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Chapitre VIII
Le couloir des acteurs.

Bannière se tint parole de point en point. Lorsque le jour baissa, il déchira largement la tapisserie, s'en fit une corde d'une vingtaine de pieds, consolidée de noeuds placés de distance en distance, se confia à cette corde, sauta les six ou huit pieds de distance qui existaient encore entre lui et la terre quand il fut arrivé à l'extrémité de cette corde, gagna le cailloutis, s'élança aux lumières, courut tout enivré, tout insensé, tout égaré, dans la direction du théâtre, situé presque en face de la porte de l'Ousle, et que lui signalaient d'ailleurs les cris du portier et les flûtes des aboyeurs.
C'était justement l'heure où toutes les belles dames d'Avignon arrivaient au théâtre, et la queue des carrosses, celle des chaises à porteurs et celle des vinaigrettes commençaient à encombrer la place.
Bannière, une fois arrivé, une fois mêlé à tout ce monde, se trouva bien honteux, bien gêné de son habit de novice. Il est vrai que l'usage permettait alors aux ecclésiastiques, et particulièrement aux jésuites, d'assister aux représentations dramatiques. Mais Bannière n'avait pas un sou vaillant. Il eût bien demandé à quelques bonnes figures, et c'est surtout aux portes des spectacles que l'on en rencontre, de le faire entrer comme supplément dans une loge ; mais cet habit maudit allait attirer tous les yeux sur lui, et, parmi tous les yeux, s'il y en avait deux seulement au service du père Mordon, il était perdu. Il eût bien ôté sa malheureuse soutane, mais en ôtant sa soutane il se fût trouvé en manches de chemise, et comment, en manches de chemise, pénétrer ailleurs qu'aux plus populaires galeries ?
Sa perplexité était grande ; les minutes coulaient rapidement. Bannière, caché derrière une colonne, voyait avec un affreux serrement de coeur passer les plus jolis pieds sous les jupes les plus blanches, et des escaliers des carrosses ou du plancher des chaises s'élançaient des jambes si rondes, des chevilles si fines, que toutes les inscriptions de la salle des méditations n'eussent pu en ce moment donner au pauvre jésuite la philosophie suffisante.
Tout à coup Bannière aperçut dans leur noir carrosse deux des pères jésuites qui faisaient leur chemin saintement, suivant la file des voitures. Arrivé devant la porte, leur carrosse s'arrêta : pour entrer, il leur fallait passer à quatre pas de Bannière.
Torturé par le triple démon de la curiosité, de la convoitise et de la peur, Bannière profita du moment où le carrosse s'arrêtait pour effectuer habilement sa retraite ; il commença par mettre une colonne entre lui et les pères, et s'éloignant protégé par son ombre protectrice, il se jeta dans le couloir des acteurs.
Mais à peine était-il réfugié dans ce corridor sombre et poudreux, qu'un lumignon odorant éclairait seul d'une lueur maladive, que Bannière se sentit poussé rudement par deux mains vigoureuses, qui faillirent, grâce au trouble où il était déjà, lui faire perdre l'équilibre. Mais Bannière était jeune, leste et vigoureux ; en tombant, il risquait de montrer sa culotte crevée : il s'accrocha donc résolument à cet impertinent qui avait une manière de se faire faire place si singulièrement en dehors des habitudes polies de cette époque.
C'était un homme, et, en se retournant, Bannière se trouva nez à nez avec cet homme.
- Eh ! Laissez-moi donc passer, mort de tous les diables ! cria-t-il en essayant de pousser Bannière contre la muraille.
- Tiens, monsieur de Champmeslé ! s'écria Bannière.
- Tiens, mon petit jésuite ! s'écria Champmeslé.
Tous deux venaient de se reconnaître à la lueur du lumignon.
- Ah ! monsieur de Champmeslé ! fit l'un.
- Ah ! mon cher Bannière ! fit l'autre.
- C'est donc vous ?
- Hélas ! oui, c'est moi.
- Mais où courez-vous comme cela ? quelque chose vous manque-t-il donc pour votre costume ?
- Ah bien oui, mon costume ! Je m'en moque pas mal, de mon costume !
- Il était cependant bien magnifique ! dit Bannière avec convoitise.
- Oui, dit mélancoliquement Champmeslé, si beau que c'est celui que je porterai en enfer.
- En enfer ! que voulez-vous dire ?
- Rien, laissez-moi passer.
- Mais on dirait que vous vous sauvez, mon cher monsieur.
- Je le crois bien que je me sauve.
- Mais la représentation ?
- Eh ! la représentation, voilà justement pourquoi je me sauve.
- Ah ! oui, je comprends.
- Laissez-moi donc passer, je vous dis.
- Toujours vos idées ?
- Plus que jamais. Savez-vous ce qui m'arrive ?
- Vous m'épouvantez.
- Monsieur, dit Champmeslé avec des yeux hagards, j'ai dîné à midi, n'est ce pas ?
- Je vous crois, monsieur.
- Après dîner, j'ai fait ma sieste.
- Je vous approuve.
- Eh bien ! mon frère, pendant ma sieste...
Champmeslé regarda avec inquiétude de tous côtés.
- Pendant votre sieste... ? reprit Bannière.
- J'ai eu une vision aussi, moi.
- Oh !
- Une vision comme mon père et comme mon grand-père en ont eu chacune une.
- Mais quelle vision, mon Dieu !
- Seulement ma vision à moi était plus terrible encore que la leur.
- Comment cela ?
- Je me suis vu moi-même, mon cher frère...
- Vous vous êtes vu vous-même ?
- Oui, en enfer, sur un gril ardent, dans mon costume d'Hérode, retourné par un diable qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à monsieur de Voltaire. Oh ! c'était effrayant ! Laissez-moi passer, laissez-moi passer !
- Mais, mon cher monsieur de Champmeslé vous n'y pensez pas !
- Je ne pense qu'à cela au contraire, laissez-moi passer.
- Mais vous allez faire manquer le spectacle !
- J'aime mieux faire manquer le spectacle que d'être retourné, pendant l'éternité, sur un gril, en costume d'Hérode, par un diable ayant la ressemblance de monsieur de Voltaire.
- Mais vous perdez vos camarades !
- Au contraire, je les sauve, je me sauve et je sauve avec moi tous les malheureux qui se damnaient en venant nous voir. Adieu !
Et cette fois Champmeslé combina si bien la volonté avec le mouvement, qu'il fit faire à Bannière trois tours sur lui-même, et que pendant le second, il passa et disparut tout courant.
- Monsieur de Champmeslé ! monsieur de Champmeslé ! cria Bannière en le suivant pendant quelques pas.
Mais Bannière eut beau crier, Bannière eut beau le suivre, le comédien avait entendu des pas dans l'escalier qui conduisait au théâtre, et, au bruit de ces pas, il s'était élancé comme un daim qui sent la meute.
Bannière resta seul, stupéfait et confondu.
Mais ces voix, mais ces pas que Champmeslé avait entendus comme par intuition, commencèrent à retentir par les montées raboteuses.
Les pas se précipitaient et les voix criaient : – Champmeslé ! Champmeslé !
Il y avait des voix d'hommes et des voix de femmes.
Tout à coup la porte de l'escalier donnant sur le couloir s'ouvrit, et l'on vit rouler une avalanche effarouchée d'acteurs et d'actrices en costumes tragiques, criant de toutes leurs forces, avec des gestes désespérés et des voix lamentables :
- Champmeslé ! Champmeslé !
Et toute cette cohue entoura Bannière en hurlant :
- Champmeslé ! Champmeslé !... avez-vous vu Champmeslé ?
- Hé ! messieurs, dit Bannière, certainement que je l'ai vu.
- Qu'en avez-vous fait alors ?
- Moi ! rien.
- Eh bien ! où est-il ?
- Il est parti.
- Parti ! s'écrièrent les femmes.
- Vous l'avez laissé partir ? dirent les hommes.
- Hélas ! oui, messieurs ; hélas ! oui, mesdames. Il vient de s'enfuir.
Bannière n'eut pas plutôt prononcé ce mot, qu'il fut enveloppé, saisi, tiraillé de dix côtés par dix mains, dont les unes étaient douces et charmantes, dont les autres étaient rudes et presque menaçantes.
- Il s'est enfui, il s'est enfui ! criaient acteurs et actrices ; le jésuite l'a vu s'enfuir. Monsieur le jésuite, est-ce bien vrai, est-ce bien sûr, que Champmeslé s'est enfui ?
Bannière ne pouvait répondre à tout le monde. Ceux qui l'interrogeaient eux-mêmes comprirent cette impossibilité. L'orateur de la troupe, celui qui, dans les grandes occasions, avait mission de haranguer le public, éleva la voix, demanda le silence, et le silence se rétablit.
- Ainsi, mon frère, demanda-t-il, vous avez vu partir Champmeslé ?
- Comme je vous vois, monsieur.
- Il vous a parlé ?
- Il m'a fait cet honneur.
- Pour vous dire...
- Qu'il avait eu une vision.
- Une vision... une vision... Est-il fou ? Quelle vision ?
- Il s'est vu en damné sur un gril, retourné par monsieur de Voltaire costumé en diable.
- Ah ! oui, il m'en a parlé aussi.
- Et à moi aussi.
- Et à moi aussi.
- Mais enfin, où va-t-il ? demanda l'orateur.
- Hélas ! monsieur, je n'en sais rien.
- Quand reviendra-t-il ? demanda la duègne.
- Hélas ! madame, il me l'a laissé ignorer.
- Mais c'est affreux !
- Mais c'est indigne !
- Mais c'est une trahison !
- Il va manquer son entrée !
- Il va indisposer le public !
- Ah ! messieurs ! ah ! mesdames ! s'écria Bannière d'un air dolent propre à préparer son auditoire aux plus terribles révélations.
- Eh bien ! quoi !
- Si j'osais vous dire toute la vérité.
- Dites, dites !
- Je vous affirmerais que vous ne reverrez pas monsieur de Champmeslé.
- Nous ne le reverrons pas !
- Ce soir du moins.
A ces mots, une clameur désespérée emplit le couloir, et gagna comme une traînée sinistre l'escalier du théâtre, d'ou elle se répandit dans les corridors supérieurs.
- Mais pourquoi, pourquoi cela ? s'écriait-on de toutes parts.
- Mais, messieurs, je vous l'ai dit ; mais, mesdames, je vous le répète, dit Bannière : parce que monsieur de Champmeslé jouit d'une conscience timorée, et qu'il craint d'être damné s'il joue ce soir.
- Monsieur, dit l'orateur de la troupe, nous sommes mal placés ici pour parler de nos affaires ; on peut nous entendre. Le bruit de la fuite de Champmeslé peut se répandre avant que nous ayons pu parer à cette fuite. Faites-nous l'honneur, monsieur, de monter au foyer.
- Au foyer ! s'écria Bannière, au foyer des acteurs et des actrices !
- Oui ; vous nous donnerez tous les détails que vous ne pouvez nous donner ici, et peut-être même, monsieur, quelque bon conseil.
- Oui, oui, venez, dirent les femmes en s'accrochant aux deux bras de Bannière, tandis que le reste de la troupe se divisait en deux fractions, dont l'une le tirait en avant et dont l'autre le poussait par derrière.

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