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Chapitre XXXVI
Comment Bannière entra au régiment des dragons de Mailly.

Bannière, abandonné par Olympe, passa la nuit de son arrestation à Lyon, couché sur la paille de son cachot, se roulant, se tordant, se heurtant la tête contre les murailles.
Il est des souffrances que la plume la plus exercée ne tentera jamais de décrire, justement parce que cette plume sait que l'expression a ses limites, tandis que la douleur n'en a pas.
Le lendemain, Bannière, broyé, moulu, sanglant, était tombé dans une espèce d'assoupissement qui ressemblait au sommeil, comme la mort ressemble au repos.
Vers huit heures du matin, à travers le nuage qui pesait sur son esprit et voilait son intelligence, il crut entendre ouvrir la porte de son cachot, et voir s'avancer vers lui plusieurs hommes.
Bientôt une sensation toute matérielle aida à le tirer de sa torpeur.
Il sentit qu'on le secouait vivement ; il ouvrit les yeux, jeta autour de lui un regard atone, et, à l'aide d'un effort presque douloureux, il parvint à distinguer ce qui se passait.
Deux dragons, penchés sur lui, le secouaient à tour de bras pour le tirer de sa torpeur, tandis qu'un brigadier, debout devant lui, voyant l'inutilité de leurs efforts, ordonnait à chaque secousse vaine de secouer plus fort, et cela du même ton et avec le même flegme qu'il eût ordonné une manoeuvre.
Bannière se sentit tellement incommodé de ces secousses, que faisant, pour retrouver la voix, un second effort égal à celui qu'il avait fait pour retrouver la vue, il parvint à articuler quelques paroles.
- Que me voulez-vous ? demanda-t-il.
- Brigadier, dirent les dragons, il a parlé.
- Oui, répondit le brigadier, mais je n'ai point entendu ce qu'il a dit.
- Ni nous non plus, dirent les dragons. Holà ! l'ami ! firent-ils en secouant de nouveau Bannière, répétez un peu, s'il vous plaît, ce que vous venez de dire ; le supérieur n'a pas entendu, ni nous non plus.
- Je demande ce que vous me voulez ? répéta Bannière et une voix éteinte.
- Brigadier, dirent les deux soldats, il demande ce que nous voulons.
- J'entends bien, pardieu ! dit le brigadier ; je ne suis pas sourd.
Puis se retournant vers Bannière.
- Ce que nous voulons ? camarade, dit-il, nous voulons d'abord vous remettre sur vos pieds, si c'est possible, ensuite vous emmener à la caserne, puis vous mettre sur le dos un uniforme pareil au nôtre, puis vous apprendre à monter à cheval, puis vous fortifier dans la manoeuvre du sabre et de la carabine, afin de faire de vous un joli dragon.
- Faire de moi un joli dragon, répéta Bannière, cherchant le sens de ces paroles qu'il ne comprenait pas parfaitement.
- Autant, toutefois, qu'il sera possible, ajouta le brigadier, qui, en voyant Bannière le visage meurtri et ensanglanté, ne paraissait pas avoir une idée bien merveilleuse du physique de son futur compagnon, et ne voulait point en conséquence, comme on disait au régiment, promettre à Bannière plus de beurre qu'il n'en pouvait étendre sur son pain.
- Ah ! oui, murmura Bannière, c'est vrai. Je me suis engagé cette nuit dans les dragons de Mailly.
Puis, il ajouta avec un soupir :
- Je l'avais oublié.
- Ah diable ! fit le brigadier, vous avez la mémoire courte à ce qu'il parait, camarade ; prenez garde, c'est un défaut dans l'état militaire ; il y a dans le code un petit article là-dessus. Je vous invite à le méditer.
Bannière ne répondit point ; il était retombé dans cette rêverie sombre dont l'avaient tiré un instant les secousses réitérées et progressives des deux dragons ; il était probable qu'il n'avait pas entendu un seul mot de ce que venait de dire le brigadier.
Ce fut un grand malheur.
Cependant, une fois debout, Bannière marcha ; une fois en marche, Bannière fut bientôt hors de la prison ; une fois hors de la prison, il se trouva en contact avec l'air ; une fois en contact avec l'air, les idées lui revinrent peu à peu.
Il était dragon,
Mais il n'était plus jésuite.
On le conduisait à la caserne,
Mais on n'avait aucun motif pour l'y consigner.
Il en sortirait, nous ne dirons pas un jour ou l'autre, de cette caserne, mais une heure ou l'autre.
Il en sortirait probablement avant même que la nuit fût venue ; alors il irait chez la Catalane et lui ferait, bon gré, mal gré, rendre sa bague ; alors il irait chez Olympe, et, quel que fût son entêtement, il lui prouverait son innocence.
D'ailleurs, s'il ne pouvait la lui prouver, il se brûlerait la cervelle à ses pieds, et tout serait dit.
Ce petit plan, bien irrévocablement arrêté dans l'esprit de Bannière, rendit beaucoup de force à ses jambes et beaucoup d'élasticité à ses bras.
Il eut un instant l'idée de se servir de cette élasticité de ses bras pour écarter les deux soldats qui marchaient à ses côtés, et de cette force de ses jambes pour gagner quelqu'un de ces labyrinthes de rues où il est impossible de poursuivre un homme. Mais il réfléchit qu'aussitôt son signalement serait donné, et qu'il ne pouvait manquer d'être repris avant d'avoir fait à la Catalane et à Olympe la double visite qu'il projetait de leur faire.
Mieux valait d'abord faire ces deux visites, et prendre pour le reste conseil des circonstances.
Bannière secoua donc sa tête comme pour en chasser ces idées follement prématurées, et, le visage plus calme, ii continua son chemin vers la caserne.
Il y arriva presque souriant.
Neuf heures du matin sonnaient comme il y entrait.
La caserne s'étendait au fond d'une grande cour carrée, qui servait aux exercices militaires du régiment.
Le régiment, au moment où Bannière entra dans cette cour, était en train de faire l’exercice à pied.
Nous croyons avoir déjà dit que les dragons avaient le privilège d'appartenir à la fois à la cavalerie et à l'infanterie.
En face de l'ennemi, devant le feu, tout dragon à cheval faisait partie de la cavalerie ; mais une fois son cheval tué, il passait momentanément dans l'infanterie, quittait le sabre et prenait le mousquet.
Le régiment faisait donc l'exercice à pied.
Les deux dragons et le brigadier conduisirent Bannière au magasin. Comme il fallait avoir cinq pieds quatre pouces au moins, et cinq pieds six pouces au plus pour entrer dans les dragons, les habits, faits sur cette taille, n'étaient jamais ni trop longs ni trop courts.
Seulement, il arrivait parfois qu'ils étaient trop larges ou trop étroits.
Le garde-magasin fit le tour de Bannière, et d'un ton capable :
- J'ai l'affaire de ce gaillard-là, dit-il, comme si je lui avais pris sa mesure. Faites-lui laver le visage et taillez-lui les cheveux, après quoi renvoyez-le ici. Je me charge du reste.
Bannière descendit dans la cour, se lava le visage à la fontaine, et livra aux ciseaux sa tête, dont les cheveux furent en cinq minutes taillés selon l'ordonnance.
Puis il alla endosser l'uniforme.
L'uniforme endossé, il fut reconnu que Bannière faisait, en effet, comme s'était hasardé à le dire le brigadier, un fort joli dragon.
Bannière, tout préoccupé qu'il était d'idées plus sérieuses, n'en jeta pas moins un regard de côté sur le fragment de miroir cassé qui, appliqué à la muraille, servait aux muscadins du régiment à donner le dernier tour à leur toi toilette.
Ce fragment de miroir cassé avait coûté la tranquillité du coeur à bien des beautés lyonnaises.
Bannière y jeta donc un regard à son tour, et vit, à sa grande satisfaction, que l'uniforme ne lui allait point mal du tout, ce qui lui fit espérer tout bas, qu'ayant conquis le coeur d'Olympe sous la robe de jésuite, il avait bien des chances de le reconquérir sous l'habit d'un dragon.
Il y avait bien toujours cette diable d'idée de monsieur de Mailly au fond de tous les rêves de Bannière.
Olympe avait dit à Bannière, comme une preuve qu'elle n'était plus à lui, qu'elle s'était rendue à son ancien amant.
Mais Olympe n'avait-elle point dit cela dans un moment de colère, pour rendre à Bannière le mal qu'il lui avait fait.
D'ailleurs, Bannière le lui avait dit, il était lâche comme tout homme qui aime véritablement et qui est prêt à sacrifier à cet amour, même son honneur.
Eh bien ! si Olympe avait fait ce qu'elle avait dit, quand Bannière lui aurait prouvé qu'il ne l'avait jamais trompée, c'était lui qui aurait à pardonner, puisque ce serait lui l'innocent et Olympe la coupable, et alors, eh bien ! alors, il pardonnerait.
Il en était là de ses idées miséricordieuses, quand le brigadier instructeur lui mit un fusil entre les mains, et le poussa dans les rangs des nouvelles recrues qui apprenaient la charge en douze temps.
Bannière passa une heure à porter arme et à présenter arme, après quoi on lui annonça qu'il était libre de faire ce qu'il voudrait de sa personne jusqu'à midi.
A midi il reviendrait prendre la leçon d'équitation.
Bannière demanda à son brigadier s'il pouvait hardiment rentrer dans la ville et y narguer les jésuites.
Le brigadier lui répondit que sous l'uniforme de Sa Majesté, il devait être absolument sans crainte, et pouvait aller, jusque sous les fenêtres de leur collège, faire aux hommes noirs les gestes les plus provoquants et les plus dédaigneux.
Bannière ne se le fit pas dire à deux fois, il salua son supérieur, et, le sabre sous le bras, le casque légèrement incliné sur l'oreille, il traversa la cour et gagna la porte extérieure, dont il examina avec soin et à tout hasard la situation topographique.

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