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Chapitre LXXVI
Où Bannière prouve à l'abbé qu'il n'est point si fou qu'il n'en a l'air

Sans doute, de son côté, le pauvre Bannière avait pris une résolution, car, le lendemain, vers onze heures du matin, il était aussi calme et aussi raisonnable que nous venons de le voir convulsif et agité.
Il avait même essayé, autant que la chose lui avait été possible, de faire un peu de toilette.
Non point qu'il espérât revoir Olympe: une pareille vanité ne l'avait pas bercé un instant; mais, à défaut de la maîtresse, il comptait revoir l'ami; à défaut d'Olympe, Champmeslé.
De son côté, l'abbé était rentré chez lui fort ému. Après avoir cru un instant que son protégé était le plus sage des fous de Charenton, il commençait à craindre qu'il n'en fût le plus insensé.
Il passa la nuit à rêver à cette étrange aventure qui amenait Bannière à Charenton comme fou, et, lui, Champmeslé comme abbé.
Au milieu de tous ces rêves, il s'était fait une foule de raisonnements. Demander un adoucissement pour un homme incorrigible, c'était, dès le début, s'exposer à perdre son crédit.
L'abbé tenait à débuter en homme d'esprit autant qu'en bon chrétien. Il voulait utiliser ses forces, et ne jamais compromettre sa recommandation.
C'était là le point principal de la théorie des jésuites; dès son ordination on lui avait prescrit de s'y conformer. Cependant Champmeslé se sentait bon apôtre avant d'être bon jésuite. Il prit donc en lui-même cette résolution que, s'il restait seulement à Bannière une lueur de raison, il ferait, lui, de cette lueur un incendie.
Il faut dire que Bannière, bien calme, bien reposé, bien résolu, l'y aida singulièrement.
En effet, dès que Bannière aperçut l'abbé:
- Ah! cher abbé! s'écria-t-il; ah! monsieur de Champmeslé! vous voilà; venez vite, et pardonnez-moi de vous avoir fait si grand peur hier.
- Le fait est, mon cher Bannière ... dit l'abbé.
- Oui, que vous m'avez quitté me croyant fou, interrompit Bannière.
- Moi qui étais si bien disposé pour vous, mon cher enfant!
- Oh! soyez tranquille, dit Bannière, cette bonne disposition, je suis résolu de la reconquérir.
L'abbé ouvrit de grands yeux.
- Oui, continua Bannière, vous doutez parce que vous m'avez vu entrer dans une espèce d'accès de folie.
- Une espèce d'accès de folie! dit Champmeslé; vous êtes bien bon: il me semble que vous êtes bien entré dans un accès de folie réel.
- Eh bien! voilà où vous vous trompez, cher abbé: ce que vous avez pris pour de la folie, c'était du remords.
- Du remords! vous? On n'a des remords, mon fils, que lorsqu'on a commis des crimes, et, vous me l'aviez dit hier un instant auparavant, Dieu a permis que vous n'ayez à vous reprocher que des fautes.
- Hélas! mon père, dit Bannière en levant les yeux au ciel, on a souvent commis un crime sans s'en douter.
- Alors on n'est point coupable.
- Mon cher abbé, il n'y a que vous qui puissiez fixer mes doutes là-dessus; mais, en tout cas, criminel ou non, l'abbé, je veux faire une bonne fin.
- Ah! à la bonne heure! dit Champmeslé, voilà qui est parler.
- Dans tous les cas, je ne rentrerai plus au théâtre.
- Vraiment! s'écria Champmeslé rayonnant.
- Je ne reverrai pas Olympe.
- Votre parole?
- à quoi bon la revoir, dit Bannière, puisqu'elle ne m'aime plus?
- Comment savez-vous cela?
- Je l'ai revue.
- Quand?
- Hier.
- En rêve?
- Non pas, en réalité.
- Bon! voilà votre folie qui vous reprend.
- Ne craignez rien; et, si vous croyez que je suis fou, demandez au gardien s'il n'est pas venu hier une dame pour me voir.
- En effet, comme je sortais de l'établissement, une femme y entrait.
- Une robe grise?
- Oui.
- Avec un mantelet rose?
- Je crois que oui.
- Comment! vous croyez que oui?
- Sans doute; en voyant une femme j'ai baissé les yeux.
- C'est fâcheux, car vous l'eussiez reconnue.
- Elle n'était pas seule, hasarda timidement Champmeslé.
- Oui, je sais bien: elle avait un grand gentilhomme au bras. Eh bien! cette femme, c'était Olympe.
- Et cette visite?
- Cette visite, l'abbé, m'a rendu le plus malheureux des hommes.
- Pourquoi cela?
- Parce que cette visite m'a été une preuve de la cruauté de son cœur.
- Elle savait donc que vous étiez là?
- Elle l'ignorait, à ce qu'il paraît, du moins.
- Et elle a passé devant vous sans vous reconnaître?
- Elle m'a reconnu, au contraire.
- Vraiment! Et que vous a-t-elle dit?
- Rien. Je me suis évanoui, et elle a disparu de peur de se compromettre.
L'abbé secoua la tête.
- Ah! dit-il, si ce que vous dites là est vrai. ..
- L'exacte vérité, l'abbé.
- Ce n'est pas beau, et l'on a bien raison de dire que la femme est la perdition de l'homme.
- Ainsi, vous trouvez cela vilain, n'est-ce pas?
- C'est hideux!
- à la bonne heure!
- Alors vous êtes guéri?
- Complètement.
- Vous me l'assurez?
- Je vous le jure!
- Quelle preuve me donnerez-vous de votre guérison?
- Oh! monsieur l'abbé, rappelez-vous que Jésus a reproché à saint Thomas son incrédulité.
- Jésus était Jésus, et vous n'êtes que Bannière.
- Hélas! dit le pauvre jeune homme, j'ai été, moi aussi, mis sur une croix bien dure, couronné d'une couronne d'épines bien aiguës.
- N'importe! pour moi-même, je serais heureux que vous me rassurassiez contre les rechutes.
- Regardez-moi: voyez ma froideur, touchez ma main, palpez mon cœur: plus de pouls, plus de battement, tout est mort, excepté pour le repentir et la religion.
- Eh bien! mon ami, dit Champmeslé, vous voilà tel que je vous désirais. Ainsi, vous n'éprouvez plus rien pour cette femme?
- Plus rien.
- Plus d'aspiration vers cette malheureuse vie de théâtre qui est la voie où se perdent le plus d'âmes?
- C'est-à-dire que pour m'y faire rentrer, au théâtre, il faudrait maintenant un ordre du roi.
- Bon! de mieux en mieux!
- Et même je vais vous en donner encore une preuve.
- Laquelle?
- Oh! mais une vraie preuve, celle-là.
- Voyons.
Bannière tira de sa poche, de la doublure de son habit, de sa peau, on ne sait d'où, une bague magnifique, si magnifique que Champmeslé poussa une exclamation de surprise.
C'était la bague que M. de Mailly avait donnée à Olympe, que Bannière avait vendue au juif Jacob pour en jouer le prix, que d'Hoirac avait rachetée au juif et donnée à la Catalane, et qu'enfin il avait, lui Bannière, avant de quitter Lyon pour se mettre à la poursuite d'Olympe, arrachée du doigt de la Catalane en lui jetant au nez une poignée d'or.
- Et d'où vous vient un pareil joyau, mon fils? demanda Champmeslé.
- D'elle.
- Eh bien?
- Eh bien! c'est le talisman qui me retenait à elle; je m'en sépare.
- Vous vous en séparez?
- Oui; et la preuve, c'est que je vais vous prier de me la garder.
- De vous garder cette bague?
- Sans doute; seulement vous la garderez à votre doigt, de peur qu'elle ne se perde.
- Un pauvre abbé ne peut porter une pareille bague à son doigt.
- Pourquoi?
- Parce que c'est un bijou de plus de deux cents pistoles.
- Vous direz que c'est un dépôt.
- Mais cependant ...
- Je vous en prie, mon petit abbé, je vous en supplie!
- Allons, dit l'abbé, puisque vous le voulez ...
Et il se laissa passer la bague au doigt.
- Là, maintenant, cher abbé, dit Bannière, vous allez me laisser me recueillir, n'est-ce pas?
- Pour quoi faire?
- Pour me préparer à une confession générale.
- Vous voulez vous confesser? s'écria Champmeslé transporté.
- Je le veux.
- Et quand cela?
- Le plus tôt possible.
- Tout de suite, alors.
- Non, ce soir; il ne me faut pas moins que douze heures pour me préparer.
- Mais, le soir, il n'est pas d'habitude que l'on visite les fous.
- D'abord, je ne suis pas un fou.
- C'est vrai.
- Et puis, vous, en votre qualité d'aumônier ...
- Je demanderai.
- Donc, mon cher abbé, à ce soir.
- D'ici là, avez-vous quelque recommandation à me faire?
- Ah! oui, à propos de mon pain: on me donne toujours trop de croûte et pas assez de mie.
- Je vous enverrai de mon pain à moi.
- Vous demeurez donc dans la maison?
- Oui.
- Merci. Je compte sur votre promesse.
- Soyez tranquille.
- Le pain dans la journée.
- Le pain tout de suite.
- Et vous?
- Et moi ce soir.
- Allons, je vois que tout espoir n'est pas perdu.
- Préparez-vous donc.
- Soyez tranquille.
- A ce soir?
- A ce soir.
Dix minutes après la sortie de l'abbé du cabanon de Bannière, le gardien passait à travers les barreaux du prisonnier un beau pain blanc qu'il avait visiblement grande envie de garder pour lui.
Celui qui aurait vu Bannière faire son repas, et qui l'eût entendu se plaindre à l'abbé qu'on lui donnait trop de croûte et pas assez de mie, celui-là eût cherché vainement à harmoniser les paroles du prisonnier avec ses actions, car, du pain que lui avait envoyé Champmeslé, il mangea toute la croûte et ne garda que la mie.
Puis il tomba dans une rêverie si profonde, que quelqu'un qui eût connu ses dévotes intentions pour le soir eût pu croire qu'il faisait son examen de conscience.
La nuit vint; avec la nuit l'agitation de Bannière reprit: il allait des grilles de sa loge à la porte, regardant avec satisfaction la cour devenir de plus en plus solitaire. A huit heures les portes se fermèrent.
Une fois les portes fermées, il n'y avait plus qu'une ronde à minuit et une à six heures du matin.
Dix minutes après la porte de la cour fermée, celle de la loge de Bannière s'ouvrit, et Champmeslé entra.
L'escabeau de Bannière était tout préparé à l'angle le plus obscur de sa loge. Le prisonnier y conduisit Champmeslé et l'y fit asseoir. Puis, se mettant à genoux devant lui, il commença sa confession.
Sa confession n'était autre chose que le récit circonstancié de sa fuite de Lyon, la manière dont il avait rencontré le marquis Della Torra, celle dont la partie de jeu s'était engagée; il raconta comment, ayant perdu, il fut averti par Marion qu'il avait été volé, comment il s'enfuit avec elle et comment ils se séparèrent; puis, lorsqu'il en vint à la mort de la pauvre enfant, il ne fut pas obligé de feindre, et pleura bien réellement.
Alors Champmeslé comprit pourquoi Bannière s'était si cruellement accusé d'être le meurtrier de Marion, puisqu'en réalité, sans l'avoir frappée, c'était lui qui lui avait donné la mort par la main de Della Torra.
Au milieu de tout cela, cependant, Bannière était si peu coupable que Champmeslé n'hésita point à le consoler et même à lui donner l'absolution.
Mais, quoiqu'il eût reçu l'absolution, Bannière n'en voulut pas moins demeurer à genoux.
- Eh bien! maintenant, cher abbé, dit-il, tout à genoux, il ne nous reste plus qu'un point à établir.
- Lequel?
- C'est comment je vais sortir d'ici.
- Comment! sortir d'ici?
- Sans doute! je veux bien faire pénitence, mais pas dans une maison de fous; je veux bien gagner le ciel, mais par un autre chemin que celui de Charenton. Charenton, je vous en préviens, mène tout droit, non pas au ciel, mais en enfer.
- Oui, j'en conviens, dit Champmeslé, la chose est dure, et mieux vaudrait être ailleurs qu'ici; mais enfin, comment en sortir?
- Ne pouvez-vous me signer un laissez-passer, mon bon abbé?
- Impossible, mon cher enfant.
- Pourquoi cela?
- Parce que je ne suis pas le directeur de la maison.
- Non, mais vous en êtes l'aumônier.
- Un aumônier a charge d'âmes, voilà tout.
- Un aumônier se doit aux pénitents, mon cher abbé; vous me savez malheureux, vous vous devez à moi.
- Jusqu'à certaines limites.
- Jusqu'aux limites du jardin.
Champmeslé fut si étonné qu'il fit un mouvement pour se lever, mais Bannière le maintint doucement sur son escabeau.
- Le jardin! vous vous échapperiez! mais, malheureux! et les barreaux de votre cage, et les barreaux de votre porte?
- Vous direz que ma folie se calme beaucoup, et que, pour qu'elle se calme tout à fait, il me faut la promenade.
- On me refusera.
Alors vous m'ouvrirez ma cage.
- Est-ce que j'ai une clef de votre cage, moi?
Bannière serra doucement et d'une façon suppliante Champmeslé.
- Non, dit-il, mais vous avez une lime.
- Une lime!
- Sans doute! une lime, c'est bien mieux qu'une clef; avec une clef, vous vous avouez mon complice; avec une lime, je travaille seul.
- Mais vous savez, dit Champmeslé ébranlé déjà dans sa conviction, vous savez qu'après cette cour il y a un toit escarpé?
- J'ai des mains.
- Vous savez qu'après ce toit il y a un second mur?
- J'ai des pieds.
- Des factionnaires?
- J'ai pieds et mains.
L'abbé secoua la tête.
Bannière, tant la nuit était sombre, devina plutôt qu'il ne vit ce mouvement.
- écoutez, dit-il, vous êtes ou vous n'êtes pas mon ami.
- Ami, jusqu'à l'évasion exclusivement.
- Alors, dit Bannière, je vais vous poser la question d'une façon plus précise.
L'abbé tressaillit.
I1 sentait dans l'intonation résolue et vibrante des paroles du prisonnier quelque chose d'étrange, un je ne sais quoi de sec et de menaçant qui n'était pas fait pour rassurer.
Mais l'abbé demeura intrépide.
- Ma force me viendra d'en haut, se dit-il.
- Voulez-vous ou ne voulez-vous pas m'aider à sortir d'ici? dit Bannière.
- Ma conscience me le défend, répondit Champmeslé. Bannière réfléchit un instant.
- Bon! dit-il.
Il se rajusta sur ses genoux, et, de sa plus humble voix:
- Maintenant, dit-il, cher abbé, puisque vous me refusez la liberté, ce trésor précieux qu'avec un signe vous me donneriez dès ce soir, donnez-moi au moins le semblant, l'ombre, la fumée de la liberté.
- Oh! quant à cela, dit Champmeslé, avec plaisir.
- Après ma porte, qu'y a-t-il? demanda Bannière.
- Un corridor.
- Voyez ce que c'est que l'imagination! je respire déjà. Et après le corridor?
- Le guichet des gardiens.
- Très bien. Et ensuite?
- Le grand escalier.
- Oui, je me souviens. Et après?
- La petite porte par laquelle, de l'intérieur de la prison, je rentre chez moi.
- Chez vous?
- Oui, dans mon presbytère, qui est un des pavillons de l'entrée.
- Pavillon libre?
- Parfaitement libre.
- Donnant sur la rue?
- Par des fenêtres seulement.
- Grillées?
- Libres aussi.
- Très bien! mon cher abbé, je vous remercie.
Et, sur ces paroles vigoureusement accentuées, Bannière s'élança sur Champmeslé, lui appliquant sur la bouche toute la mie de son pain. Puis il fixa cette mie sur les lèvres de l'abbé avec son mouchoir, qu'il serra en forme de bâillon.
Puis il attacha l'abbé aux barreaux de sa loge avec des bandes de sa couverture qu'il avait déchirées à l'avance.
Puis il dépouilla le bon aumônier de ses habits avec la même dextérité qu'un singe épluche une noix verte, vida ses poches, en tira d'abord deux écus qu'il mit dans les siennes, en disant à Champmeslé:
- Soyez tranquille, l'abbé, j'irai vous reporter vos deux écus en allant vous redemander ma bague et votre protection.
Puis, comme dans les poches de l'abbé il y avait encore en outre une paire de ciseaux, il se tailla les cheveux et la barbe en un clin d'œil. Puis il endossa les habits, se couvrit du chapeau, et laissa Champmeslé à moitié nu et parfaitement méconnaissable.
Après quoi, sans dire une parole, sans se préoccuper du digne chrétien qui endurait ce traitement, sans pousser un soupir, il frappa trois bons coups à la porte, que le gardien ouvrit en la développant sur lui, selon l'habitude, et en s'inclinant pour laisser passer l'abbé. Bannière fit le gros dos, gagna à grands pas le corridor, puis l'escalier, puis il enfila la petite porte et disparut avant que le pauvre Champmeslé, qui au fond ne se défendait pas trop de l'aventure, eût fait le plus léger mouvement pour repousser la mie de pain qu'il mâchait avec une complaisance toute fraternelle.
Champmeslé laissa s'écouler un gros quart d'heure dans cette dégustation de la poire d'angoisse et, pensant que si pendant un quart d'heure Bannière ne s'était pas enfui, c'est qu'il était un sot et un animal, bon pour les cages, il se mit à geindre, à secouer les barreaux, et à taper du pied sur les dalles.
Ces bruits n'ayant pas produit tout l'effet désirable, Champmeslé se dégagea adroitement un coin de la bouche pour crier à l'aide.
On accourut, on ouvrit, on trouva le bon aumônier garrotté comme un veau et gavé comme un pigeon.
Il expliqua les violences du fou, et conclut que peut-être n'était-il pas si fou, celui qui concevait et exécutait un plan avec une pareille audace.
Le premier mouvement des gardiens et du directeur fut la stupéfaction. Ils se croisèrent les bras, puis les levèrent au ciel.
Le second mouvement fut de se mettre à la poursuite de Bannière. Mais ils découvrirent qu'avec les deux écus qu'il avait empruntés au digne abbé, le fugitif avait pris un fiacre à vingt pas de la maison, et que ce fiacre avait volé sur la route, à partir du moment où il avait enlevé le faux abbé.
Le directeur fit seller des chevaux et rejoignit le fiacre près de la barrière.
Il était vide.
Bannière, devinant qu'il serait poursuivi, était descendu à moitié chemin.
Il avait immédiatement traversé l'eau en bateau. On suivit le bateau.
De l'autre côté de l'eau, Bannière avait repris un fiacre. Cette fois rien ne se trouva plus.
Toute la maison fut en rumeur jusqu'au lendemain, et cette merveilleuse évasion fut racontée plus de cent fois par l'abbé, à qui chacun venait demander des détails, et qui pouvait dire comme énée:
Et quorum pars magnajui.
Le lendemain, à midi, un carrosse de la plus belle apparence entrait dans la cour de Charenton.
Une femme en descendait, seule cette fois: c'était encore Olympe. Elle courut plutôt qu'elle ne marcha vers le bureau du directeur, auquel elle fit demander audience.
Comme elle traversait la cour, elle fut saluée fort respectueusement, à cause de sa beauté d'abord, et ensuite à cause de son beau carrosse, par deux officiers de la prévôté qui s'en allaient tenant à la main des papiers pareils à ceux que les gens de police ont toujours pour leurs arrestations.
Olympe fit à peine attention à ces deux officiers, tant elle avait hâte d'arriver chez le directeur.
Aussi, à peine entrée:
- Monsieur, demanda-t-elle, comment va ce prisonnier que j'ai vu hier, ce fou?
- Madame s'intéresse à un fou? dit le directeur.
- Comment, monsieur, dit Olympe, je n'ai point l'honneur d'être reconnue de vous?
- Ah! c'est vrai! fit le directeur en s'inclinant, madame est venue hier.
- Avec M. le duc de Pecquigny, oui, monsieur.
- Voir le numéro 7, dit le directeur, s'inclinant plus bas encore au nom du duc.
- Justement.
- Eh bien! madame ne le verra pas aujourd'hui, et à mon grand regret
- Et pourquoi donc ne le verrai-je pas, monsieur?
- Parce que c'est tout simplement impossible, madame.
Olympe crut que l'on ne pouvait pas voir le prisonnier sans permission, et pinçant ses lèvres fines en tirant un papier de sa poche:
- Ordre du roi.
- Pour quoi faire, madame?
- Mais pour faire mettre en liberté, à l'instant même, Bannière, inscrit sur les registres de la maison sous le numéro 7 de la galerie de pierre. Le directeur pâlit.
- Eh bien! monsieur, dit Olympe, vous hésitez devant un ordre de Sa Majesté?
- Non, madame, je n'hésite pas; mais vous connaissez le proverbe?
- Quel proverbe?
- Où il n'y a rien, le roi perd ses droits.
- Comment cela?
- Madame, le fou que vous réclamez aujourd'hui n'est plus ici.
- Comment! il n'est plus ici ?
- Non, il s'est enfui hier soir, et il a été impossible de le rattraper.
Olympe poussa un cri et laissa tomber le papier devenu inutile.
- Mais enfin, dit-elle, comment cela s'est-il fait?
Le directeur raconta l'évasion dans tous ses détails.
- Et vous dites que l'on ne sait pas ce qu'il est devenu? s'écria Olympe.
- Nullement; mais si vous connaissez quelqu'un qui ait affaire à cet homme, prévenez bien cette personne que le jour où il rencontrera ceux auxquels il en veut, il fera un malheur.
Olympe tressaillit.
- Bien, dit-elle; merci, monsieur. Et elle se dirigea vers la porte.
- Vous oubliez votre ordre du roi, madame, dit le directeur.
Olympe ramassa le papier et se retira toute consternée.
- ô mon Dieu! murmura-t-elle, il est donc écrit que tout lui tournera mal! Tant de peines prises, tant de soins employés à sauver ce malheureux, tant de protecteurs remués pour ce pauvre fou, et sa fatale étoile qui contrecarre toutes mes bonnes intentions! Décidément, il est né pour souffrir et faire souffrir! Oh! pauvre Bannière! pas même la consolation de lui prouver que je n'ai pas été une femme sans cœur! Pas même le bonheur de lui dire: «Vous êtes libre par moi!» Libre! Il est libre par lui-même, c'est bien mieux! et il aura la joie de ne devoir de reconnaissance à personne! Libre! cet œil farouche, cette rage enchaînée est libre! Toute cette fureur amassée pendant sa captivité se répand sur ma route et me menace. Qui sait, bon Dieu! ce qu'il fera de moi s'il me rencontre!
Olympe frissonna à cette idée que Bannière pouvait lui vouloir du mal.
Faudra-t-il me résoudre, pensa-t-elle, à guetter chaque voiture, à explorer chaque angle de rue, à voir dans tout manteau un ennemi, dans tout visiteur un assassin?
Faudra-t-il que je porte plainte au lieutenant de police au cas où la vie de M. de Mailly serait menacée?
Quant à sa vie à elle, Olympe en faisait généreusement le sacrifice. Bien plus, avec cette héroïque facilité des femmes à chercher la chevalerie des passions, Olympe se représentait la belle scène de fureur que lui ferait Bannière égaré, se précipitant sur elle un couteau à la main.
Elle revint chez elle avec cette fièvre de terreur et d'angoisse.
Et elle eut le courage de sourire à M. de Mailly, qui la questionnait sur sa pâleur et ses tremblements nerveux.
Le comte, qui avait su la visite de M. de Pecquigny, aima mieux attribuer au duc les inquiétudes de sa maîtresse que d'en rechercher la véritable cause.
Il n'était pas fâché, d'ailleurs, d'avoir un grief de plus contre Pecquigny.
Et il répondit par ses bouderies aux anxieuses préoccupations d'Olympe.
- Bon! dit-il; la première fois qu'elle sortira, me voilà prévenu, je la ferai suivre.
Hélas! comme tous les amants inquiets et jaloux, Mailly n'était pas prévenu le moins du monde: à la poursuite d'un danger factice, il ne comprenait pas où était le danger réel.
Quant à Olympe, à partir de ce moment elle ne dormit plus; toutes ses pensées retombèrent ardentes et curieuses sur cet homme, le seul qu'elle eût jamais aimé, sur ce Bannière que depuis plusieurs mois elle n'avait pas osé rappeler à son souvenir, le croyant infidèle avec la Catalane ou tout à fait dégoûté de l'amour, éteint ou dégradé. Il était bien autre chose que tout cela.
Il était fou d'amour.
- Fou d'amour! répétait Olympe. Oh! l'on ne devient pas fou d'amour pour la Catalane!
Et Olympe se rappelait cent fois par jour cette mâle et terrible beauté du jeune homme, ce bond sauvage qu'il avait fait en reconnaissant sa voix, le cri qu'il avait poussé en bondissant, l'expression à la fois douloureuse et tendre de ses yeux, enfin sa chute mortelle sur les dalles sur lesquelles il était tombé comme foudroyé.
Puis une voix lui disait à l'oreille et au cœur:
- C'est pour toi, Olympe, qu'il a fait tout cela; c'est pour toi que ce malheureux, qui, depuis son arrestation, n'avait pas trouvé moyen de faire un pas hors de son cachot a trouvé moyen de fuir aussitôt qu'il t'a eu vue.
Puis elle répondait à cette voix:
- Si Bannière est fou d'amour, c'est pour moi; si c'est pour moi qu'il est fou d'amour, il me tuera peut-être! Eh bien! soit, qu'il me tue, il m'aura délivrée du supplice affreux d'être aimée de ceux que je n'aime pas.
A partir de ce moment, Olympe, fière, presque joyeuse, attendit résignée le dénouement que Dieu lui tenait caché dans l'ombre.
Dieu dispose.



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1998-2010
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