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Chapitre LXXVIII
Tout va bien, dormez

S'il était au monde une visite qui manquât de convenance, mais qui, en revanche, fût pleine d'à-propos, c'était la visite dont M. le duc de Richelieu venait de concevoir l'audacieux projet, à minuit moins un quart, ce soir-là. Aussi, en arrivant à Issy, commença-t-il par faire éveiller maître Barjac.
Maître Barjac, il faut le dire à l'honneur de sa conscience, maître Barjac dormait du sommeil des justes.
Mais il arriva ceci: c'est que M. Barjac, dès les préliminaires, ne prit point la chose avec toute l'ardeur qu'y mettait M. de Richelieu.
Il ne se prêterait pas, disait-il, à réveiller M. de Fleury pour des intrigues peu intéressantes.
M. de Richelieu hocha la tête.
- Monsieur Barjac, dit-il, quand à minuit je me dérange de mon plaisir ou de mon sommeil, croyez-le, c'est que la chose en vaut la peine. Mais vous n'en jugez pas ainsi dans votre sagesse, qui est une très grande sagesse. Très bien! cela me donne à réfléchir; et comme vous passez pour être la pensée très vraie de Son éminence, plus vraie même que la sienne propre, eh bien! monsieur Barjac, j'en conclurai que Son éminence n'attache point d'intérêt à ces intrigues, comme vous dites; et je ne m'amuserai point à me brouiller avec de bons amis à moi, lesquels veulent que le roi s'amuse, et s'amuse à la nargue des ministres, des cardinaux et du peuple de France tout entier. Ainsi donc, monsieur Barjac, continua Richelieu, je vais non seulement laisser le roi s'amuser, mais je lui donnerai des conseils à ma façon. Sur ce, bonsoir, monsieur de Barjac, ou plutôt bonjour, car il est aujourd'hui.
Et M. de Richelieu, avec son plus grand air, tourna sur ses talons et gagna le vestibule.
Soit que M. Barjac eût réfléchi, soit qu'effectivement il fût endormi l'instant d'auparavant et alourdi par l'interruption de ce sommeil, il se réveilla tout à fait et courut après M. de Richelieu.
- Bonjour, bonjour, continua le duc en gagnant la porte.
Mais Barjac développa ses grosses jambes, et le duc le trouva entre cette porte et lui, les bras étendus, et faisant respectueusement obstacle à son passage.
- Là, là! fit-il; monsieur le duc, excusez-nous. Si vous saviez ce qui s'est passé hier soir ici!
- Que s'est-il donc passé, monsieur Barjac? dit Richelieu se posant sur la hanche.
- Ah! monsieur le duc, toute la soirée on a parlé Jansénius et Molina; on a commenté le grand Nicole et M. de Noailles; enfin, on a lu du Fénelon5! Monsieur le duc, un saint n'y eût pas résisté. J'en dormirai quinze jours pleins, monsieur le duc; c'est ma première heure à présent.
- Oh bien! voilà ce qui s'appelle parler, monsieur Barjac, dit Richelieu.
- Eh bien! alors, asseyez-vous; on va essayer de réveiller monseigneur.
- Essayez.
Barjac fit deux pas du côté de la chambre à coucher, puis revenant:
- C'est donc grave? dit-il.
- Pardieu! puisque vous vous réveillez, monsieur Barjac, il faut que ce soit plus grave que Molina, que Jansénius, que M. de Noailles, que Fénelon et que le grand Nicole, qui vous ont endormi: c'est une affaire bien autrement importante que la grâce efficace et que le quiétisme.
- Est-ce que la petite femme refuse? demanda Barjac.
- Réveillez d'abord monseigneur, monsieur Barjac.
Barjac entra chez son maître, dont - il faut le dire au mépris des révérences dues à un cardinal ministre - dont les ronflements sonores rappelaient plutôt une nuit du cardinal Dubois qu'une nuit du cardinal Armand.
Barjac s'était levé, mais Fleury ne se leva point.
Richelieu fut tout simplement introduit dans la chambre à coucher du prélat.
- Eh bien! duc, qu'avons-nous donc de nouveau? fit le vieillard.
- Nous avons un mari, monseigneur.
- Un mari qui mord.
- Hélas! oui.
- Et auquel il serait bon peut-être de mettre une muselière?
- J'ai mieux qu'une muselière, monseigneur, pour distraire mes chiens quand ils me veulent mordre. J'ai des os.
- C'est plus cher.
- Monseigneur, c'est à prendre ou à laisser.
- Oh! oh! en sommes-nous là?
- Hélas! oui.
- Voyons d'abord la morsure.
- La voici. M. de Mailly aura rêvé Montespan. Il fourbit son épée, il affile sa langue, il va scandaliser.
Fleury fronça le sourcil.
- Avez-vous une idée, vous, duc? demanda le vieillard.
- Une mauvaise, toujours.
- Bah! dites-la, qu'importe!
- La voici.
- J'écoute.
- Vous savez que j'arrive de Vienne.
- Si je le sais! Vous nous y avez rendu d'assez grands services pour que je ne l'oublie pas.
Richelieu s'inclina.
- Vienne est une ville où les hommes de grande imagination se calment très vite, continua-t-il.
- Eh bien?
- Eh bien! envoyez Mailly à Vienne.
- Ah! duc, il devinera bien le coup en voyant la main qui tient l'arme.
- Changez la main, monseigneur.
- Qu'entendez-vous par là?
- Au lieu de lui ordonner d'aller à Vienne, faites qu'il vous demande d'y aller.
- Impossible. C'est un mulet pour l'entêtement.
- Je n'en disconviens pas.
- Il refusera, vous dis-je, si on lui offre, et ne demandera jamais si on laisse la chose à son libre arbitre.
- J'ai un moyen.
- Duc, cela foisonne, à ce qu'il paraît.
- Que voulez-vous, on n'est pas diplomate pour rien; puis, tandis que l'on dormait à Issy, je ruminais, moi, dans mon carrosse; et, en cherchant, on trouve.
- Quœre et invenies, dit Barjac, qui avait, à la longue, réussi à coudre un lambeau de latin à la queue des phrases de son maître.
- Donc? .. fit M. de Fleury.
- Donc, monseigneur, demain au matin il vous faudra voir la reine.
- Pour quoi faire?
- Attendez; voyez d'abord la reine.
- J'ai justement de l'argent à lui faire remettre, je le lui porterai moi-même.
- Occasion merveilleuse! Seulement, monseigneur, faites un sacrifice: ajoutez cent louis, croyez-moi.
Le vieillard rougit; il avait senti le coup.
- Sous Louis XIV, dit-il, on avait la Bastille.
- On l'avait même sous le Régent, dit Richelieu. Hein! comme toutes les bonnes choses se perdent, M. de Fleury. Vous ne pouvez donc pas faire mettre Mailly à la Bastille?
Le prélat rêvait.
- Il est violent, dit-il?
- Comme Montespan.
- Il a des partisans, en outre.
- Et comme le roi est timide, on va tout de suite le rebuter.
Fleury regarda Barjac.
- Le roi tombera dans les femmes politiques, dit Richelieu, quel malheur! tandis que celle-là ...
- Vous en étiez sûr, n'est-ce pas, duc?
- J'avais sa parole.
Fleury poussa un gros soupir.
- Avez-vous une idée, vous, duc? demanda le vieillard.
- Une mauvaise, toujours.
- Bah! dites-la, qu'importe!
- La voici.
- J'écoute.
- Vous savez que j'arrive de Vienne.
- Si je le sais! Vous nous y avez rendu d'assez grands services pour que je ne l'oublie pas. Richelieu s'inclina.
- Vienne est une ville où les hommes de grande imagination se calment très vite, continua-t-il.
- Eh bien?
- Eh bien! envoyez Mailly à Vienne.
- Ah! duc, il devinera bien le coup en voyant la main qui tient l'arme.
- Changez la main, monseigneur.
- Qu'entendez-vous par là?
- Au lieu de lui ordonner d'aller à Vienne, faites qu'il vous demande d'y aller.
- Impossible. C'est un mulet pour l'entêtement.
- Je n'en disconviens pas.
- Il refusera, vous dis-je, si on lui offre, et ne demandera jamais si on laisse la chose à son libre arbitre.
- J'ai un moyen.
- Duc, cela foisonne, à ce qu'il paraît.
- Que voulez-vous, on n'est pas diplomate pour rien; puis, tandis que l'on dormait à Issy, je ruminais, moi, dans mon carrosse; et, en cherchant, on trouve.
- Quœre et invenies, dit Barjac, qui avait, à la longue, réussi à coudre un lambeau de latin à la queue des phrases de son maître.
- Donc? ... fit M. de Fleury.
- Donc, monseigneur, demain au matin il vous faudra voir la reine.
- Pour quoi faire?
- Attendez; voyez d'abord la reine.
- J'ai justement de l'argent à lui faire remettre, je le lui porterai moi-même.
- Occasion merveilleuse! Seulement, monseigneur, faites un sacrifice: ajoutez cent louis, croyez-moi.
Le vieillard rougit; il avait senti le coup.
Harpagon était plus fort avec Frosine.
- Allez donc, monseigneur, voir la reine, et dites-lui qu'auprès des Allemands, ses amis, ses parents, il faudrait un ambassadeur nouveau, puisque je me démets.
- Ah ! vous vous démettez, duc?
- écoutez donc, quatre ans, c'est assez, il me semble. à un autre!
- Alors je proposerai Mailly?
- Tout juste.
- La reine refusera.
- Non.
- Elle refusera, vous dis-je.
- Et pourquoi?
- Parce que Mailly ne sait pas l'allemand.
- Qu'il y reste quatre ans comme moi, et il l'apprendra. D'ailleurs, la reine est trop bonne chrétienne pour refuser de faire le salut de Mailly.
- Son salut!
- Pardieu! que voulez-vous qu'il fasse à Vienne? Le temps qu'on y passe est comme les années de campagnes: une année à Vienne vaut deux années de purgatoire.
- Mais que dirai-je pour motiver ma demande?
- Vous direz ... vous direz que Mailly se perd à Paris, qu'il a des habitudes de garnison, qu'il joue.
- Dame! son argent est à lui.
- Vous direz qu'il entretient des maîtresses, qu'il a des filles de théâtre, et que cela rend sa femme malheureuse.
- à la bonne heure, duc! voilà une considération, et je puis dire cela en toute sûreté de conscience.
- Je crois bien! pauvre Mme de Mailly! elle me contait tous les chagrins que lui faisait son mari; et cela, cette nuit, en pleurant: c'était à fendre le cœur.
- Oh! je crois que la reine sera sensible, en effet, à une pareille plainte.
- Alors, vous lui suggérerez de vous demander l'ambassade de Vienne pour Mailly comme pénitence, et vous vous en laisserez arracher la promesse.
- Très bien! et après?
- Après, monseigneur?
- Oui.
- Après. Eh bien, Mme de Mailly vous dira, si elle veut, tout ce qui pourrait la rendre heureuse; ou bien, si elle ne veut pas absolument vous le dire, voilà M. Barjac qui vous le dira ... en latin.
- Monsieur de Richelieu, fit Fleury, votre conseil est d'or; je le suivrai de point en point. Demain au matin Sa Majesté me demandera l'ambassade de Vienne pour M. de Mailly.
- Et vous signerez?
- Je consulterai le roi, dit Fleury souriant, un peu diaboliquement peut-être pour un prélat chrétien.
- Monseigneur me daignera-t-il avertir du résultat, pour que je rassure cette pauvre Mme de Mailly?
- Par estafette, monsieur le duc.
- Il y aurait un bon moyen, monseigneur.
- Parlez toujours.
- Ce M. de Richelieu, dit Barjac en remuant gracieusement la tête, me fait l'effet d'un Nestor.
- à cause de mon âge, monsieur Barjac?
- Non, monsieur le duc, à cause du miel qui coule de vos lèvres.
- Ou d'un saint Jean Chrysostome, reprit Fleury. Ah! c'est du grec, cela, Barjac, tu n'y mords pas.
- Monsieur le cardinal est tout à fait réveillé, dit froidement le vieux valet, on le voit à son esprit.
Fleury se mit à rire; la flatterie l'avait touché.
- J'écoute, dit-il au duc.
Richelieu reprit:
- Monseigneur, je suis l'ami de ce pauvre Mailly, moi, son véritable ami.
- On le voit bien, dit le prélat, à la manière dont vous vous employez pour lui.
- En outre, j'aime beaucoup sa femme.
- Duc, duc, l'aimeriez-vous assez pour que le roi puisse jamais devenir jaloux de cette amitié-là?
- Oh! monseigneur, quand je dis que je l'aime, je l'aime contemplativement
- Accordé, en faveur de l'adverbe, qui est magnifique.
- Je demande donc, monseigneur, que toute faveur qui va retomber sur Mailly lui arrive directement par moi. Ainsi, par exemple, son brevet d'ambassadeur, s'il était signé ...
- Vous brouillerait avec lui, duc.
- Je risque la brouille.
- Vraiment?
- J'ai mes raisons.
- Vienne vous a rendu profond, mon cher duc.
- Oh! vous ne voyez rien, monseigneur!
- Prenez garde! vous m'effraieriez.
- Oh! que non; monseigneur a le regard trop sûr pour que jamais je lui donne des vertiges. Ainsi ce brevet. ..
- Je l'expédierai sous votre couvert.
- Monseigneur, vous me comblez.
- Expliquez-moi seulement le bénéfice que vous allez tirer de cela.
- Le voici, monseigneur: je serai complètement brouillé avec Mailly.
- Eh bien! après?
- Après, étant brouillé avec le mari, je pourrai donner de bons conseils à la femme.
- Optime ! s'écria Barjac.
- N'est-ce pas, fit Richelieu. Ah ! Vous verrez mes ressources, et quand Mailly reviendra de Vienne, vous verrez ce qu'il pensera.
F1eury et Barjac se mirent à rire silencieusement comme rient deux prêtres.
Quant à Richelieu, il était si content de faire tout ce mal, qu'il éclata de rire jusqu'à sa voiture, et longtemps encore après qu'il y fut assis. Quant au maître de la France, il se replongea dans les couvertures, après avoir dit un peu de mal de Richelieu avec Barjac.
Quant à ce dernier, comme il se trouvait trop réveillé, il recommença de penser aux molinistes et aux quiétistes, et, un verre de sirop d'orgeat aidant, il retrouva son rêve.
Quant à Richelieu, il fit la route en trois quarts d'heure et, en rentrant chez lui, il écrivit à la comtesse de Mailly.

« Tout va bien, dormez.»



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