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Chapitre XLV
Monsieur Bannière trouve d'inépuisables ressources dans son habit de bouracan.

Madame de Mailly, charmante femme aux yeux noirs et vifs, aux cheveux bouclés, à la peau brune et fine, et à laquelle le critique le plus sévère, dit un historien du temps, ne pouvait reprocher que des joues un peu plates, madame de Mailly avait épousé, comme nous l'avons dit au début de ce livre, monsieur le comte de Mailly, l'amant d'Olympe.
Elle était une des cinq demoiselles de Nesle, destinées, on le sait, à faire un si grand bruit dans leur siècle.
Les quatre autres étaient : madame de la Tournelle, madame de Flavencourt, madame de Vintimille, et madame de Lauraguais.
Toutes étaient belles ; quelques-unes même étaient plus belles que madame la comtesse de Mailly ; mais pas une n'avait ce charme si prodigalement répandu par la nature et l'éducation sur toute la personne de la comtesse. Une femme n'est pas toujours aimée parce qu'elle est la plus belle : il y a la grâce qui passe avant la beauté.
Madame de Mailly devait être adorée.
Bannière, en pénétrant près d'elle, reconnut d'abord, avec ce tact vraiment extraordinaire qu'il possédait, toute l'influence qu'une pareille femme pouvait exercer sur les hommes les moins faciles à émouvoir.
De son côté, la comtesse, en apercevant ce garçon, fut prise d'un sentiment étrange en voyant l'opposition que sa bonne mine faisait avec son costume.
- Ah ! fit-elle à sa camériste, comme il est vêtu... Et pourquoi ce déguisement ?
La camériste regarda Bannière en connaisseuse, et secouant la tête :
- Les hommes de M. de Mailly sont bien choisis, dit-elle, si tout le régiment est coupé sur le patron de celui-là..
Le fait est que la comtesse, par une étrange opération de son esprit, s'était dit tout d'abord que si Bannière était bien vêtu, il serait fort agréable à voir.
A la vue d'un joli homme, il pousse presqu'aussitôt dans l'esprit de la femme la plus honnête quelque secrète pensée qu'elle cache à son mari et souvent même à son confesseur.
- Eh bien ! mon ami, dit la comtesse d'une assez douce voix, vous avez demandé à me parler ?
- Oui, madame la comtesse, répondit Bannière.
- Que désirez-vous me dire ?
- Un secret qui exige que je prie madame la comtesse de vouloir bien permettre que je l'entretienne en particulier.
Les gens du monde sont défiants. Ce costume bizarre, cette politesse exquise, tout ce miel parfumé qui n'a pas l'habitude de s'exhaler des lèvres d'un dragon et qui s'exhalait des lèvres de Bannière, arrêtèrent la bienveillance de la comtesse au moment où cette bienveillance allait s'échauffer comme chez une simple femme.
- Cet homme-là, dit-elle, n'est point un dragon ; il salue trop bien.
Et elle fit du coin de l'oeil un signe à sa camériste, qui voulait dire : – Demeurez, mademoiselle.
En conséquence de ce signe, la camériste demeura.
Bannière, qui avait plusieurs foi regardé cette fille comme pour lui donner son congé malgré l'ordre de sa maîtresse, Bannière attendait son départ, et, résolu à ne pas dire un mot, à ne pas faire un geste devant elle, demeurait à la même place, immobile comme un terme, muet comme un poisson.
Il ne faut pas oublier, pour l'intelligence de certains mystères qui cessent d'en être si l'on remonte vers le passé, que cette histoire est presque contemporaine de la régence, et que les jeunes et belles femmes de cette époque, c'est-à-dire ces reines d'amour et de plaisir, savaient, lorsqu'elles voulaient s'en souvenir, combien de fois et de quelle façon, pour arriver jusqu'à elles, les Lauzun s'étaient déguisés dans le siècle passé et les Richelieu dans celui-ci.
Madame de Mailly, mal renseignée par l'instinct ordinaire aux femmes, vit donc dans ce muet personnage si grotesquement vêtu, un soupirant plus audacieux que les autres, et même plus adroit, c'est-à-dire plus dangereux, et commença de se renfrogner. Si jolie qu'elle fût, elle devint presque laide, tant le trop de vertu fait tort au visage, tant Minerve gêne Vénus, ainsi qu'eût pu dire l'abbé de Bernis, que ses madrigaux commençaient à mettre à la mode.
- Si vous êtes venu pour vous tenir purement et simplement debout devant moi comme vous faites et sans rien dire, articula sèchement la comtesse, retournez d'où vous venez, monsieur, et ne me dérangez pas une seconde fois.
Ce mot monsieur avait été prononcé avec un accent qui renfermait le plus franc congé qu'un séducteur travesti pût recevoir.
Mais Bannière ne s'émut pas le moins du monde de ce congé.
Et s'inclinant :
- Madame, répliqua-t-il, je suis, croyez-le bien, un dragon du régiment de monsieur le comte. Je me nomme Bannière, et, Dieu m'en garde ! je n'ai ni n'aurai jamais l'intention de vous offenser.
- Alors, parlez. Vous avez une grâce quelconque à demander à monsieur de Mailly, n'est-ce pas ? et par moi, vous espérez obtenir cette grâce ? Alors, parlez ; quand je demande, il faut faire vite et net.
- En ce cas, madame, ce que je demande, c'est tout simplement où je pourrai rencontrer monsieur de Mailly.
- Pourquoi faire voulez-vous rencontrer monsieur de Mailly ? demanda la comtesse.
Bannière ne s'était pas attendu à cette question, à laquelle cependant il devait s'attendre.
Aussi manqua-t-il complètement d'imagination, au lieu d'inventer un prétexte quelconque.
- Permettez-moi de me taire, madame, dit-il.
- Si vous avez besoin de parler à monsieur le comte de Mailly, pour une affaire que vous ne pouvez pas dire à sa femme, ce n'était pas à sa femme que vous deviez venir demander son adresse. Adieu, monsieur.
Ici Bannière continua non seulement à manquer d'imagination, mais il commença de manquer d'esprit.
Il prenait avec madame de Mailly la mauvaise veine, absolument comme il l'avait prise avec les grecs.
- Madame ! s'écria-t-il, je cherche monsieur le comte de Mailly, parce qu'il m'a enlevé mon bien le plus cher.
- Quel bien a pu vous enlever le comte de Mailly ?
- Une femme !
La comtesse tressaillit.
Bannière se figurait, coeur naïf et ignorant, ôter à cette femme tous ses soupçons en lui faisant une révélation semblable, il avait cru que la piquer contre son mari, c'était la forcer à parler d'abondance.
Bannière avait calculé sur la grisette, et non sur la grande dame.
- Quelle femme ? demanda la comtesse.
- Mademoiselle Olympe ! c'est-à-dire ma vie, c'est-à-dire mon âme !
La comtesse frissonna au feu qui jaillissait des yeux de Bannière.
Quant à la soubrette, elle s'avoua très ingénument à elle-même que si elle se fût appelée mademoiselle Olympe, Bannière n'aurait pas eu à courir après elle, ou du moins à courir bien loin.
- Qu'est-ce que mademoiselle Olympe ? reprit la comtesse décidée à tout apprendre, quitte à prendre de la révélation ce qui lui conviendrait, et à laisser le reste.
- Une actrice, madame.
Madame de Mailly haussa les épaules avec une expression de dédain impossible à rendre ; puis, d'un ton que le plus habile scrutateur des femmes n'eût pu déchiffrer selon sa clef véritable :
- Vous êtes un fou, dit-elle, ou un menteur.
- Fou ! menteur ! s'écria Bannière stupéfait.
- Eh ! sans doute, monsieur, car, à moins d'être fou, on ne fait point de pareilles confidences à une femme sur son mari si elles sont véritables, et si elles sont fausses, eh bien ! comme je vous le disais tout à l'heure, on est menteur.
- Oh ! vous avez raison, madame, dit Bannière, oui, je suis fou d'amour !
La comtesse regarda Bannière du coin de l'oeil, haussa les épaules une seconde fois, et rentra dans sa chambre à coucher.
Bannière s'élança vers elle.
La comtesse s'arrêta sur le seuil de la porte, et tournant la tête pour regarder Bannière par-dessus son épaule,
- Ah ! fit-elle sèchement avec ce coup d'oeil glaçant capable de rompre tous les courants magnétiques qui frémissent du zénith au nadir.
Bannière, cloué à sa place par le désespoir, sentit une impulsion croissante qui le poussait dehors : c'était la soubrette qui faisait ce qu'elle pouvait avec ses deux petites mains pour l'entraîner hors de cette chambre où il venait de commettre une si haute balourdise.
Bannière se laissa aller.
La soubrette avait bonne envie d'être aussi compatissante que sa maîtresse avait été cruelle ; aussi, arrivée à la porte, donna-t-elle à Bannière pour consolation un serrement de main et ces mots :
- Allez, madame ne vous croit pas, parce qu'elle a un coeur de pierre, mais moi qui ai le coeur tendre, hélas ! je vous crois et je vous plains.
Bannière ne répondit point, il sortit de l'hôtel tout étourdi ; ne voyant plus rien devant lui en ce monde que l'abîme où venait de tomber son bonheur.
L'estomac ne fonctionnait plus ; l'ingrat organe digérait, et en digérant il oubliait.
Il serait difficile, même à une plume plus éloquente que la nôtre, de décrire la situation dans laquelle se trouvait le malheureux Bannière après cette scène.
Plus d'espoir, non pas de rattraper monsieur de Mailly sur des indications quelconques ; rien n'était, au contraire, plus facile que cela : il n'y avait qu'à l'attendre à la porte de son hôtel ; il y rentrerait, pardieu ! bien un jour ou l'autre ; mais rattraper monsieur de Mailly, ce n'était pas retrouver Olympe ; et ne pas retrouver Olympe, Bannière le sentait, c'était un état pire que la mort.
Ce qu'il y avait de pis dans la situation, c'est que, plus Bannière s'enfonçait dans les réflexions, plus il s'enfonçait dans le désespoir. Plus d'argent, donc plus de ressources.
Bannière tomba dans une espèce de prostration d'autant plus profonde que sa joie avait été plus expansive.
Puis, tout à coup, quelque chose comme un éclair passa sur son visage ; mais cet éclair était plus sombre que joyeux.
- J'ai mon diamant, dit-il ; ce diamant vaut trois cents pistoles au moins. On m'en prêtera cent dessus. Je me ferai faire une reconnaissance en bonne forme, un acte de propriété par-devant notaire, enfin quelque chose de solide, d'incontestable. Avec l'argent je retrouverai Olympe, et j'irai, la conduisant chez le notaire, lui montrer le diamant, si d'ici là je n'ai point encore trouvé le moyen de le racheter.
Puis, tout à coup se ravisant,
- Oh ! s'écria-t-il, exposer mon diamant, exposer la seule preuve que j'aie de mon amour, de mon absolu dévouement aux volontés de ma maîtresse ! abandonner ce diamant à d'autres mains que les miennes ! Voyons, j'étais fou d'avoir une pareille idée. Est-ce qu'un préteur sur gage ne peut pas faire banqueroute et s'enfuir ? Est-ce qu'un juif ne peut pas être arrêté, confisqué, emprisonné ? Est-ce qu'un notaire ne peut pas être incendié, volé ? Dame ! cela s'est vu, et nous avons sur les galères de Sa Majesté, à Toulon et à Brest, des tabellions fort connus à Paris. D'ailleurs, devant un notaire, il faudrait dire mes noms, prénoms, qualités : Joseph Bannière, enfui du couvent des jésuites d'Avignon, déserteur de la caserne des dragons de Lyon. C'est impossible. D'ailleurs, c'est dit ; cela serait possible que cela ne se ferait pas : j'ai reconquis mon diamant, mon diamant ne me quittera plus.
Et il pressa amoureusement ce diamant sur ses lèvres, et il chercha sur la froide surface la chaleur des baisers qu'Olympe y avait déposés jadis.
Cette pensée d'aliéner, ne fût-ce que pour un mois, ne fût-ce que pour un jour, ne fût-ce que pour une heure ce diamant, lui fit tant d'horreur, qu'il se frappa la poitrine en souvenir de ses bonnes habitudes monacales.
L'habit de bouracan reçut encore ce choc. Il était bien mince, le pauvre habit ; il savait, comme un maillot, prendre toutes les formes du corps. Cependant, sous le coup de poing dont Bannière le gratifiait, le bouracan prit une attitude de résistance : la diaphane étoffe se fit plastron à l'endroit du coeur.
Bannière sentit une épaisseur dans la doublure. Pardon, nous induisons en erreur le public en disant dans la doublure : l'habit n'en avait pas. Rectifions le fait : Bannière sentit une doublure dans cette quasi-épaisseur.
Il regarda, saisi non seulement de surprise, mais d'un certain respect ; il regarda et vit, à l'endroit du coeur, derrière l'étoffe de cet habit, comme un quadrilatère de toile blanche pareil à ces radoubs qui servent à consolider les accrocs repris par une aiguille expérimentée, mais insuffisante cependant, dans les habits hors d'âge.
- Voilà, dit-il, une pièce mal mise ; la fripière m'aurait-elle trompé ?
- Mais il y a épaisseur, épaisseur réelle, dit Bannière. Voyons.
En effet, décousant cette épaisseur avec un ongle avide, il trouva dans ce carré de toile une sorte de sachet fait d'une bande de satin gris et d'une bande de satin rose, le tout en très mauvais état, le tout fort usé, fort décoloré, fort flétri, et portant, brodée sur le satin rose, une grossière image de saint Julien, avec ces mots :
Ora pro nobis.
- Un scapulaire ! s'écria Bannière ; mais l'habit est donc enchanté ? Voyons, serait-ce ce scapulaire, par hasard, qui aurait fait que j'ai trouvé un écu dans cet habit ? Ce n'est pas probable cependant, à moins que saint Julien, le patron des voyageurs, ne protège le bouracan au point de le garnir tous les matins d'un écu de six livres. Voyons dans le scapulaire.
Et Bannière procéda avec la plus rigoureuse exactitude à l'examen du scapulaire.
- Vide ! Oh ! bien vide ! la religion pure et simple, dénuée d'artifices et d'ornements.
Au scapulaire étaient appendus deux petits cordons de soie. Il était évident que la destination de ce scapulaire était de pendre du col sur la poitrine.
Bannière, en conséquence, pendit pieusement le scapulaire à son col, et, invoquant le grand saint Julien, sous la protection duquel il se trouvait désormais placé, il prit la première rue qu'il rencontra, sans savoir où cette rue menait.
Cela désormais ne le regardait plus, c'était l'affaire de saint Julien.
A peine eut-it fait cent pas qu'il aperçut bon nombre de gens arrêtés au coin d'une rue.
Comme rien ne pressait Bannière, il s'approcha de ces gens pour voir ce qu'ils faisaient là.
Ils lisaient une affiche de théâtre.
Bannière poussa un gros soupir : il se rappelait le temps où, tout entier à son art et à son amour, il jouait Hérode avec Olympe, et rentrait souper et coucher avec sa Mariamne ressuscitée.
Que jouait-on à Paris, à cette fameuse Comédie-Française, dont Bannière avait tant entendu parler ?
Il se haussa sur la pointe des pieds pour lire par-dessus la tête des gens qui étaient devant lui.
Tout à coup il poussa un cri.
L'affiche portait en grosses lettres le nom d'Olympe, dont les débuts étaient annoncés pour le soir même à la Comédie-Française.

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