Olympe de Clèves Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre LXIV
Service du roi

Le danger n'était pas si urgent que l'avait fait la femme de chambre. Pecquigny avait forcé la première porte, il est vrai, mais il n'avait pas encore pénétré dans les antichambres.
Il se tenait dans la cour sur un cheval tout ruisselant de sueur. Un laquais était à quatre pas de lui sur un autre cheval.
Ces deux hommes, maître et laquais, étaient sous le rayon d'une grosse lanterne qui éclairait la cour, et à la lueur de laquelle on voyait les deux chevaux souffler de l'écume et de la fumée.
Mailly parut sur le seuil de la porte.
- C'est toi, duc, demanda-t-il.
- C'est toi, comte? répondit le duc, troquant une question contre une question.
- Qu'est-il donc arrivé? demanda Mailly en s'approchant vivement du cavalier.
- Ah! bien des choses, Mailly, bien des choses. Mais sais-tu que tes gens me refusent ta porte?
- Il ne faut pas leur en vouloir d'exécuter mes ordres à la lettre, duc; tu sais que je suis ici dans ma petite maison.
- Oui, et tu la fermes de ton mieux.
- Justement.
- Je l'avais deviné; mais si tu la fermes cette maison ...
- Eh bien?
- Eh bien! où veux-tu que je cause avec toi?
- Tu as donc quelque chose d'important à me dire?
- Pardieu! crois-tu donc que sans cela je viendrais te relancer à minuit?
- Duc, je ne veux pas que tu me prennes pour un maraud qui chasse son monde; descends de cheval, entre et tâche de te contenter de peu.
- Soupe-t-on?
- Comment! tu n'as pas soupé?
- Non! pardieu!
- D'où viens-tu donc?
- De Rambouillet en droite ligne, et j'ai faim.
- Tant mieux!
- Voilà une bonne parole; explique-la.
- C'est facile. Il paraît que les nouvelles ne sont pas si terribles que je l'avais cru d'abord. Entre, entre, mon cher Pecquigny, et si tu as faim, eh bien! tu souperas.
Il fit entrer le duc. On logea les deux chevaux à l'écurie. Le valet de chambre eut mission d'héberger le laquais de Pecquigny.
Mailly conduisit le nocturne visiteur dans la salle du rez-de-chaussée, après avoir glissé quelques mots dans l'oreille de son valet de chambre. - Grand feu et petite chère, dit Mailly; mais que veux-tu, on n'attendait point un hôte si illustre. Voyons, installe-toi.
Et, en effet, sans se le faire dire une seconde fois, Pecquigny s'installa dans un vaste fauteuil.
- Ainsi, tu viens de Rambouillet? demanda Mailly.
- J'en suis arrivé il y a dix minutes.
- Comment va le roi?
- Trop bien, comte. Tu as renvoyé tes gens, n'est-ce pas?
- Je n'ai qu'un valet de chambre ici, celui que tu as vu; il est occupé, je crois, à faire les honneurs de l'office au tien.
- Portes closes, n'est-ce pas?
- Assurément. Tu as donc quelque chose à me dire?
- Et de la plus haute importance.
- Parle, alors.
- Voici ce que c'est. à propos, comment va ta femme?
- Très bien.
- Que diable me disait-on à Rambouillet?
- Comment, à Rambouillet, il était question de ma femme?
- On ne parlait que d'elle.
- Et de quelle façon, je te prie?
- Tu te vantes de l'avoir quittée, à ce que l'on assure.
- Je ne sais pas trop si c'est moi qui la quitte ou si c'est elle qui me congédie. Enfin il existe un acte de séparation. - En date?
- De ce matin.
- Et signé?
- Et signé.
- Cela se trouve à merveille. L'acte n'a pas encore eu le temps de recevoir son exécution.
- A quel propos me dis-tu cela?
- Tu reprendras ta femme?
- Moi?
- Oui; mais nous causerons de tout cela plus tard.
- Comment! que me dis-tu là, Pecquigny?
- C'est un détail. Je me suis trompé; j'aurais dû le laisser à sa place.
En déplaçant les détails, mon cher comte, on jette de l'obscurité sur l'ensemble.
- Voyons, voyons, parlons raison, si toutefois cela t'est possible.
- Oh! je suis très sérieux. Seulement, tu comprends dans la situation ...
- Quelle situation?
- Dans celle où nous nous trouvons. Cette nouvelle que tu as quitté la comtesse...
- Ah!
- Ne va pas te figurer rien de désobligeant, non pardieu ! Mais, cher, la comtesse...
- Eh bien! la comtesse?
- Est la vertu même.
- J'en suis certain, Pecquigny.
- Alors, pourquoi la quitter?
- Elle a un mauvais caractère.
- Qu'est-ce que cela te fait?
- Tiens! mais cela me fait, et beaucoup; c'est pour moi très insupportable.
- Puisque tu ne le supportais pas.
- C'est odieux!
- Eh! mon cher, n'en dis point tant de mal.
- Moi?
- C'est prudent.
- Comment, c'est prudent de ne pas dire du mal de ma femme?
- Oui; cela t'embarrasserait le jour où tu seras forcé d'y revenir.
- Je ne te comprends pas.
- Cela est pourtant bien clair. Je te recommande la réserve; si tu ne suivais pas mon conseil, cela te gênerait vis-à-vis de moi, plus tard. Mais d'abord, sommes-nous bien assurés qu'il n'y a pas de femme ici qui puisse entendre ce que nous disons?
- Oui, mille fois oui, tu peux en être certain. Va donc, parle, car tu me fais mourir, parle, j'écoute. Allons! Eh bien?
- C'est que ce n'est pas aisé à dire, ce que je veux dire.
- Tu m'inquiètes. Le roi sait-il quelque chose?
- Quelque chose de ta femme?
- De ma femme ou de ma maîtresse.
- Dis-moi, ta maîtresse, tu l'aimes?
- Certainement.
- Beaucoup?
- Avec passion.
- Diable! voilà qui est fâcheux.
- Comment! voilà qui est fâcheux. Il est fâcheux que j'aime ma maîtresse?
- Sans doute, et ce serait plus moral d'aimer ta femme.
- Justement, voilà: c'est parce que j'aime ma maîtresse que je n'aime pas ma femme.
- Est-ce que cette maîtresse que tu aimes avec tant de passion serait. ..
- Olympe de Clèves, oui.
- Olympe de Clèves! Pauvre garçon! Tu l'aimes passionnément, dis-tu?
- éperdument.
-Ah! ah!
Pecquigny se gratta l'oreille.
- Eh bien! tant mieux! s'écria-t-il tout d'un coup, le sacrifice n'en sera que plus méritoire.
- Le sacrifice de qui?
- Le sacrifice de ta maîtresse Olympe.
- à ma femme?
- Eh! qui te parle de ta femme?
- à qui veux-tu que je sacrifie Olympe, alors, si ce n'est pas à ma femme?
- Voyons, dit Pecquigny, voyons, comte: il faut arriver au but.
- Certainement, qu'il le faut!.
- Eh bien! mon cher, tu n'es pas certainement sans savoir que Mlle Olympe de Clèves a joué Junie, l'autre soir.
- Pardieu! je le sais bien; c'est moi qui l'ai ramenée de Lyon et qui l'ai fait débuter.
- Oh! je t'y ai bien aidé un peu.
- A quoi?
- A ses débuts.
- Oui. Mais va donc. Je grille ...
- Eh bien! Olympe a joué si agréablement, et elle est si belle, que quelqu'un en est devenu amoureux, et même très amoureux.
- Quelqu'un?
- Oui.
- Que m'importe! à moins que ...
Le comte regarda Pecquigny.
- à moins que ce ne soit toi, par hasard?
- Oh! oh!
- écoute, Pecquigny - je me hâte de te dire cela, parce tu es un de mes meilleurs amis, et qu'à ce titre, je ne voudrais pas te faire la moindre peine - j'aime Olympe. Ce mot doit te suffire. Les adverbes que j'accumulerais au bout de ce mot n'ajouteraient rien à l'expression de cet amour; ils la diminueraient peut-être, et comme je l'aime, je ne te la céderai point.
- Mon ami, s'il ne s'agissait que de moi, la chose serait bientôt faite, mais ...
- De qui donc s'agit-il? reprit Mailly en s'inquiétant du sérieux de Pecquigny.
- De quelqu'un, mon bien bon ami, de quelqu'un à qui l'on n'a pas l'habitude de résister dans ce beau royaume de France. Il s'agit, mon cher, il s'agit du roi Très Chrétien.
- De Louis XV?
- De Sa Majesté en personne.
-Oh!
M. de Mailly devint tout pâle.
- Le roi est amoureux d'Olympe! reprit-il en relevant la tête et en regardant Pecquigny comme fait un homme qui sort d'un rêve.
- Il paraîtrait que notre illustre maître en perd le boire et le manger. Un roi qui ne boit ni ne mange, mon ami, c'est un homme bientôt mort. Je ne suppose pas que tu pousses l'amour pour ta maîtresse jusqu'au régicide.
- écoute, Pecquigny, dit le comte, si tu as fait une plaisanterie comme on les aime à la cour; si tu es envoyé par ma femme pour me tourmenter; si M. de Maurepas, qui fait la police, te paie; si les jésuites t'obsèdent, eh bien! je te pardonne; mais si tu supposes que je doive abandonner Olympe, même au roi, mon cher, tu te trompes, et je ne te pardonne pas.
- Tout beau! tout beau! Il ne s'agit pas de charger tes yeux comme des pistolets, pour nous entretuer à coups de regards. Du calme! c'est grave.
- Non, c'est simple. Le roi, dis-tu, aime Olympe? Eh bien! le roi n'aura pas Olympe. C'est moi qui ai Olympe, c'est moi qui la garderai.
- Bah!
- D'ailleurs, ce n'est pas vrai.
- Comment, ce n'est pas vrai?
- Le roi n'est pas amoureux de ma maîtresse.
- Mais, quand je te le dis!
- Lui! un dévot! un prince confit en sainteté! un mari modèle! mais c'est impossible!
- Bon! voilà que tu médis du roi. Lèse-majesté! Prends garde!
- Il ferait beau voir qu'après m'être donné la peine de déterrer une charmante créature, un modèle ...
- Ah! c'est une charmante créature! ah! c'est un modèle! Mon ami, tu vois bien ...
- Que vois-je?
- Qu'on n'a pas trompé le roi. Et véritablement Olympe est aussi charmante que tu le dis?
- Plus charmante encore.
- Tu me combles de joie!
- Es-tu fou?
- Quand tu me comprendras, tu verras si je suis moins sage qu'un des sept de la Grèce. Ainsi, tu dis donc, mon cher Mailly, que ...
- La petite est un modèle.
- D'honneur, tu me ravis. Alors l'affaire est faite.
- Quelle affaire?
- Laisse-moi te dérouler mon plan.
- Tu peux te flatter de me dérouler des choses bien désagréables.
- Cher comte, il est de ces désagréments qui ne peuvent fuir un bon gentilhomme et qu'un bon gentilhomme ne peut fuir; ainsi Lugeac, qui a eu le nez coupé, désagrément; ainsi Chardin déshérité par son beau-père le fermier général, ainsi ta femme qui avait le bonheur d'être débarrassée de toi et qui va être obligée de te reprendre, désagréments.
- çà, veux-tu que je rie ou que je me fâche? Plaisantes-tu ou railles-tu?
- L'un et l'autre, mais l'un après l'autre. Ris donc d'abord, tu te fâcheras ensuite.
- Assez, Pecquigny, brisons là!
- Non pas, je ne suis pas le maître de briser où tu voudrais, ni même où je voudrais moi-même. J'ai commencé, il faut que j'aille jusqu'au bout.
- Va donc, mais va vite!
- Je continue l'exposition de mon plan. Suppose, d'abord, que tu sois ambitieux.
- Pas du tout!
- Laisse-nous donc en repos! Toi qui vas toujours au feu comme un Basque, est-ce que tu n'aimes pas les cordons et les duchés?
- Quoi de commun entre Olympe et un duché, et en quoi Olympe peut-elle me rapporter un cordon?
- J'arrive! j'arrive! Le roi étant amoureux de cette Olympe, et la trouvant un modèle, un vrai modèle, comme tu l'affirmes. Ne nous trompe pas au moins! car vois la position où tu me mettrais!
- Ah çà! Pecquigny, sais-tu qu'il m'est venu une idée pendant que tu m'entortilles ton plan au lieu de le dérouler?
- Une idée, aussi, à toi! deux idées! alors, ça va être superbe! Parle, mon cher Mailly, parle, tu vas voir comme je t'écouterai, moi!
- L'idée, la voici: je ne tournerai pas comme toi autour de la vérité. Pecquigny, tu m'es envoyé par ma femme.
- Moi! par ta femme?
- Pecquigny, tu es l'amant de ma femme!
- Moi! moi!
- Pecquigny, tu m'expliques, sans t'en douter, la querelle que ma femme m'a cherchée. Tu me montres le besoin qu'on a de me faire revenir. Pecquigny, mon traité avec Louise n'est signé que de ce matin. Pecquigny, tout compte pour l'avenir, mais, mordieu! pas d'arriéré!
- Tu es fou! les yeux te sortent de la tête, mon cher!
- Je ne plaisante pas avec mon nom, duc, entends-tu cela?
- Eh! malheureux, qui te parle de ton nom? qui pense à ta femme et à tout l'arriéré qui se trouve dans vos comptes mutuels? Ta femme, je ne la connais pas; votre séparation, je m'en moque et l'ai apprise d'aujourd'hui seulement.
- Je crois bien! elle date de deux heures de l'après-midi.
- Mailly, sur l'honneur! il n'est question que secondairement de la comtesse.
- Mais tu me demandais une réconciliation avec elle, tout à l'heure.
- Pour ton bien, mon cher, afin que tu ne restasses pas seul, ayant rompu avec la pauvre Olympe. La solitude! c'est mortel aux imaginations comme la tienne, et, dans ce cas-là, mieux vaut encore sa femme que rien du tout. - Ne te figure pas, duc, que je te laisserai dire un mot de plus sans une parole de toi.
- Quelle parole, comte?
- Duc, je ne te menace pas; nous sommes tous deux trop bons gentilshommes et trop loyalement amis pour procéder ainsi l'un vis-à-vis de l'autre; cependant tu vas me jurer, foi de duc ...
- Quoi donc jurer?
- Que tu ne connais pas ma femme, comme tu dis.
- Mon cher Mailly, foi de duc! je te jure, sur le plus pur honneur de ma maison, de mon sang et de ma race, que je n'ai jamais vu ta femme que trois fois: le jour de votre mariage, puisque j'étais ton témoin, le jour de sa présentation à la cour, et, tantôt, à Rambouillet.
- Ah! Louise était à Rambouillet?
- Oui, je l'ai aperçue, et je ne lui ai même pas parlé. Cela me rappelle de plus une particularité.
- Dis-la.
- Sur ta femme?
- Dis.
- Qu'est-ce que cela peut te faire?
- C'est selon la particularité.
- Mais, enfin, si c'était une particularité particulière?
- Cela ne peut rien me faire, puisque nous sommes séparés, ainsi que tu le disais. Cependant il est convenable qu'un mari...
- Oui, au fait, c'est assez convenable. Eh bien! tiens-tu à ce que ce mari. ..
- Ma femme est libre.
- Oui, mais libre jusqu'à telle ou telle chose, inclusivement ou exclusivement.
- J'aimerais mieux exclusivement.
- Libre jusqu'à un duc et pair exclusivement, fût-il deux fois duc et deux fois pair, par exemple ?
- Pecquigny !
- Eh bien! mon cher, s'il te déplaît que ta femme regarde trop quelqu'un, et que ce quelqu'un regarde trop ta femme, il est temps.
- Il est temps de quoi?
- De te mettre entre ta femme et la personne qu'elle regarde.
Le comte passa une main sur son visage.
- Allons, dit-il, mauvaise tentation. J'ai une maîtresse; je connais Louise: elle fera bien par-ci par-là quelques œillades, mais voilà tout.
- Ainsi tu crois dans ta femme?
- Je crois.
- Bon! Mon ami, la foi sauve.
Puis tout bas:
- Si Olympe est un modèle, se dit Pecquigny, Mailly aussi est un modèle. Quel couple! et comme c'est malheureux de les désunir!
- Ainsi, continua Mailly, j'ai ta parole, et je suis sûr que tu viens de toi-même ici pour Olympe?
- Tu peux y compter, je rentre dans mon plan.
- Cher ami, ne me l'explique pas, ce serait peine perdue.
- Pourquoi cela?
- Parce qu'il ne servira de rien.
- Oh! par exemple! j'aurais fait un plan inutile!
- Parfaitement! J'ai perdu l'amour de ma femme, ou du moins c'est un amour endormi qui s'éveillera quand il plaira à Dieu.
- Ou au diable.
- Oui, duc; mais quant à Olympe, je te le répète, j'y tiens; elle est mienne, rien ne me l'ôtera.
- Voilà des mots : verba volant ! comme disait le père Porée.
- Tu sais, mon cher duc, qu'il y a des paroles qu'on appelle paroles d'évangile ou paroles d'honneur.
- Ne t'enflamme pas et ne prodigue pas surtout les paroles d'évangile. C'est du bien perdu•
- En quoi! Ne suis-je pas le maître de ma maîtresse, par hasard?
- Eh! non.
- Voilà qui est curieux!
- Curieux ou non, c'est tout comme.
- à qui donc est-elle, ma maîtresse?
- Pardieu! au roi, comme Paris. Quand le roi veut lever impôt sur sa ville, je ne pense pas qu'il vienne te consulter, ni même qu'il la consulte.
- Oui, mais ...
- Il n'y a pas de mais. Mlle Olympe est comédienne, elle appartient à la Comédie; la Comédie est au roi, puisque les comédiens sont ceux du roi.
- Ah! tu plaisantes!
- Moi! j'en suis à mille lieues, parole d'honneur !
- Eh bien! dis au roi de venir me prendre Olympe, et nous verrons!
Pecquigny haussa les épaules.
- Il se gênera, le roi, n'est-ce pas?
- Pecquigny, tu es un ami précieux. Je comprends toute ta délicatesse: tu vois le danger qui me menace et tu veux m'en tirer.
- Comment?
- Tu sais que l'on aura conspiré contre ma pauvre Olympe, et, sans avoir l'air de rien, tu me donnes avis.
- Moi!
- C'est bien, ne te défends pas, c'est superbe, merci! Dès cette nuit, je pars avec elle pour ma petite terre de Normandie. Tu sais, celle qui est voisine de Courbépine, qui appartient à Mme de Prie.
- C'est moi qui te remercie de me prévenir. Tu peux être sûr que Mlle Olympe n'ira pas en Normandie.
- Bah! fit Mailly stupéfait. Pourquoi donc n'irait-elle pas?
- Parce que je l'en empêcherai.
- Toi?
- Moi-même. Tu comprends, mon cher comte, que je n'ai pas envie de faire mourir le roi de chagrin, pour aller prendre ma place auprès de Jacques Clément et de Ravaillac!
- Par exemple, voilà qui est fort!
- Si c'était ta femme, mon bon Mailly, je ne dis pas, je t'autoriserais, je te recommanderais de la bien cacher; car ce serait un vol fait par Sa Majesté, quoiqu'il y ait des antécédents qui datent de Louis XIV et de M. de Montespan... Mais une maîtresse ...
- Duc!
- Ah ! bien oui!
- Toi! mon ami!
- Hors du service; mais ici, mon cher, service du roi.
- Conspirer à m'enlever la femme que j'aime!
- Une fille de comédie!
- Mais, puisque le roi la veut, pourquoi ne la voudrais-je pas aussi, moi?
- Le roi, mon cher, c'est le roi.
- Veux-tu me porter au désespoir?
- Si je te voyais désespéré pour cela, tu me ferais rire.
- En voilà trop, duc, et je pense que nous allons en finir.
Pecquigny se leva.
- Je te croyais de l'esprit, dit-il.
- Oui, mais pas de cœur.
- Bon! depuis une heure, je prends des tours et des détours, j'entasse, je mens, je ruse, je fais des mines ...
- Pour en venir à quoi?
- Eh! tu le sais.
- A enlever Olympe, oui.
- Dame! si le roi me le commande, c'est moins difficile qu'un bastion.
- Pecquigny, dans les bastions que tu as pris, tu trouvais des Espagnols ou des Allemands.
- Et près d'Olympe, je te trouverai, veux-tu dire?
- Oui.
- Mon cher, ce sera un chagrin; mais j'avalerai le chagrin, et, le chagrin avalé, j'enlèverai le bastion. Tu sais ma théorie des désagréments.
- écoute, Pecquigny, un dernier mot.
- Va.
- Si Olympe m'aime?
- Tu ne dis que des folies, tu es moindre depuis notre conversation. Ce que j'ai entendu de toi, c'est un composé d'affreuses platitudes. Si Olympe t'aime, dis-tu? Eh pardieu ! oui, elle t'aime. Que prouve cela?
- Comment, ce que cela prouve?
- Sans doute; j'en reviens à ma comparaison. Les gabelles aiment-elles le roi? Pourtant elles sont au roi. Si Mlle Olympe n'aime pas le roi, dira-t-elle à Sa Majesté qu'elle le hait?
- Oui, elle le lui dira.
- Eh bien! mon cher, ce sera une sotte grossière, et je l'en crois incapable. Jamais elle ne le dira au roi, parce qu'elle a du goût, et que le roi mérite d'être aimé. Il est charmant, le roi! Si tu l'avais vu ce soir! Il est bien plus beau que toi. Il est bien plus jeune que toi. Et puis il est roi, ce qui est quelque chose. Une femme qui n'aimerait pas le roi, fi donc! Une femme! Tiens, mon cher, tu raisonnes en dépit du bon sens! Cet amour du roi pour une comédienne ne sera pas éternel. Mordieux! si tu veux cette Olympe, après tu la retrouveras .
- Oh! c'est odieux ce que tu dis là!
- Tu as cent mille fois fait pis que je ne te dis là. Résumons-nous.
- C'est résumé. Je refuse.
- Bien. Alors laisse-moi passer, je vais aller parler à la dame.
Mailly se jeta devant le duc pour lui barrer le passage.
- Toi, parler de ces infamies à Olympe! s'écria-t-il. Jamais, duc! jamais!
- Si je ne lui parle pas aujourd'hui, je lui parlerai demain, voilà tout.
- Chez moi, jamais!
- Si ce n'est pas chez toi, ce sera ailleurs, ce sera à la Comédie.
- Je te tuerai plutôt.
- Si tu me tues, Mailly, je laisserai en héritage à quelque ami mon plan que tu ne veux pas adopter. Mon ami profitera du plan, et tu seras encore obligé de le tuer pour l'empêcher de parler à ton Olympe.
- C'est elle que je tuerai, alors!
- Bon! Après les folies, voilà les bêtises! Tu es comme le Romain Virginius, un monsieur qui tua sa fille. Très bien; mais Virginius tuait sa fille et non pas sa maîtresse; mais Appius était un décemvir affreux, un tyran atroce, tandis que Louis XV est un roi charmant.
- Que m'importe!
- Si fait, il t'importe, et tu vas voir comment. Le roi te croira fou après tant de massacres, il te fera enfermer à la Bastille, et là tu pourriras en écrivant des sonnets sur les murailles à la louange de ta maîtresse. Tiens, veuille te renfermer en toi-même. J'ai nettement dessiné la situation. écoute.
- Mon Dieu! je ne t'ai que trop écouté déjà.
- Le roi aime une femme. Qu'en dis-tu?
- Rien, cela m'est égal.
- Cette femme est celle de ton prochain. Qu'en dis-tu ?
- Mais ...
- Rien, n'est-ce pas? Il y a mieux, si c'est la femme de ton ami Pecquigny, par exemple, tu en ris comme un tas de mouches au soleil. Avoue, mon Dieu! avoue donc ces deux points.
- Oui; mais la femme que le roi aime, c'est ma maîtresse et non ma femme.
- Eh bien! empêcheras-tu les autres d'en rire?
- Non; mais je n'en rirai pas, moi.
- Qu'importe! les autres prêteront main-forte au roi, comme il est naturel, étant bon Français, de faire. Le roi a ses charmes naturels, et, à défaut de ses charmes, qui sont irrésistibles, il y a Bastille: Bastille pour Olympe si elle est dure au roi; Bastille pour Mailly s'il se rebelle à Sa Majesté; Bastille à droite, Bastille à gauche, Bastille partout. Mon bon ami, j'ai trop parlé; la gorge me brûle. On ne m'a pas même, durant ce long entretien, offert de rafraîchissement, si ce n'est celui d'un coup d'épée.
- Oh! pardon, mon cher duc.
- Oui, je comprends, c'est dur, mais même pour la satisfaction du coup d'épée, nous avons la Connétablie et la Bastille. Toujours la Bastille! Quelle diable de perspective! Tiens! on disait que les Pyramides sont le plus haut monument du monde. Eh bien! je te jure que c'est faux, car on ne voit pas les Pyramides à dix lieues. Et cette Bastille enragée, on la voit de partout. C'est elle qui est le plus haut monument du monde.
Mailly tomba dans une torpeur profonde.
- Oh! tous mes rêves, dit-il, tous évanouis, perdus!
- Bah! n'as-tu pas remarqué une chose? c'est qu'après avoir fini un rêve, quand on est bon dormeur, on en recommence presque toujours un autre. Voyons, es-tu décidé?
- à quitter Olympe? Jamais !
- A me laisser la préparer.
- Jamais! jamais!
- Mon ami, c'est bien. Nous voilà ennemis, toujours avec cette loyauté, pourtant, qui est inséparable des guerres françaises. Toutefois, je dois te dire une chose ...
- Dis, dis et redis, tu ne feras plus vibrer en moi un seul ressort; tout est détendu, sinon brisé.
- Oui, je le vois, aussi je n'ajouterai qu'une chose.
- Laquelle?
- C'est que, comme il s'agit d'une affaire de femme, la ruse est indispensable, et que je suis trop ton ami pour ne pas employer tout ce qui est indispensable. Au lieu de brutaliser, je subtiliserai. Méfie-toi, les portes, les fenêtres, les trappes, j'emploierai tout, et, si tu ne veux pas tomber dans la farce italienne, si tu ne veux pas jouer les Cassandre avec Olympe, tandis que je lui ferai jouer les Isabelle, prends-y garde! encore une fois, mon cher comte de Mailly, prends-y garde! C'est moi, Pecquigny, ton ami, ton véritable ami, et ton ennemi tout à la fois, qui te préviens.
à ces mots, le capitaine sortit sans avoir effleuré de ses lèvres le verre qu'avait rempli M. le comte de Mailly quand Pecquigny lui fit le reproche de le laisser mourir de soif.

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