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Chapitre LX
Les courants magnétiques

La princesse causait avec sa mère et M. le duc de Bourbon et en causant continuait de rire.
Le roi s'arrêta devant elle.
C'était la seconde fois depuis dix minutes. Elle regarda Louis XV d'un air interrogateur.
- Faut-il? lui demanda le roi avec un air étrangement mystérieux.
- Non, répondit sans hésiter la contrariante princesse, qui crut voir dans cette question une menace du roi.
Le roi se mit à rire cruellement; la comtesse elle-même ne put se retenir :
- Eh! que m'arrive-t-il donc? demanda la princesse surprise; est-ce une gageure?
- Silence! lui dit le roi, en posant un doigt sur ses lèvres. Et il passa, la laissant tout intriguée.
- Ai-je gagné au moins ? cria Mlle de Charolais en courant après Louis XV qui était déjà loin.
- C'est selon, répondit le roi.
La princesse s'arrêta; on s'était retourné de son côté; elle se mit à raconter son aventure à toute l'assemblée. En un moment, chacun fut au courant, et chacun crut, à voir les signaux du roi, que Mlle de Charolais avait gagné un pari.
Alors, comme Mlle de Charolais était sœur du ministre, qu'elle était puissante, qu'elle était belle, chacun, prenant exemple sur elle, crut faire merveille en répondant Non, au Faut-il? du roi.
Le roi éclatait de rire, et tout le monde riait. Il entraînait la comtesse dans sa course et dans son hilarité. Cette fureur des Non gagnant de proche en proche, il ne se présenta plu s que des négations pour répondre à Sa Majesté.
Le roi vint à Richelieu.
Celui-ci, courtisan des plus retors, comprenant qu'il y avait là-dessous quelque chose, s'enfuit par plaisanterie devant le roi et la comtesse, et s'alla cacher derrière le fauteuil sur lequel était assise Mme de Mailly.
Louis XV, lancé dans sa course, le poursuivit; mais force lui fut de s'arrêter devant Mme de Mailly, qui, à l'approche du roi, s'était levée toute troublée.
La main de Mme de Toulouse arrêta Louis XV en face de la comtesse. Le premier mouvement du roi fut une sorte de surprise ou plutôt de saisissement.
Il venait, sans le savoir, de se jeter en plein courant de l'électricité qui toute la soirée avait convergé vers lui, émanant de ces yeux noirs, la principale beauté de Mme de Mailly.
Il voulait dire FAUT-IL ? avec rudesse, car la sensation qu'il éprouvait en face de Mme de Mailly n'était pas agréable. Il y a souffrance dans tout ce qui est trop vif, fût-ce le plaisir.
Mais fasciné, mais dompté par cette flamme jaillissant du visage de la comtesse, il adoucit involontairement son geste et sa voix. Son regard, d'ardent devint timide; sa voix prit une expression tendre, presque suppliante.
- Faut-il? demanda le roi du ton qu'il eût demandé : M'aimez-vous? La comtesse de Mailly, frappée à son tour par le flot de brûlante sympathie qui venait de jaillir de toute la personne du roi, pâlit, appuya une main sur son cœur et répondit:
- Oui.

Et il lui sembla avoir répondu: « Aimez-moi.»
Tout cela dura moins que l'éclair.
Après Mme de Mailly, le seul duc de Richelieu restait sans avoir été interrogé par le roi.
Abrité, mais non caché derrière le fauteuil, il se leva au choc du court et brûlant dialogue.
Il avait tout compris à l'expression si tendre de ces deux voix, à cette double pantomime aux touchantes significations.
- Oui, dit-il au roi avant même que Louis XV ne l'interrogeât. Oui, sire, oui, oui, oui !
Le courtisan avait compris que, pour faire sa cour, il ne fallait pas dire autrement qu'avait dit Mme de Mailly.
- Ainsi, dit le roi, en ramenant Mme de Toulouse à sa place, vous voyez, comtesse, que sur cent personnes, par un effet du hasard le plus contrariant, nous sommes réduits à cinq, dont trois n'ont pas même eu à choisir. Que pouvons-nous faire à cinq personnes, je vous le demande? Rien.
- A cinq, dit Mme de Toulouse, nous pouvons jouer aux quatre coins ou au colin-maillard.
- Encore, dit le roi, serait-on sûr, à ce dernier jeu, de ne jamais se tromper : on se connaîtrait trop.
- Alors vous renoncez, sire?
- Ma foi ...
Le roi allait dire oui, quand soudain, se retournant comme s'il eût été tiré en arrière par une chaîne invisible, il aperçut fixé sur lui le regard patient, tenace, infatigable, de Mme de Mailly.
- Ma foi! non, je ne renonce pas; l'imprévu est ce qu'il y a de plus amusant au monde.
- Soit; seulement, il faudra recommander à M. de Richelieu et à Mme de Mailly d'être bien divertissants; autrement Votre Majesté risque fort de s'ennuyer dans ses appartements encore plus qu'à l'Opéra.
- M'ennuyer! m'ennuyer! répéta-t-il. Eh bien! je ne crois pas, moi, que je m'ennuierai.
Et il regardait toujours du côté où l'attirait le regard fascinateur.
Puis, après un instant:
- Prévenez M. de Toulouse, comtesse; prévenez aussi cette dame. Moi...
- Vous, sire ...
- Moi, je vais dire un mot à M. de Richelieu.
Richelieu ne quittait pas plus le roi du regard que ne le quittait Mme de Mailly; il accourut au premier geste du roi.
- J'ai gagné, n'est-ce pas, sire? dit-il.
- Ma foi ! oui, répondit le roi.
- Puis-je, ajouta Richelieu s'inclinant, demander au roi à quel jeu?
- Duc, nous nous divertissons tantôt sans témoins.
- Où cela, sire?
- Chez moi. Grattez à ma porte quand tout le monde sera couché.
Richelieu faillit rougir de joie.
Quant à Mme de Mailly, elle pâlit et faillit s'évanouir quand la comtesse de Toulouse lui annonça cette bonne nouvelle.
- Je crois, dit Richelieu en prenant congé comme les autres, mais sans être, comme les autres, dupe de la prétendue retraite, je crois que la nuit dans laquelle nous entrons va fort avancer la solution de mon problème.
Et, au lieu de gagner son carrosse, il se tapit dans un petit cabinet où la comtesse de Toulouse avait déjà caché Mme de Mailly.
Richelieu n'avait de sa vie adressé la parole à Mlle de Nesle, et il n'avait distingué cette femme que pendant la soirée dont nous venons d'esquisser les principales aventures.
- Si j'étais vraiment Richelieu, se dit le duc, cette femme demanderait pour moi au roi dès demain.
Puis s'interrompant:
- Sot que je suis! dit-il, c'est déjà trop tard me mettre sur les rangs, et je n'ai plus qu'une ressource.
Alors, tout aussitôt et sans préambule, s'approchant de Mme de Mailly:
- Madame, lui dit-il, jamais plus peut-être je n'aurai l'occasion de vous dire ce que vous allez avoir la douleur d'entendre.
- Et quoi donc, monsieur le duc? demanda la comtesse avec une certaine inquiétude.
- Madame, voilà deux heures que je vous regarde.
- Eh bien! monsieur?
- Eh bien! voilà une heure que je ...
Richelieu allait dire: que je vous aime. Un éclair illumina son esprit. Se reprenant tout à coup:
- Voilà une heure, dit-il, que je m'aperçois que vous êtes amoureuse.
- Moi! s'écria la comtesse.
- éperdument, madame.
- Et de qui donc, mon Dieu! s'écria la comtesse, essayant de cacher son trouble sous un éclat de rire.
- Oh! madame, c'est un bonheur que je veux vous laisser quand vous le lui direz à lui-même.
Mme de Mailly, moitié atterrée, moitié furieuse, allait demander au duc une explication, quand soudain la comtesse de Toulouse, rentrant avec son mari, vint annoncer que le roi demandait à voir ses compagnons.
Force fut donc à Mme de Mailly de rester avec son trouble.
Tout s'était éteint dans le château. Les carrosses emmenaient à Paris ceux des convives qui n'avaient pas de logement marqué au palais. Les privilégiés habitaient déjà leurs chambres. On n'entendait sous les portiques et dans l'air glacial des cours que le bruit des derniers valets fermant les portes, et les Suisses marchant d'un pas cadencé sous les vestibules et sous les perrons.
Mme de Toulouse montra le chemin à ses hôtes; un escalier dérobé conduisit les quatre complices de Sa
Majesté dans les vestibules de son appartement.
Un silence profond commençait à régner dans le château. Au fond des cours seulement, enfermés dans les chenils, hurlaient quelques chiens ou quelques lices, répondant aux hurlements des chiens perdus dans la forêt après les traces. Avec ces hurlements, le souffle vigoureux des chevaux enrhumés par la gelée, le bruit des fusils tombant sur les dalles, un vent froid qui coupait les branches des arbres en les entrechoquant.
Voilà tout ce que l'on entendait.
En ce moment craquèrent sur les tapis les petits pieds de la comtesse de Toulouse et de Mme de Mailly, que le roi, tout joyeux de l'escapade, vint recevoir à la porte de son salon.
M. le comte de Toulouse et M. le duc de Richelieu suivaient les deux femmes.
Le roi leur montra en riant qu'il avait fait venir deux violons, et commandé une collation qui attendait dans des plats de vermeil recouverts d'un magnifique linge damassé à fleurs de Hollande.
Le roi fit aussitôt entrer les quatre élus, et ordonna que toutes les portes fussent fermées, ordre que l'on exécuta à l'instant même.
- Et maintenant que nous sommes ici pour nous divertir, dit le roi, divertissons-nous.

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