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Chapitre LXXX
L'ambassade de Vienne

Mailly rappela tout son courage et fit un pas pour aller au-devant de Richelieu, qui avait fait vingt pas pour venir à lui.
- Ah! fit-il, arrivez donc, mon cher duc.
Mailly était bien intrigué pour qu'il appelât Richelieu son cher duc.
- Bonsoir, heureux mortel ! fit Richelieu.
- Ah! vous aussi! s'écria Mailly. Bon, je vous tiens. Oh! quant à vous, vous ne m'échapperez pas.
- Dieu m'en garde, répliqua le duc. Pourquoi donc échapperais-je à un homme à qui je n'ai que des félicitations à adresser?
- Venez un peu à l'écart, dit le comte.
- Soit; allons.

Mailly entraîna sa proie dans le fond de la salle.
- Que m'arrive-t-il, voyons, demanda le comte.
- Il arrive que vous soulevez partout des tempêtes.
- A quel propos?
- Parbleu! on est jaloux.
- Jaloux de quoi?
- De votre nomination.
- De ma nomination?
- Voyons, n'allez-vous pas faire l'ignorant!
- Sur ma vie! duc, sur mon honneur! foi de gentilhomme! je ne sais pas le premier mot de ce que l'on veut me dire.
- Allons donc, impossible! s'écria le duc en jouant la surprise.
- Non. J'ai vu la reine me prévenir, Pecquigny m'agacer, M. de Fleury me faire la bouche en cœur, le roi me sourire, tous m'ont parlé, tous m'ont dit la même chose. J'ai bien deviné qu'il s'agissait d'une faveur. .. mais laquelle? c'est ce que je ne sais pas.
- Quoi! vous ne savez pas ce que la reine a demandé pour vous ce matin à M. de Fleury?
-Non.
- Quoi! vous ne savez pas ce que M. de Fleury a demandé ce matin au roi?
-Non.
- Quoi! vous ne savez pas ce que le roi a signé pour vous ce matin?
- Non.
- Eh bien! mon cher comte, dit Richelieu avec une bonhomie admirablement jouée, je suis heureux d'être le premier dont vous receviez le compliment avec connaissance de cause.
- Mais sur quoi votre compliment? car, en vérité, il y a de quoi se damner.
- Sur votre nomination.
- Quelle nomination?
- D'ambassadeur.
- Moi, ambassadeur?
- Oui.
- Où cela?
- A Vienne! nomination dont, bien certainement, cinquante personnes crèveront de colère.
- Morbleu! dit Mailly, et moi tout le premier, si ce que vous me dites là n'est point une plaisanterie, duc.
- Allons donc, comte! mais c'est vous qui plaisantez.
- Oh! je plaisante si peu que j'étouffe.
- En effet, vous êtes tout pâle.
- Je ne me contiens plus.
- De joie?
- De rage!
- Bah!
- Oh! rien que l'idée que l'on me fait cette mystification me met hors de moi! Que serait-ce donc si c'était la réalité?
- Ah! comte, ce n'est pas avec moi qu'il faut ruser. Voyons.
- Je ne veux pas, vous dis-je!
- Mais j'ai le brevet dans ma poche.
- Mon brevet?
- Oui.
- D'ambassadeur?
- Oui.
- A Vienne?
- Oui.
- Oh!
- Et la preuve, continua Richelieu tirant un papier aux armes du roi de sa poche, c'est que le voici. Mailly eut un éblouissement.
- Vous concevez, dit Richelieu avec le plus grand flegme, que je suis trop fidèle sujet de Sa Majesté pour ne pas m'être intéressé à vous.
- Alors c'est donc à vous que je dois cette nomination?
- En grande partie, oui, mon cher comte.
- Et de quel droit, je vous le demande, monsieur le duc, vous mêlez-vous de mes affaires?
- Je vous le dis: pour le service du roi, il n'est point d'indiscrétion que je ne commette.
- Monsieur le duc, ce que vous avez fait là est de la plus haute inconvenance!
- Il est de la plus haute inconvenance qu'ayant été chargé d'une ambassade aussi importante que celle de Vienne, je m'occupe de mon successeur?
- Monsieur le duc, ce que vous avez fait là est affreux.
- Il est affreux que n'ayant qu'un bon ami, je m'emploie à lui donner ma survivance, la plus belle charge parmi les grands emplois?
- Oh! mais à qui donc m'en prendre, mon Dieu! s'écria Mailly exaspéré.
- Voyons, mon cher comte, du calme.
- Du calme!
- Et commencez d'abord par prendre votre brevet.
- J'aimerais mieux me couper la main.
- Comment? vous refuseriez une pareille faveur? Mais êtes-vous fou, mon cher comte?
Richelieu prononça ces derniers mots avec un accent si vif et une intonation si haute eu égard au respectueux silence qui régnait dans la salle, que Mailly trembla de faire esclandre et s'éteignit comme un fer rouge qui coule dans l'eau.
Le rusé courtisan venait d'engager son homme.
Il sentit bien qu'il était compromis et lui tendit de nouveau le brevet.
- Mais prenez donc, cher comte, dit-il.
- Jamais! ai-je dit, jamais!
- Alors, vous refusez. Peste, c'est grave! Il faut dire cela sans retard au cardinal, afin qu'il prenne ses mesures.
- Un moment, monsieur, dit Mailly, qui eût fait peine à sa femme elle- même, tant il souffrait visiblement en ce moment-là; un instant, ménagez-moi.
- Ah! ah! vous en prenez votre parti.
- Non, monsieur, non; mais enfin le roi est le roi, et, tout en refusant la grâce qu'il veut bien me faire, vous me laisserez le loisir, je suppose, de la refuser à ma façon.
- Eh! que diable ! monsieur, s'écria Richelieu, on ne vous fera pas ambassadeur malgré vous; soyez tranquille! Dites-lui tout simplement que vous ne voulez point partir, et vous ne partirez pas.
- Lui diriez-vous, vous, cela, monsieur le duc? répondit Mailly dont les yeux flamboyaient.
- Moi, non, mais vous, un jaloux! oui.
Ce dernier mot était terrible; il piqua Mailly jusqu'à la moelle des os.
- Monsieur le duc, dit-il à Richelieu, vous m'avez fait, pour je ne sais quelle raison, un des plus grands chagrins qu'un homme puisse faire à son semblable. Monsieur le duc, Dieu ne vous en récompensera pas.
- Eh! mon cher comte, Dieu n'a rien à voir dans tout ceci. Vous vous fâchez, vous avez tort; moi j'ai l'idée que je vous sers.
- Dites-vous sérieusement une pareille infamie, monsieur le duc?
- Bon! des gros mots chez le roi, comte, à dix pas de la reine!
- Mais vous voyez bien que je suis au désespoir!
- Folie!
- Vous me poignardez, et vous ne voulez pas que je crie!
- Comte, voyons, voulez-vous qu'au lieu de vous emporter, nous causions tranquillement tous les deux?
- Oui, oui, oui! à condition que vous verserez du baume sur cette plaie, duc, et non pas du fiel.
Richelieu haussa les épaules.
- Mais rappelle-toi donc, comte, que tu n'auras jamais un ami pareil à moi!
- Oh! duc, duc, ne m'exaspérez pas!
- Et je le prouve, continua Richelieu. Quel est le devoir d'un ami? Ce n'est pas moi qui l'ai défini, c'est M. de La Fontaine, le grand fabuliste. Il a dit: Qu'un ami véritable est une douce chose!
Il cherche nos besoins au fond de notre cœur..
Eh bien! moi, Mailly, j'ai cherché les besoins au fond de ton cœur, et comme je ne les trouvais pas tout net, à cause de la capricieuse conformation de ton esprit...
- De mon esprit?
- Oui, qui bifurque.
- Mon esprit bifurque!
- Pardieu! d' Olympe à Louise, de la maîtresse à la femme! Fixez donc quelque chose à une pareille bascule ! Alors je me suis mis à chercher les besoins de la femme, et j'ai trouvé; car c'est une justice à lui rendre, à elle, elle ne bifurque pas.
- Oh! mon Dieu! fit Mailly, donnez-moi la patience!
- Mme de Mailly, me suis-je dit, est folle du roi.
Mailly poussa un rugissement sourd.
- Mais folle! il ne faut pas se le dissimuler, continua Richelieu. Mailly grinça des dents, et froissa la garde de son épée.
- Dissimule-toi cela à toi-même, si tu y tiens, mon cher, poursuivit Richelieu; mais je te préviens que la fable du mari aveugle est usée. Tiens, mon cher, tiens, en ce moment même, vois l'œil de ta femme, tire une ligne de ses cils aux cils du roi, et dis-moi si ce n'est pas comme au collège des jésuites: Linea recta brevissima. La ligne droite est la plus courte. C'est vrai comme un axiome, morbleu! tu sais cela, un axiome n'a pas besoin d'être prouvé.
Mailly cacha douloureusement sa tête entre ses deux mains.
- Oui, oui, la tête, le front, cela blesse, nous connaissons cela; moi, surtout, que diable! Je poursuis donc.
- Tu me tues, duc!
- Mon cher, quand on veut guérir les malades, il faut être impitoyable envers eux; or, tu seras guéri ce soir, ou le grand diable m'emporte! Eh bien! donc, j'en reviens à mes moutons: voyant que si Mme de Mailly était amoureuse, elle rendrait le roi amoureux ( c'est comme cela, vois-tu, ce que femme veut, Dieu le veut ) ;) ; voyant donc que si l'on arrêtait cette flamme, nous avions le Pecquigny qui allait te voler ta maîtresse pour dorer la vie un peu terne de notre jeune monarque ...
« CONSIDERANT... »
On parle comme cela au parlement, où nous avons droit d'opiner, nous autres ducs et pairs.
« Considérant que tu tiens plus à ta maîtresse qu'à ta femme ... »
Ne secoue pas la tête, j'ai deviné cela, et j'ai deviné juste.
«Considérant, dis-je, que celui-là te perce au cœur qui te prend Olympe, et que celui-là t'écorche seulement le front qui te prend ta femme; remarque que les blessures à la tête sont les moins malsaines de toutes.
Voici le raisonnement que je me suis fait:
« Mailly est à Paris.
«Mailly est jaloux de sa femme.
«Sa femme, qui est folle du roi (je maintiens toujours le mot), sa femme va prendre le roi tandis qu'il sera là.
«Jaloux, Mailly fera tapage.
«Tapageur, il fera rire.
«Mystifié, il aura une affaire.
«En contravention à la loi sur les duels, il sera mis à la Bastille.
« Embastillé, il fera rire de nouveau.
«Remarque l'aboutissant éternel de ma logique, c'est que tu feras rire.
«Remarque que ta femme n'en aura pas moins pris le roi.
«Remarque que tu auras été présent, double désagrément, qui se quadruple par la juxtaposition.
... J'ai décidé, moi Richelieu, ton ami, que je t'éloignerais avant que rien ne fût fait encore ...
Mailly fit un mouvement.
- Je te jure sur l'honneur, dit Richelieu, que rien n'est fait. Mais je te jure également sur l'honneur que tu n'auras pas le dos tourné que cela se fera.
« Tu regimbes; vois la conséquence. Si tu pars, on dira: Mailly est parti, Mailly est trompé. Ah! que l'on a bien fait d'attendre qu'il fût parti; ah! que, lui présent, la chose eût pris un autre tour!»
Vois la belle protection que je t'ai ménagée dans le monde, mon cher ami.
Vois quel beau type d'ogre! Vois quel modèle d'homme fait.
Vois quel modèle de mari fort!
Tu ne m'embrasses point! Th n'es qu'un ingrat, Mailly! les services du genre de celui que je te rends sont impayables. Essaie de Pecquigny, tu verras s'il me vient seulement à la cheville.
Mailly était écrasé, abasourdi par ce flot de paroles, par ce débordement d'une morale qui n'avait pas encore osé se produire et se développer depuis Alcibiade.
- Tiens, acheva Richelieu, prends ton brevet, et donne-moi à souper chez Olympe.
Mailly demeura quelques instants sans parler, puis, chancela comme un homme ivre, il se dirigea vers la porte.
- Eh bien! muet? dit Richelieu.
- Adieu, monsieur le duc.
- Le brevet?
- Merci; gardez-le.
- Si je le garde! pardieu oui, je le garde! car, avant qu'il soit quinze jours, tu me le redemanderas.
- Moi?
- Toi; et tu auras encore assez de chance pour que je ne te le refuse pas.
Mailly fit un geste désespéré. Richelieu haussa les épaules.
- C'est que j'ai raison, murmura-t-il, et que je n'ai point dit à 1 entêté-là une seule fausseté. Mais, cordieu! il faut qu'il parte!
Puis se retournant:
- Oh! cordieu! continua-t-il, comme Pecquigny regarde cette sortie ! Voyons, combien de jours le roi va-t-il mettre à désirer que Mailly soit parti? Huit jours? C'est juste le chiffre de sa vertu ... Ah! Par ma foi! c'est long, je le sais bien, madame la comtesse, mais je n'ai pas pu faire mieux.
Et le duc alla rejoindre le roi, en sautillant comme un de ces ces beaux hypocrites qui semblent toujours ricaner au nez des gens.


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