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Chapitre LII
La politique de madame la Marquise de Prie.

La marquise s'assit. Le duc s'appuya au dos de son fauteuil.
- Marquise, ma chère marquise, lui dit la duc en lui prenant assez tendrement la main, si vous saviez combien je regrette que votre humeur méchante m'ait forcé autrefois de vous redemander cette clef.
- Pourquoi ?
- Mais parce que si vous m'aviez aimé, plus en ce moment, aujourd'hui, après mes deux ans d'absence surtout, nous serions fous l'un de l'autre.
- Duc, je suis venue pour parler affaires. Voyons, laissez là ma main ; le temps passe.
- Comme il vous plaira, marquise.
Et le duc garda la main.
- Je vous disais donc...
- Que vous êtes plus en faveur que jamais.
- Cela vous étonne ?
- Mais oui.
- Comment cela ?
- Mais à cause d'une guerre assez dure que doit faire le vieux Fleury à monsieur le duc.
- Nous la lui rendons bien, Dieu merci !
- Il a pour lui le roi, marquise, et vous savez, quand on ôte au roi son précepteur, le roi pleure, le roi crie.
- Oui, mais nous avons pour nous la reine et quand on ôte au roi la reine....
- Prenez garde, marquise. On dit que la reine, devient bien vertueuse... trop vertueuse... que le roi commence à la craindre plus et à l'aimer moins.
- Ah ! l'on vous a dit cela.
- On m'a même dit plus.
- Quoi donc ?
- On m'a dit que Louis XV, ce qui ne lui était jamais arrivé, commence à faire lit à part.
- C'est vrai.
- Eh bien ! mais marquise, il me semble que vous avez un triste appui dans la reine, dans une reine qui, comme dit le roi, refuse à son mari le devoir.
Et les deux personnages se mirent à rire.
Puis tout en riant, mais en regardant le duc en femme qui va porter un coup décisif.
- Mon cher duc, dit la marquise, savez-vous pourquoi le roi fait lit à part ?
- Dame ! c'est pour coucher seul.
- Savez-vous pourquoi la reine refuse au roi le devoir ?
- C'est que cela ne lui convient pas.
- Eh bien ! non ! c'est que la reine est grosse, duc.
Richelieu bondit à cette nouvelle et poussa une exclamation qui fit voir à la marquise combien était intéressante la nouvelle qu'elle annonçait.
- Ah ! fort bien, dit-il après un silence.
- Vous concevez, duc, continua madame de Prie, un dauphin c'est notre fortune ; la reine, une fois mère de famille, va prendre toute la gravité de son état. Elle est déjà d'un caractère sérieux, elle a des idées justes, elle est ambitieuse, ou plutôt pourrie d'ambition.
- Par qui, marquise ?
- Faites donc l'ignorant. Voyons, Vienne est-il si loin des duchés de Bar et de Lorraine, pour que vous ignoriez combien Stanislas aimerait à influer sur nos affaires.
- Marquise, je vous comprends, et je pense que vous pourriez bien avoir raison.
- N'est-ce pas ?... Aussi ai-je songé à vous tout de suite pour vous mettre dans nos amis.
- Marquise, j'espère que j'y suis déjà.
- Oui : mais je parle d'une autre catégorie d'amis... d'amis politiques.
- J'en serai ?
- Oh ! il ne tiendra qu'à vous.
- Voyons un peu le plan.
Monsieur de Richelieu jeta un coup d'oeil significatif du côté de l'alcôve.
- Qu'avez-vous donc à regarder par là, duc, demanda la marquise, est-ce que vous regrettez votre sommeil ?
- Moi, marquise.
- Oui, vous regardez votre lit.
- Point du tout. Vous êtes sûre de n'avoir pas froid, marquise ?
- Je brûle.
Richelieu poussa un soupir.
La marquise éclata de rire.
- Voyons, dit-elle, soyons sérieux, si c'est possible. Vous êtes ambassadeur et moi envoyé extraordinaire.
- Alors revenons à votre plan.
- Mon plan, le voici : Il est évident que monsieur de Fréjus veut tout accaparer.
- Même le chapeau de cardinal, c'est évident.
- Et chasser monsieur le duc ?
- Et chasser monsieur le duc.
- Il lui faut donc pour cela deux influences. Celle du roi, il l'a ; celle de quelqu'un qui gouverne le roi. Cette domination-là ne trouvez-vous pas moral qu'elle soit exercée par la reine sur le roi, par la femme sur le mari ?
- C'est moral, en effet, marquise.
- Tendons à la morale par tous les moyens possibles.
- Je vous recommande les moyens immoraux, marquise.
- Eh ! cher duc, le roi est sage comme une fille.
- D'accord, marquise. Mais l'on a vu des filles cesser d'être sages. On voit même cela tous les jours ; rien de plus commun.
- La reine le maintiendra ; donnons de l'aplomb à la reine.
- Rien de plus facile. Il s'agit seulement de...
- Il s'agit d'entourer le roi de bons exemples, au lieu de lui faire voir toutes sortes de péchés ; car vous n'ignorez pas, mon cher duc, ce qu'a imaginé cette horreur de vieux prêtre pour instruire le roi aux approches de son mariage.
- Oui, je l'ignore, marquise, et vous m'obligerez infiniment de me le dire, à moins toutefois que cela ne puisse pas se raconter à un autre qu'à un homme d'église. Au reste, dans votre bouche, cela gagnera.
- Eh ! duc, vous allez voir.
- Je m'apprête à frémir.
- Le Fleury s'est ligué avec Bachelier, le valet de chambre. Ils ont fait faire, par un célèbre artiste, toute l'histoire du mariage d'un patriarche en douze tableaux.
- Ah bah ! c'est ingénieux, savez-vous.
- Peintures étonnantes, duc !
- Vous les avez vues, marquise ?
- Oh ! à travers mon voile... entrevues.... De sorte que le pauvre petit prince, qui pleura, il y a cinq ou six ans, lorsqu'on le menaça de le mettre en pénitence dans le lit d'une infante...
- De sorte que le pauvre petit prince est aujourd'hui père de famille... Eh ! marquise, de quoi allez-vous donc vous aviser alors de reprocher sa peinture à monsieur de Fleury. Sans cette peinture, nous n'aurions pas encore d'héritier présomptif. Ce digne prêtre ! eh bien ! il a suivi les préceptes de l'Eglise et pris les intérêts du royaume.
- Moi, je déclare que je trouve cela odieux.
- Dame ! vous dire qu'à sa place j'eusse agi de la même manière, non, non ; j'eusse envoyé au roi un précepteur, et pour lui rendre les leçons douces c'est vous que j'eusse choisie.
- Allons, voilà que vous déraisonnez de nouveau, au lieu de parler sérieusement. Cependant, mon cher duc, la circonstance en vaut la peine.
- Oui, marquise, oui, je vois votre plan ; vous voulez faire de la cour du roi en jeune ce qu'était la cour du feu roi en vieux ; ainsi Louis XV serait Louis XIV, la reine serait madame de Maintenon, monsieur le duc jouerait le rôle de Letellier, vous seriez le père Lachaise, n'est ce pas ?
- Presque, moins l'ennui et la vieillesse.
- Eh, eh ! marquise, il faut que vous comptiez doublement sur ma conversion pour me venir faire des propositions comme celles-là.
- J'y compte, parce que vous êtes changé en effet. J'y compte, parce que vous avez été trop frivole pour ne pas devenir sérieux, parce que vous avez été trop compromettant pour ne pas être discret.
- Marquise, dictez-moi ma conduite.
- Je le ferai, et je vous mettrai les émoluments en perspective.
- J'écoute et je regarde.
- Que vous paraîtrez au jeu de la reine de demain. Que dis-je ? de demain, c'est aujourd'hui, attendu qu'il est deux : heures et demie du matin.
- Soit ; c'était mon intention, marquise.
- Vous allez faire sensation.
- A dire vrai, j'y compte un peu.
- Je ne sais si la reine vous aime beaucoup ?
- Je puis vous fixer là-dessus. Je sais qu'elle ne m'aime pas.
- Vous tâcherez qu'elle revienne sur votre compte ; tout vous est facile, pourvu que vous le vouliez.
- J'essaierai. Elle est Polonaise, je serai Allemand, cela se touche.
- Bien. Une fois remis avec la reine, vous vanterez au roi ses perfections ; par ce moyen-là vous serez vite en amitié avec le roi, duc.
- Oui, si je l'amuse.
- Vous l'amuserez.
- Moralement, prenez garde, c'est difficile.
- Il aime la chasse d'abord.
- Soit, mais on ne chasse pas tous les jours, et surtout toutes les nuits.
- Il aime à jardiner.
- Oui, je sais que monsieur de Fleury lui a donné le goût des plantes, des laitues, qu'il regarde pousser et jaunir. Moi, je ne me ferai jamais à bêcher la terre et à écheniller des laitues. Il me faudrait un quatrième séjour à la Bastille pour me déterminer à la culture des oeillets, même malgré l'exemple du grand Condé.
- Vous lui raconterez des histoires.
- Je n'en sais plus.
- Vous en inventerez.
- Voyez-vous, marquise, il n'y a que trois choses au monde qui puissent divertir toujours les rois.
- Lesquelles ?
- Regardez Louis XIV, c'était un roi, celui-là, qui s'est amusé parfaitement dans sa jeunesse, si bien amusé que, dans sa vieillesse, rien ne l'amusait plus. Eh bien ! Louis XIV aimait ces trois choses : les femmes, la guerre et la dépense.
- Duc ! duc !
- Vous m'allez dire que la reine est trop jalouse pour permettre les femmes, trop tendre pour permettre la guerre, trop économe pour permettre la dépense.
- Vous croyez ?
- Certainement. Cette bonne princesse ne demande-t-elle pas d'habitude avant d'acheter : « Combien cela coûte-t-il ? »
- Elle demande : « Combien cela coûte-t-il ? » parce que Fleury demande : « Combien cela a-t-il coûté ? »
- N'importe, je n'en ai pas moins parlé comme un oracle.
- Et vous déduisez de tout cela ?
- Je déduis qu'il me sera bien difficile d'amener le roi, marquise.
- Ah ! dame ! sans doute, si vous vous créez des difficultés à plaisir ; si vous ne voulez pas leur tenir compte à chacun de leur caractère, si vous refusez de voir que déjà Louis XV est porté à la sagesse et que tout respire en lui le bon bourgeois qui ne songe qu'à se procurer une lignée pour vivre en famille, si enfin vous mesurez le roi à votre aune. Ah, duc ! duc ! tout le monde n'est pas digne de la Bastille à dix-sept ans.
- Bon ! voilà que vous m'injuriez.
- Eh ! je ne vous flatte que trop, au contraire ; voyons, plus de résistance, et surtout, duc, plus de paradoxes.
- Je plie, marquise.
- Donc, vous consentez à soutenir la reine.
- Je dirai au roi qu'elle est la plus divertissante des femmes.
- Vous consentez à divertir le roi.
- Oui, si vous ne me fixez pas le genre de divertissement.
- Je vous enferme dans l'amour conjugal, voilà tout.
- Rayons, marquise, rayons ; c'est votre affaire, cela, et non la mienne. Un homme peut toujours faire de la vertu près des femmes, c'est de bon goût ; mais, près des hommes, c'est de l'hypocrisie ; rayons, marquise, rayons.
- Vous ne voulez donc pas qu'on vous fasse ministre ou qu'on vous envoie quelque matin en Flandre pour y ramasser un bâton de maréchal.
- Bah ! marquise, si jamais il pleut de cette marchandise, je vous promets d'être le premier sous la gouttière.
- Enfin, puisqu'il le faut absolument, je vous passe le roi ; ne le corrompez point, c'est tout ce que je vous demande.
- Je vous le promets.
- Des arrhes, marquise.
- Duc, vous mésestimeriez la négociation si elle se faisait payer d'avance.
- Marquise, vous êtes un démon de grâce et d'esprit.
- Oh ! ne faites pas semblant de soupirer, duc. Vous savez bien que je ne vaux plus rien pour vous. Je suis une femme politique, vous ne trouveriez plus rien d'agréable dans mon amour, il tourne à l'utilité. Je ne suis plus bonne que pour les pages qui veulent passer enseignes et faire fortune avec mon agrément. Revenons donc à nos conclusions.
- C'est cela. Primo.
- Primo, vous venez ce soir au jeu de la reine.
- Oui, marquise.
- Secondo, vous vous réhabilitez.
- C'est fait.
- Tertio, vous prenez avec nous parti contre monseigneur l'évêque.
- J'ai du penchant.
- Quarto, vous vous glissez dans la faveur du roi.
- Je n'ai pas besoin de vous promettre de faire ce que je pourrai pour cela, c'est mon plus vif désir.
- Quinto, vous laissez le roi sage comme il est, vous ne faites rien pour le corrompre, vous fuyez toutes les occasions de lui faire avoir une maîtresse.
- Je promets la neutralité si le roi l'observe.
- Soyez calme, j'en réponds.
- Bien, marquise ! maintenant ?
- Quoi ?
- De votre côté, quels engagements prenez-vous ? Il n'y a contrat, vous le savez, que lorsqu'il y a réciprocité.
- De notre côté, nous nous engageons...
- Primo...
- Ah ! ah ! vous voulez un engagement en plusieurs articles ?
- Pourquoi pas ?
- Soit, primo, à vous donner dans l'année l'ambassade que vous voudrez, ou un ministère.
- Aussi à mon choix ?
- Oui, pourvu que ce ne soit pas celui de monsieur le duc.
- Bien entendu... A tout seigneur tout honneur.
- Oh ! c'est que ce ne serait pas la première fois que vous auriez mis la main sur une chose qui lui appartient.
- Marquise, c'est vous qui l'avouez.
- Secundo, dit vivement la marquise.
- J'enregistre.
- Secundo : à vous nommer lieutenant-général à la première occasion, et maréchal à la deuxième.
- Combien demandez-vous de temps pour tout cela, marquise ?
- Fixons deux ans, si vous voulez.
- C'est court, prenez garde !
- Eh
non, le Fleury sera mort de rage avant ce temps-là ; de rage ou de vieillesse, comme vous voudrez.
- J'aime mieux de rage, c'est plus sûr.
- De rage, soit ! Votre main, duc.
- Eh ! madame, il y a une heure que je vous tends les deux !
- Tenez, embrassez-moi, je n'ai pas de rouge, et adieu !
Elle sonna vivement.
Raffé parut.
- Marquise, marquise, dit le duc à voix basse, c'est de l'hostilité, cela.
- Maintenant, voulez-vous que je vous dise une chose ! dit la marquise en regagnant la porte.
- Dites.
- Eh bien ! duc, si vous avez autant de volonté pour nous que je viens d'en avoir contre vous depuis une heure, monsieur de Fleury sera à bas avant un mois.
Et, lui serrant la main du bout de ses doigts mutins, lui jetant un dernier regard brûlant de coquetterie et de malice, la marquise se précipita dans le jardin, entraînant avec elle Raffé, qui pouvait à peine la suivre dans son vol.
- Diable ! se dit Richelieu demeuré seul, je suis bien curieux de savoir maintenant ce que me proposera monsieur de Fréjus.

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