Chapitre XL
Comment, sans être aussi noble que monsieur de Grammont, Bannière eût l'honneur de faire la même partie que lui.
Toutes ces politesses donnaient à Bannière la plus haute idée de la position sociale de monsieur le marquis.
Pour qu'un riche marchand se fasse ainsi le complaisant d'un capitaine, pensait-il à part lui, il faut que ce capitaine soit millionnaire.
Puis en dessous, par distraction, car son coeur et sa pensée couraient toujours à la suite d'Olympe, il lorgnait madame Marion, sans mauvaise pensée aucune et pour rendre quelque politesse à celle-ci en échange de ses prévenances.
Le marchand ne fit que monter et descendre ; sans doute était-il familier dans l'appartement du marquis. Il rapportait le costume en question.
La veste était de velours, c'est vrai, et sur ce point le marquis della Torra n'avait point menti ; mais d'un velours violacé et miroitant, dont la fraîcheur n'était plus même à l'état de souvenir.
Il fallait que ce fût quelque robe de chambre du temps de monsieur de Roquelaure le contemporain de Tallemant des Réaux, bien entendu, dont les basques, trop usées c'est de la robe de chambre que nous parlons, ou détruites par accident, avaient subi l'amputation et changé le vêtement primitif en une veste à manches.
Le marquis vit que Bannière détaillait l'objet qui lui était présenté et que le détail n'était pas à l'avantage de cet objet.
- Voyons, essayez, essayez, dit-il pour distraire l'attention de l'amateur.
Bannière essaya.
Il fallait, comme l'avait prévu Bannière, que la chose fût quelque peu ridicule, car madame Marion, quelque bienveillante qu'elle fût d'ordinaire pour lui, ne put retenir un immense éclat de rire lorsqu'elle le vit sous cette souquenille.
Le fait est qu'un casque comme on les portait alors, une culotte rouge et des bottes, faisaient, avec cette veste, le plus bouffon des mariages.
Aussi, Bannière, tout en essayant la veste, retenait-il encore son habit par la manche ; mais enfin force lui fut de le laisser tomber, et l'on entendit le son à la fois vif, argentin et mat d'une bourse bien garnie heurtant la dalle et dont l'épaisseur de l'étoffe amortissait le cliquetis métallique.
Alors, comme frappés par un ressort, le marquis della Torra et le marchand se regardèrent avec un épanouissement dont Bannière eût certes compris la signification, n'eussent été la disgrâce de se voir dans une veste si passée et la longueur démesurée des manches de cette veste.
Madame Marion rougit et se retourna vers la fameuse image de la porte vitrée, qu'elle se mit à contempler de nouveau.
Le marquis, de fier qu'il était, se montrait aussitôt empressé à plaire ; sans doute la pesanteur de la bourse, calculée en mathématicien par le bruit qu'elle avait fait en tombant, prouvait au marquis qu'il n'avait point affaire à un dragon ordinaire.
En effet, la chose était parfaitement possible. Dans les dragons, corps privilégié, s'engageaient beaucoup de fils de famille, et tout fils de famille est honorable pour les capitaines quand il a une bourse aussi bien garnie que paraissait l'être celle de Bannière.
La bourse, c'est la généalogie la plus sensible aux étrangers.
On fit essayer à Bannière, par le même procédé, la culotte de basin blanc ; puis on lui donna des pantoufles fort usées comme tout le reste, plus que tout le reste même. Cependant, au moment de les lui livrer :
- Une minute, dit le capitaine au marchand, une minute, que diable ! Comme vous y allez, mon cher ! ma veste, bien ; ma culotte, passe : ce sont objets sans valeur relative, et je veux bien obliger ce bon jeune homme. Et ce disant, le marquis regardait paternellement Bannière.
Mais pour les pantoufles, non, non, non ! pour les pantoufles, je ne le puis : elles sont brodées par Marion et j'y tiens.
Marion, à ces paroles du capitaine, lança sur Bannière un si singulier coup d'oeil que le dragon, oubliant pour un instant Olympe, enfonça les pantoufles plus avant dans ses pieds et s'écria avec un sourire précieux :
- Elles m'ont appartenu une seconde ; elles n'ont donc plus de valeur pour vous, monsieur le marquis ; j'en appelle à madame elle-même.
- Impossible de mieux dire, s'écria le marchand de soieries à son tour. Non, monsieur le marquis ; non, madame la marquise, vous n'aurez pas la cruauté de désobliger ce brave gentilhomme en lui retirant ses pantoufles des pieds. Tenez bon, jeune homme, tenez bon, ajouta tout bas le marchand, et vous aurez les pantoufles.
Le marquis salua avec courtoisie ; Marion sourit gracieusement, et les pantoufles demeurèrent acquises à Bannière.
Pour se faire une idée de l'opinion qu'il avait de lui-même, il fallait voir Bannière se regarder vêtu de cet étrange costume dans le petit miroir gercé de la salle d'auberge.
En effet, de tous les costumes plus ou moins étranges que le digne élève des jésuites avait endossés l'un après l'autre, y compris la robe noire de l'ordre, pas un, il faut le dire, n'avait aussi mal servi ses grâces naturelles.
Aussi soupirait-il beaucoup.
Le marquis jugea la situation en politique consommé, et se hâta de le consoler par ces mots :
- Oui, je comprends, mon beau soldat, vous vous trouvez un peu sacrifié sous ce costume ; mais, croyez-moi, jeune homme, l'habit militaire est gênant parfois. Nous avons beaucoup d'officiers dans le canton ; quelques uns de ces officiers sont curieux outre mesure. Si l'un de ces officiers s'avisait de vouloir examiner vos papiers et que vos papiers ne fussent point en règle... hein ! quelle affaire, avec votre costume de dragon ! En vérité, vous serez bien plus tranquille sous ma veste de velours râpé.
C'était au fond l'opinion de Bannière.
Aussi la manière naïve dont il tomba dans le panneau, c'est-à-dire le silence qu'il crut à propos de garder à cette observation du marquis, convainquit pleinement les deux étrangers du service qu'ils avaient rendu à ce dragon perdu sur les grands chemins.
Ils le regardèrent donc dès lors comme leur propriété, et le potage ayant été servi sur ces entrefaites, ils le firent asseoir à tablé auprès d'eux.
Auprès d'eux n'est pas tout à fait exact, et cette fois, nous devons le dire, nous avons sacrifié à la phrase, car madame la marquise della Torra fut placée à gauche de ses pantoufles brodées.
Bannière avait faim, le dîner était savoureux ; le quatuor gastronomique donna les premiers moments à l'appréciation des entrées et des vins de l'hôte.
Et puis, çà et là, Bannière, honteux d'abord du costume dont il était affublé, prenant le dessus, plaça quelques mots spirituels entremêlés de soupirs.
Les mots spirituels étaient pour Marion ; les soupirs étaient pour Olympe.
Mais, on le sait, Bannière était trop amoureux pour avoir continuellement de l'esprit.
Lorsque ses yeux s'arrêtaient sur la marquise, une impression étrange se produisait en lui : les souvenirs d'Olympe, mêlés au souvenirs de la Catalane, lui revenaient en foule : souvenirs de volupté, souvenirs de haine ; nuages roses, nuages sombres.
En effet, la marquise Marion, par une étrange combinaison du hasard, avait les lèvres de la Catalane et les cheveux d'Olympe. Il en résulta qu'à force de la regarder, le pauvre Bannière se gonfla de chimères passées, la plus indigne des nourritures pour les esprits qui se portent bien, et à plus forte raison pour les esprits malades.
Ces préoccupations l'empêchèrent d'abord de remarquer combien il était gêné par un pied de la table, pied opiniâtre qui s'obstinait par son frottement à lui user les pantoufles de la marquise.
Enfin il se décida à prendre entre ses jambes ce pied malencontreux, et, surprise étrange, il sentit rond ce pied de chêne qu'il avait cru carré avant que la nappe fût mise ;
il sentit moelleux et tiède ce pied qu'il avait jugé à l'oeil dur et froid comme tout coeur de chêne a l'habitude d'être.
Le malheureux Bannière, toujours préoccupé, toujours distrait, disons toujours amoureux, ce qui est bien plus expressif et bien plus simple, le malheureux Bannière était destiné aux bizarres aventures ; dans sa réserve machinale, il voulut compter avec ce pied rétif, et passa sa main sous la table pour contrôler le toucher passif par le toucher réfléchi.
Mais soudain ce pied de chêne s'échappa d'entre ses chevilles comme un levraut qui saute hors de son gîte.
Et Bannière stupéfait s'aperçut, à la rougeur de la marquise, que ce fameux pied n'était autre chose que la jambe potelée de Marion.
Bannière n'était plus disposé à être fat, – c'est un défaut que l'on perd en gagnant l'amour, – il aima mieux, d'ailleurs c'était plutôt fait, croire que la jeune dame avait fait comme lui et pris un pied de chair vive pour un pied de bois mort.
Il s'empressa donc d'adresser un gracieux salut avec force excuses à Marion, et Marion, disons-le à sa louange, n'en rougit que plus fort.
Le dîner s'acheva gaiement de la part du marquis della Torra et du marchand aux bas gris-bleu, pour lesquels le dessous de la table n'avait pas eu d'équivoque.
Cette jambe de Marion avait produit un singulier effet sur Bannière ; elle lui avait rappelé la jambe d'Olympe. A ce souvenir, le pauvre Bannière avait oublié tout ce qui n'était pas ce souvenir lui-même, et la marquise, et ses mépris et ses deux convives ; il avait bu le vin et oublié le vin ; il avait vendu son habit de dragon et oublié non seulement l'habit, mais l'enrôlement qui lui avait mis cet habit sur le dos. Sur la nappe rougie, au milieu des cires allumées, un gracieux fantôme voltigeait, se perdant parfois dans les angles obscurs de la chambre, puis reparaissant à l'improviste et animant tout d'une vie mystérieuse. Dans le feu, dans le vin, dans l'amour, dans l'avenir, Bannière ne voyait rien qu'Olympe.
Il fut d'abord tiré de sa rêverie par un gros soupir de la marquise Marion.
Mais il y retomba presque aussitôt.
Puis, par une apostrophe du marquis della Torra :
- Sangdieu ! s'écria tout à coup le marquis, mais notre jeune homme n'a plus de bottes !
- Non, reprit le marchand, puisqu'il les a troquées contre vos pantoufles.
- Alors, il ne va plus pouvoir monter à cheval.
- C'est encore vrai, fit le marchand.
- Tiens, c'est vrai, dit à son tour Bannière.
- Plus de bottes, dit la marquise, c'est vrai, mais de quoi en acheter.
Et elle lança à l'adresse de Bannière un regard qui resta en route, ou qui, s'il arriva, ne fut point reçu avec sa véritable signification.
- Oh ! monsieur le dragon, j'en suis sûr, dit le marquis avec ce même regard qui avait déjà décidé une fois Bannière ; monsieur le dragon ne tient pas plus à son cheval qu'à son uniforme.
Bannière tressaillit.
- Et il a bien raison, ajouta le marquis avec un accent plein d'expression.
- Il est malheureux que le cheval soit fourbu, dit le marchand ; je m'en serais accommodé, moi. Il a véritablement de la mine.
- Non ! dit Bannière, achetez-le toujours, et avec un peu de soin, vous le ramènerez à bien, je vous en réponds.
- Impossible !
- Pourquoi cela ?
- D'ailleurs, n'est-il pas marqué du chiffre du régiment ou de la fleur de lis du roi ?
- Il est marqué de la fleur de lis du roi, comme tout cheval de réforme.
- Vous voyez bien que vous avouez que c'est un cheval de réforme.
- Bah ! insista Bannière, que fait la marque ? On ne voit pas la marque en l'équipant de certaine façon.
- Eh bien ! équipez-le ainsi, jeune homme. Mais, pour moi, comprenez bien, la marque, c'est une tare ; d'ailleurs, ne parlons point d'un cheval fourbu... point !
- J'eusse cependant été facile de prix, dit imprudemment Bannière.
- Si peu cher que vous le vendiez, ce sera toujours trop cher, dit le marchand.
- Une chose qui ne peut servir à rien est toujours trop chère, dit sentencieusement le marquis.
- Mais enfin, capitaine ?
- Arrangez-vous comme vous voudrez, reprit le marquis, mais laissez-moi dormir ; je tombe de sommeil.
Et il s'arrangea dans un fauteuil auprès de la cheminée, en ayant bien soin de tourner le dos à Bannière et à Marion.
Cinq minutes après, monsieur le marquis della Torra ronflait comme un duc.
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