils d'une comédienne et d'un homme qui a fait des tragédies d'amour.
- Ah ! dit naïvement Bannière, il y a autant de chances, mon cher frère, pour que vous soyez le fils de monsieur La Fontaine que le fils de monsieur Racine.
- Mais alors ce serait bien pis, car je serais le fils d'une comédienne et d'un homme qui a fait des contes fort libertins.
- Cas de conscience, c'est vrai, dit Bannière ; mais ce n'est pas à nous de le discuter, et dès que quelqu'un de nos révérends pères sera sorti de table...
- Oh ! oui, un confesseur, un confesseur ! s'écria Champmeslé ; un confesseur qui me dise le dernier mot de tout cela ; un confesseur qui me dise si je suis le fils de monsieur Chevillet, de monsieur Racine ou de monsieur La Fontaine ; un confesseur qui me dise si l'on est absolument damné quand on est comédien, fils de comédien, arrière-petit-fils de comédien. Oh ! un confesseur, un confesseur, un confesseur, car je vais jouer un nouveau rôle demain ; et je veux me confesser in articulo mortis !
- Mais calmez-vous, mon cher frère, vous n'êtes point d'âge à craindre pareil événement.
- Ah ! que je vous trouve heureux, vous autres saints hommes, s'écria Champmeslé ; que je vous trouve heureux, vous qui n'avez ni blanc ni rouge à vous mettre sur les joues, comme dans Pyrame et Thisbé ; ni barbe à vous mettre au menton, comme dans Hérode ; que je vous trouve heureux, vous qui, au lieu de descendre d'une triple génération de comédiens, êtes jésuites de père en fils.
- Monsieur, s'écria Bannière, que dites-vous donc là ? Jésuites de père en fils ! Mais vous délirez, mon très cher frère.
- Pardon, pardon, cent fois pardon ; mais, voyez-vous, quand je vais créer un rôle nouveau, je ne sais plus ce que je fais, je ne sais plus ce que je dis. Jésuite de père en fils, je sais bien que cela n'est pas possible. Oh ! permettez-moi de vous embrasser chrétiennement, mon frère, pour être sûr que vous me pardonnez.
Et il embrassa si bien le novice, et il le serra si tendrement dans ses bras, que la fameuse brochure, qui semblait de son côté aspirer à la lumière, sauta cette fois hors de la poche de Bannière, et retomba entre les mains de Champmeslé, qui lut bien involontairement sur la première page :

          Hérode et Mariamne,

Tragédie en cinq actes, de monsieur Arouet de Voltaire.

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1998-2010
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