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Chapitre LXXXI
Où le lecteur pénétrant devinera dans quel but Bannière s'était sauvé

Nous croyons avoir déjà dit qu'on avait détaché l'abbé de Champmeslé, qu'on l'avait ramené chez lui, qu'on l'avait plaint, et que surtout on lui avait fait raconter son histoire.
En réalité, le digne abbé n'avait pas beaucoup souffert, et son martyre avait été tolérable. Il avait compris tout de suite l'idée de Bannière; elle lui avait paru plaisante comme moyen de comédie, bien exécutée comme acteur, et il avait laissé aller les choses, préférant cette complicité passive à une complicité active.
On sait comment les choses avaient été.
Bannière se jeta dans Paris par le faubourg Saint-Marceau, que de son temps Voltaire stigmatisait déjà du nom de faubourg hideux, vérité qui est restée une des grandes vérités que Voltaire ait dites. Un abbé dans le faubourg Saint-Marceau n'était point une chose extraordinaire. L'abbé Bannière ne fut donc pas remarqué.
Mais cependant, pour conserver cet utile incognito, il ne fallait point errer trop longtemps par les rues. Bannière, en conséquence, s'occupa de ce point essentiel: trouver un gîte.
Or, trouver un gîte n'était point pour Bannière la chose la plus facile du monde. Bannière ne connaissait point Paris, n'y ayant passé que douze heures, et il ignorait comment on y couchait, ayant, dès le soir de son arrivée, couché à Charenton.
Des deux écus que Bannière avait empruntés à l'abbé Champmeslé, deux livres dix sous avaient été employées à payer les fiacres.
Il restait donc à Bannière neuf livres dix sous.
C'était une fortune, relativement à ce qu'il possédait lors de sa première entrée dans la capitale.
Bannière n'était donc point positivement embarrassé relativement à l'argent, puisqu'il avait, en prenant un gîte modeste et en vivant sobrement, de quoi se loger et nourrir pour quatre ou cinq jours. Avec cela, il est vrai, il ne ferait pas chez les marchands de vins des repas d'huîtres et de poularde, arrosés de ce petit vin coquet qui l'avait si bien mis en appétit le jour où il avait trouvé un écu dans la poche de son habit de bouracan; mais enfin il mangerait du pain blanc et ne coucherait pas dans la rue.
Relativement à l'hospitalité que le roi offrait à ses pensionnaires de Charenton, c'était une amélioration sensible.
Bannière, le nez en l'air, commença donc par la chose principale, c'est-à-dire par se préoccuper d'une hôtellerie. Les prêtres quelquefois à cette époque faisaient acte de voyageurs lorsqu'ils arrivaient de province sans recommandation. Certes, et la chose était évidente, mieux eût valu pour Bannière loger dans quelque couvent; mais, pour cela, non seulement la recommandation manquait, mais en y réfléchissant, les jésuites pouvaient avoir des affiliés dans ce couvent, et Bannière ne se souciait pas plus d'être réintégré dans une prison de jésuites que dans une maison de fous.
D'un autre côté, il était urgent non seulement que Bannière trouvât un gîte, mais encore qu'il troquât son habit de prêtre contre quelque autre habit, attendu que son signalement avec cet habit de prêtre était déjà bien certainement envoyé à la police de Paris.
Oh ! qu'alors il regretta cette aimable fripière, à laquelle il eût rendu de si bon cœur l'écu généreux déjà mentionné par nous, à la condition qu'elle lui rendrait un habit quelconque, au risque que celui-là n'eût plus d'écus dans sa poche.
Enfin, Bannière était encore à cet âge où l'on compte sur la Providence, et il se disait qu'il fallait d'abord trouver un gîte, et que habit viendrait à son tour.
Bannière, sous le rapport du gîte, rencontra ce qu'il lui fallait dans l rue des Fossés-Saint-Victor, c'est-à-dire une petite chambre sur une cour, gîte modeste et propre.
Bannière s'installa et se mit à songer.
Sa songerie, qu'on nous permette de faire ce mot s'il n'existe pas, et de nous en servir s'il existe,, sa songerie se divisa en trois périodes:
D'abord, il remercia Dieu.
Ensuite, il trouva une idée relativement à son costume.
Puis enfin il pensa au bon abbé de Champmeslé, au parti qu'il en avait tiré déjà, au parti qu'il en pouvait tirer encore.
Son idée, la voici :
Il fit un certain bruit dans les degrés, prétendit s'être laissé choir, ce qui était, vu la raideur des marches, on ne peut plus vraisemblable, et, enfin, avoir eu le malheur, s'étant laissé choir, de déchirer sa soutane. On lui alla, en conséquence, quérir un tailleur d'habits.
Bannière, quand cet homme fut entré dans sa chambre, donna derrière lui un tour de clef à la porte et lui dit:
- Mon ami, je vois à votre visage que vous êtes un brave homme; je me suis enfui du couvent, où l'on voulait me faire prononcer mes vœux. Je me cache ici; trouvez-moi un habit propre.
Le tailleur, par bonheur pour Bannière, était un philosophe. Il fut charmé de la confidence, car, à cette époque, les malheureux par religion étaient nombreux et par conséquent vraisemblables. Il versa quelques larmes, serra la main à Bannière, emporta la soutane, et lui rapporta un bon habit, qu'il lui proposa de troquer contre cette soutane, qui était toute neuve.
Bannière refusa; la soutane ne lui appartenait pas, mais bien à Champmeslé; cependant la proposition du brave tailleur lui fit naître une idée:
C'était de laisser la soutane pour gage de l'habit; plus tard, il la dégagerait.
C'était même une délicatesse de plus de la part de Bannière; dans la boutique du tailleur, et représentant un gage, la soutane de Champmeslé serait mieux soignée que chez Bannière, qui n'avait pas de domestique.
D'ailleurs, qu'on se reporte au commencement de cette histoire, et l'on verra qu'un jour, jour où Bannière avait commencé sa carrière dramatique par le rôle d'Hérode, Champmeslé avait emprunté la soutane de Bannière, comme Bannière empruntait aujourd'hui la soutane de Champmeslé.
C'était donc purement et simplement entre les deux amis un échange de bons procédés et de soutanes.
Le tailleur donna son adresse et sa parole de rendre la soutane contre un écu de six livres.
Bannière, fier et heureux d'avoir un habit pour le lendemain, étendit son habit sur une chaise, se coucha et s'endormit profondément. Le lendemain, en s'éveillant, il entendit les serins chanter, un chat miauler, des pigeons roucouler; il aperçut un morceau de ciel bleu grand comme un mouchoir de poche, et tressaillit de bonheur comme s'il était propriétaire de la moitié du globe.
Il se leva et écrivit à Champmeslé la lettre suivante:
«Monsieur et cher frère,
«Vous n'aurez pas manqué à ce point de charité que vous m'ayez condamné sur ce que j'ai fait
«J'espère que mes violences ne vous ont point laissé de fâcheux souvenirs.
«J'ai déposé votre soutane en lieu sûr.
«Si vous voulez bien prendre la peine de vous promener demain dans la grande allée des Tuileries, à deux heures de l'après-midi, je vous aborderai et vous ferai toutes satisfactions.
«Vous voyez, monsieur et cher frère, si j'ai confiance en votre loyauté et prud'homie; mais, comme dit le poète:
Sous le casque ou le froc, on doit être honnête homme.
«Ce serait ne l'être pas, monsieur, que vous croire incapable de l'être.
« Votre respectueux serviteur et ami,
«Bannière. »
Assez satisfait de cette épître, si fort alambiquée qu'elle fût, Bannière l'alla jeter à la petite poste et attendit le lendemain, en se cachant du mieux qu'il lui fut possible.
On comprend qu'il en avait besoin.
Ses pensées, d'ailleurs, l'occupaient assez pour qu'il n'eût pas le temps de s'ennuyer.
Outré de voir qu'Olympe, le reconnaissant, l'avait ainsi abandonné, renié; qu'elle était partie sans témoigner aucune sympathie à ce pauvre fou, il se demandait si réellement elle avait perdu jusqu'au dernier sentiment humain.
Avait-elle raison d'avoir agi ainsi?
Cette dureté même n'était-elle pas une preuve d'intérêt?
Le pauvre Bannière était si amoureux qu'il en arriva à se poser ces questions et à se répondre: Peut-être.
Au surplus, pourquoi préjuger, pourquoi se torturer avec la fièvre, quand on ne pouvait manquer d'avoir une solution prochaine? Seulement, comment Bannière allait-il procéder?
Joindre Olympe à brûle-pourpoint, c'était la faire mourir de peur, c'était aussi chercher à se faire arrêter de suite.
Le tout était de prendre ses précautions, et surtout de bien faire comprendre à Olympe qu'il n'était pas fou.
Bannière se sentait amoureux à un tel point, que, ne doutant ni de l'espace ni de la durée, il fût parti pour les Indes, sûr de reconquérir Olympe, quand tous deux auraient eu le temps de se calmer et de se regarder en face.
Ces dévouements d'égoïstes ont une puissance que les hommes vulgaires ne peuvent calculer. Ils réussissent toujours, comme tout ce qui n'a pas d'équivalent dans la vie humaine.
Le lendemain arriva.
Bannière, en habit vert assez propre, se promenait dès dix heures du matin sous les arbres des Tuileries, tenant un livre à la main pour se donner une contenance.
Bien entendu qu'il ne lisait pas; il avait bien autre chose à penser qu'aux choses bonnes ou mauvaises renfermées dans le livre qu'il avait emprunté à son hôte et dont il n'avait pas même lu le titre. Son cœur battait à user son habit vert. à midi, le supplice lui était devenu presque insupportable.
Enfin, à deux heures sonnant, il aperçut Champmeslé qui débouchait dans la grande allée.
Aussitôt Bannière, sans calculer si l'abbé serait ou non un honnête homme, s'il amenait ou non des sbires pour reprendre le fou échappé, se lança vers lui et lui prit les deux mains avec effusion. L'abbé était grave et compassé; un sourire imprudent le faisait complice de Bannière.
- Eh bien! demanda Bannière, êtes-vous donc si mauvais chrétien, monsieur de Champmeslé, que vous ne pardonniez pas leurs offenses à ceux qui vous ont offensé?
- Si fait, répondit Champmeslé, je vous pardonne, monsieur Bannière, quoique vous ayez failli m'étouffer; non seulement je vous pardonne, mais, comme vous devez être au bout de vos deux écus de six livres, je vous en rapporte deux autres; vous me rendrez les quatre ensemble; je ne suis pas riche, mais, Dieu merci! je n'ai besoin de rien en ce moment.
- Pas même de votre soutane? demanda en riant Bannière.
- Par bonheur, répondit naïvement Champmeslé, j'avais pris la pièce assez grande pour qu'on pût en tailler deux dans le coupon; il me reste donc celle que vous voyez sur moi.
- Vous aurez l'autre ce soir, monsieur de Champmeslé, répondit Bannière.
- Où est-elle, d'abord? demanda Champmeslé. Bannière lui raconta l'histoire de la soutane.
- Si le tailleur est un malhonnête homme, dit Champmeslé, puisque vous n'en avez point tiré reconnaissance, elle est perdue à cette heure; si c'est un honnête homme, il la rendra aussi bien dans huit jours qu'aujourd'hui, et d'ici là vous ne vous dessaisirez pas d'un écu qui peut vous être utile.
- Décidément, dit Bannière, vous serez mon ange sauveur, cher monsieur de Champmeslé; du moment où je vous ai vu, je n'en ai pas douté, et plus je vous vois, plus j'en suis certain.
- Ce n'est pas seulement pour me dire cela que vous m'avez fait venir? demanda en souriant Champmeslé.
- Non. écartons-nous, en effet, je vous prie, car j'ai beaucoup à vous parler.
- Craignez-vous le bord de l'eau?
- Nullement.
- Eh bien! j'ai remarqué, en venant, sous le pont, quelques pêcheurs à la ligne. Nous pourrons feindre de les regarder, s'il vous plaît, et, en nous promenant, nous causerons.
- Soit.
Et tous deux, quittant le jardin, descendirent sous le pont, comme l'avait proposé Champmeslé.
Arrivé là, Champmeslé s'arrêta, croisa les bras, et, regardant Bannière:
- Monsieur Bannière, lui dit-il, je me demande depuis avant-hier si vous deviendrez un honnête homme ou un profond scélérat.
- Oh! monsieur de Champmeslé, dit Bannière; mais à quel propos me soupçonneriez-vous donc de devenir un profond scélérat?
- Hélas! mon frère, répondit Champmeslé, c'est que vous voilà lancé sur la mer orageuse des grandes passions. Ah! monsieur Bannière, quel océan et quelles tempêtes! Bannière poussa un soupir.
- Quel navigateur, continua Champmeslé en levant les yeux au ciel, peut répondre d'arriver au port quand il est ainsi ballotté?
Bannière comprit que Champmeslé allait s'embarquer dans un sermon. Il comprit alors pourquoi l'abbé l'avait conduit à l'écart, et il frémit du danger qu'il courait.
Aussi résolut-il d'y couper court.
- Cher monsieur de Champmeslé, écoutez-moi, dit le jeune homme: vous avez d'admirables dispositions pour la chaire, mais je ne vous écouterai jamais aussi attentivement, parlant de morale, que je vous écouterai parlant d'Olympe; parlez-moi donc d'Olympe, mon cher monsieur de Champmeslé, et vous allez me voir suspendu à vos lèvres.
- Désespéré! désespéré! fit Champmeslé avec une profonde douleur.
- Voyons, cher abbé, dit Bannière, soyons bon; n'oubliez pas que vous avez été un homme avant d'être un saint; songez que jamais créature humaine n'a été malheureuse comme je le suis; et, s'il vous est resté un cœur vivant depuis votre immolation à l'église, souffrez que ce cœur s'attendrisse pour moi, votre prochain. Ne faites pas les affaires de Dieu, cher monsieur de Champmeslé. Dieu est si fort et si puissant, croyez-moi, qu'il arrive toujours à les faire lui-même.
Bannière avait dit ces mots avec une telle véhémence, et surtout avec une telle conviction, qu'il s'aperçut qu'il avait touché son auditeur, et que le jésuite commençait de faire place à l'ancien comédien.
- Voyons, dit Champmeslé, entendons-nous. Ce que vous voulez, n'est-ce pas, vous l'avez?
- Moi?
- Oui, vous. Vous vouliez la liberté, vous voilà libre.
- C'est vrai, mais je n'en suis que plus malheureux.
- ô éternelle instabilité de l'homme! s'écria Champmeslé.
- Monsieur de Champmeslé, dit Bannière en joignant les mains, voulez-vous me rendre un service?
- Eh! mon Dieu! oui, s'écria Champmeslé comme un homme qui se sent glisser sur une pente; je le veux bien, pourvu que vous ne me fassiez pas complice de rien qui compromette mon salut.
- Oh! soyez tranquille, votre salut ne court aucun risque avec moi, et j'en aurai soin comme du mien même.
- Alors je suis damné, dit Champmeslé.
- Rassurez-vous donc.
- Parlez, alors. Eh bien! pourquoi ne parlez-vous donc pas? - Oh! pauvre Bannière que je suis!
- Qu'y a-t-il encore, voyons?
- C'est que vous allez bondir, cher monsieur de Champmeslé.
- Après tout ce que j'ai déjà vu de vous, monsieur Bannière, ce sera difficile. Je suis bien préparé, allez!
- Non, je n'oserai pas.
- Allez toujours.
- Monsieur de Champmeslé ...
- Allons donc.
- Eh bien! vous m'avez dit avant-hier que vous aviez pour ami un gentilhomme de la chambre?
- M. le duc de Pecquigny. C'est vrai.
- Eh bien! vous pouvez être mon sauveur.
- Ah! je comprends.
Bannière regarda Champmeslé avec un certain étonnement sur cette précoce compréhension.
- Oui, continua Champmeslé, vous désirez que je vous fasse rayer des registres de Charenton; c'est possible.
- Cela d'abord, oui, si vous voulez bien.
- Comment cela, d'abord?
- Oui, je n'y avais pas pensé.
- à quoi donc pensez-vous, alors?
- Cher monsieur de Champmeslé, Olympe a débuté à la Comédie-Française.
- Oui dans le rôle de Junie, où elle a été ravissante à ce qu'il paraît.
- Ah! tant mieux!
- Parbleu! dit l'abbé s'oubliant, elle a tant de talent! Vous rappelez-vous la façon dont elle disait, dans sa scène avec Britannicus ... Attendez donc ... attendez donc ...

Combien de fois, hélas! Puisqu'il faut vous le dire,
Mon cœur de son désordre allait-il vous instruire!
De combien de soupirs interrompant le cours,
Ai-je évité vos yeux que je cherchais toujours!
Quel tourment de se taire en voyant ce qu'on aime,
De l'entendre gémir, de l'qfjliger soi-même,
Lorsque par un regard on peut le consoler!
Mais quels pleurs ce regard aurait-il fait couler!
Ah! dans ce souvenir, inquiète, troublée,
Je ne me sentais pas assez dissimulée:
De mon fronte effrayé je craignais la pâleur;
Je trouvais mes regards trop pleins de ma douleur;
Sans cesse il me semblait que Néron en colère
Me venait reprocher trop de soin de vous plaire;
Je craignais mon amour vainement renfermé;
Enfin, j'aurais voulu n'avoir jamais aimé

Champmeslé prononça ces derniers vers avec un tel accent, que les pêcheurs à la ligne se retournèrent, et que Bannière battit des mains.
- Bravo! bravo! mon cher abbé, cria Bannière. Ah! si vous n'étiez pas jésuite, quel professeur vous eussiez fait! Dites donc, est-ce qu'il ne serait pas encore temps de revenir là-dessus?
- Malheureux! dit Champmeslé s'apercevant qu'il s'était laissé aller sur une pente un peu bien mondaine; malheureux! non seulement vous vous perdrez, mais encore vous me perdrez avec vous!
- Cher monsieur de Champmeslé! dit Bannière.
- Arrière, démon! s'écria Champmeslé en faisant un pas pour fuir.
Mais Bannière le retint.
- Messieurs, dit un des pêcheurs plus impatient que les autres, si vous voulez faire tout ce tapage-là ici, il faut nous le dire, nous irons ailleurs. Depuis que vous êtes là, ça ne mord plus.
Champmeslé sentit la justesse de cette observation, et, plus bas, à Bannière:
- Eh bien! dit-il, dites donc tout de suite ce que vous désirez de moi, et que je voie si la chose est possible. Les deux amis, car malgré ce qui s'était passé, et même peut-être à cause de ce qui s'était passé entre eux, nous pouvons leur donner ce titre, les deux amis firent quelques pas en arrière, et Bannière, qui pendant ce temps paraissait avoir pris sa résolution:
- Eh bien! mon père, dit-il, il s'agit tout simplement de demander à M. de Pecquigny un ordre de début.
- Pour qui? demanda Champmeslé.
- Pour moi, dit Bannière.
- Pour vous, Bannière! s'écria Champmeslé; demander votre damnation à Pecquigny!
- Eh bien! c'est cela même, cher monsieur de Champmeslé.
- Ah! mon bon ami, non, non, assez comme cela. Je ne me ferai pas l'instrument de vos malheurs. Souffrez temporairement dans ce monde, mais ne brûlez pas éternellement dans l'autre.
- Cher monsieur de Champmeslé, quand nous en serons là, nous verrons ce que nous ferons; mais, en attendant...
- Oui, tâchons de satisfaire l'animal, la matière, la chair. Point!
- Eh! mon Dieu! rien n'empêche que nous ne satisfassions l'esprit avec. Quand on est amoureux comme je le suis, cher abbé, il y a, je vous le jure, dans l'amour, autant d'esprit que de chair.
- Point! Vous me tuerez plutôt que de me faire faire une pareille chose. J'ai mes idées arrêtées.
- Vous tuer! cher et digne abbé! jamais! J'espère que vous irez au ciel sans que personne vous inflige le martyre; seulement, allez-y le plus tard que vous pourrez, et jusque-là, aidez-moi, je vous en supplie, de tout votre pouvoir.
-Non.
- Cher monsieur de Champmeslé.
- Jamais!
- Je vous en supplie!
- Jamais! jamais! vous dis-je.
- Eh bien! je sais ce qu'il me reste à faire.
- Et que ferez-vous?
- J'irai trouver M. de Pecquigny lui-même.
- Bon! il vous réintégrera tout droit à Charenton.
- Soit. Tous les jours je prierai le Seigneur de pardonner à l'abbé de Champmeslé le mal affreux qu'il m'aura fait.
- Bon! Dieu saura bien à quoi s'en tenir.
- Mon Dieu! dirai-je, pardonnez à ce cher M. de Champmeslé, qui avait du bon au fond, la vie de martyre et la mort désespérée, la mort d'athée, de blasphémateur, qu'il a mise au bout de mon agonie!
Champmeslé tressaillit.
Bannière avait dans ses emportements une éloquence naturelle à laquelle il fallait bien se rendre.
D'ailleurs, à l'accent de sa voix, partie du plus profond du cœur, il sentait bien qu'il disait la vérité.
- Mais enfin, demanda-t-il désespéré lui-même de ne pas trouver les meilleures raisons à opposer aux instances de Bannière, pourquoi donc voulez-vous reprendre cette laide profession d'acteur que j' quittée avec tant de joie? Mais vous êtes donc un énergumène, vous avez donc deux marottes à la fois, mon très cher! les fous, les plus fous n'en ont jamais qu'une.
- Mais, cher abbé, je n'en ai qu'une aussi.
- Bah! vous ne pouvez vous passer du théâtre?
-Non.
- Et vous mourez si vous ne retrouvez Olympe.
- Eh bien?
- Eh bien, j'ai dit deux marottes.
- Ne voyez-vous donc pas que l'une de celles-là me conduit tout naturellement à l'autre?
- Comment cela?
- Ah! pour un homme qui a débuté par les confidents, cher abbé.
- Chut! ne parlons jamais de cela.
- Vous avez la compréhension bien difficile.
- En quoi?
- Mais, en entrant à la Comédie-Française, je retrouve Olympe.
- Eh, pardi eu ! vous n'avez pas besoin d'entrer à la Comédie-Française pour cela; vous trouverez Mlle Olympe de Clèves partout si le diable vous tente encore.
- Mais non: voilà où vous faites erreur. Chez elle, Olympe sera gardée; chez elle, je trouverai M. de Mailly.
- Mais dans la rue, mais au milieu des Tuileries, comme moi, par exemple?
- C'est un hasard de la rencontrer.
- Bah! et la petite poste, pourquoi a-t-elle été inventée?
Bannière secoua la tête.
- Ah! pour un ancien comédien, mon cher abbé ...
- Eh bien! quoi? et quelle bêtise ai-je encore dite?
- Si j'écris à Olympe de me venir trouver, quelque part que ce soi j'ai deux mauvaises chances contre une bonne. - Lesquelles, voyons?
- La première, c'est qu'on intercepte ma lettre: beaucoup de gens sont intéressés à être agréables à M. de Mailly, qui est riche et puissant. Si ma lettre est interceptée, Olympe ne la reçoit pas. Première chance mauvaise.
- Bon! voilà pour une.
- La niez-vous?
- Non. Voyons la seconde.
- La seconde, c'est qu'Olympe, qui m'a vu fou à Charenton, ne me croie encore fou, bien plus fou que dans les Tuileries et dans ma loge. Et alors vous comprenez, si elle s'est sauvée par peur, quand elle m'a aperçu bien grillé, bien verrouillé dans une loge, elle se sauvera bien autrement quand elle me saura libre, sans verrous, sans barreaux et sans gardiens.
-Ah! ah!
- Et alors, non seulement elle ne viendra pas au rendez-vous, mais encore, par charité pour ma santé, elle me fera reconduire à l'hôpital, ni plus ni moins que M. de Pecquigny, ce qui fait que l'abbé de Champmeslé n'échappera pas aux remords de son cœur honnête, qui lui criera éternellement que c'est sa cruauté qui a causé la mort du pauvre Bannière.
- Hum! hum! il y a du vrai là-dedans, dit l'abbé.
- Vous voilà donc convaincu enfin? C'est heureux!
- Convaincu que vous avez besoin de revoir Mlle de Clèves; mais de rentrer au théâtre, non.
- J'ai besoin de l'un et de l'autre, cher abbé. Vous savez bien ce que c'est que le théâtre, vous, puisque vous avez joué la comédie dix ans.
- Hélas!
- Eh bien! au théâtre, tout ce qui est difficile ailleurs devient facile. Là, je la rencontre, vous comprenez bien, sans éveiller les jalousies de personne, et, les éveillé-je, on ne peut pas m'empêcher de la voir, de lui parler, d'entrer dans sa loge, de fermer la porte derrière moi, de lui faire comprendre que je n'étais pas fou, ou que si je l'étais, c'était de désespoir de ne pas la voir.
- Et quand vous lui aurez fait comprendre cela?
- Quand je lui aurai fait comprendre cela, ma vengeance commencera.
- Vous voulez donc vous venger d'Olympe?
- Je n'ai pas d'autre but! s'écria Bannière.
Et ses yeux étincelèrent à quelque idée intérieure qui illumina son esprit.
- Allons! bien, il ne manquait plus que cela, dit l'abbé se révoltant à ces derniers mots; il veut commettre un crime, et il m'appelle à son aide!
- Eh, non pas! monsieur de Champmeslé, je ne veux commettre aucun crime; vous exagérez.
- Vous voulez vous venger, dites-vous?
- Oui, mais chrétiennement.
- Il n'y a pas de vengeance chrétienne.
- L'abbé!
- Les textes condamnent ce sentiment.
- L'abbé, vous faites tort à vos connaissances; voici comme je prétends me venger ...
- Aucune manière de se venger n'est permise.
- Il ne m'est pas permis de faire repentir Olympe en lui prouvant qu'elle a été moins généreuse que moi?
- Ah! ceci est autre chose.
- Ah! vous voyez bien, l'abbé.
- Mais, lorsque vous lui aurez prouvé que vous êtes plus généreux, elle vous pardonnera?
- Peut-être.
- Et alors vous vous raccommoderez?
- Je l'espère.
- Très bien. Et j'aurai, moi, prêtre, donné les mains au péché de la luxure! Ce serait joli !
- Hélas! monsieur l'abbé, nous ne nous raccommoderons probablement pas; mais, du moins, elle verra que je ne suis pas fou, elle verra que je ne l'ai jamais trompée, elle verra que son orgueil l'a mal conseillée contre mon ardent amour.
- Si elle voit tout cela, vous vous raccommoderez. Impossible!
- Ah! mon pauvre ami! oh! mon cher abbé, par grâce! pour Dieu! soyez donc le ministre des bontés du ciel, et non celui de ses colères.
- Flatteur!
- Vous m'aimez, je le vois.
- Je l'avoue.
- Vous avez un cœur d'or.
- Je le voudrais de diamant.
- Il ne vaudrait pas plus.
- Il serait plus dur.
- Ainsi vous consentez?
- à une condition.
- Laquelle?
- C'est que la première offre que vous lui ferez sera de vous unir à elle chrétiennement.
- Je ne demande pas mieux, cher abbé.
- Vous me le promettez?
- Je vous le jure, et même je vous promets encore autre chose.
- Quoi?
- Que si Olympe consent à ce mariage ...
- Eh bien?
- Quelque part que nous soyons, c'est vous qui nous marierez.
La figure de Champmeslé rayonna. Il n'avait encore marié personne.
- Moyennant cette promesse, dit-il, je consens à ce que vous désirez.
- Oh! s'écria Bannière, laissez-moi vous embrasser?
- Faites; mais ne me jetez point à l'eau.
Insensiblement ils s'étaient rapprochés de la rivière.
- Ange, mon bon ange! dit Bannière.
- Messieurs, dit le pêcheur avec impatience, ne pourriez-vous pas aller vous embrasser ailleurs?
- Mon ami, dit Champmeslé, vous voyez que nous gênons beaucoup ce brave homme.
- Oui, répondit le pêcheur.
Rien n'est brutal comme un homme qui tient une ligne à la main, et qui depuis une heure n'a pas eu une seule occasion de la tirer de l'eau. Mais Bannière était trop joyeux pour se préoccuper de si peu.
- Ainsi, dit-il, c'est convenu, vous allez me servir, cher monsieur de Champmeslé.
- Pour le bien de l'humanité, oui.
- Vous demanderez à M. de Pecquigny un ordre de début pour moi.
- Oui.
- Et vous l'obtiendrez.
- Peste! comme vous y allez.
- Vous l'obtiendrez?
- Je ne réponds pas de cela.
- Pourquoi?
- Parce qu'en vérité le duc de Pecquigny ne peut pas s'engager ainsi sans vous connaître.
- Menez-moi chez lui.
- Mais, malheureux, vous oubliez qu'il vous a vu à Charenton!
- Permettez; j'avais une barbe de deux semaines et des cheveux fort mal peignés; d'ailleurs, il ne m'a vu qu'un instant.
- Cet instant suffira; vous êtes d'une figure reconnaissable.
- Alors je n'irai pas; vous ferez mieux seul.
- S'il connaît votre nom?
- D'où l'aurait-il su?
- à Charenton.
- à Charenton, vous savez bien que l'on n'a pas de nom; on est un numéro, voilà tout.
- Mais M. de Pecquigny n'est pas tout le monde, et il se peut que le directeur ...
- En ce cas, ne me nommez pas.
- Alors, il me faudra donc mentir?
- Vous ne mentirez que pour obéir à l'humanité.
- Je ne veux pas mentir du tout. Ainsi, faites-y attention, s'il me demande pour qui cet ordre ...
- Eh bien! dites que c'est pour l'homme qui vous aime le plus au monde, pour un homme que vous aimez un peu vous-même, pour un homme qui paiera cet ordre d'une éternelle reconnaissance, pour un homme enfin qui donnera sa vie pour vous et pour le duc de Pecquigny, en récompense de ce que tous deux vous aurez fait pour lui.
Champmeslé se détourna; ses yeux étaient mouillés de larmes.
- Ce garçon-là eût fait un fameux prédicateur, dit-il. Quel dommage qu'il ait été détourné de l'église!
- Oh ! mon ami, venez, venez, dit Bannière.
- Oui, monsieur, allez, dit le pêcheur d'un ton suppliant, vous ferez la satisfaction de deux personnes.
- Comme cela, tout de suite?
- Oui, monsieur, tout de suite, dit le pêcheur; qu'est-ce que cela vous fait?
- Venez, venez, mon cher abbé, insista Bannière.
- Mais enfin, comment. ..
- Où est le duc?
- à Versailles.
- Je vous y mène.
- Partons donc.
- Ah! fit le pêcheur, c'est bien heureux.
Champmeslé n'avait plus de volonté; il se laissa entraîner.
Un amour pareil vaut bien le vinaigre avec lequel Annibal fit fondre les roches des Alpes, comme le dit gravement Tite-Live; et s'il ne réussit pas toujours à lier, il réussit toujours à délier.
Bannière avait noué son bras à celui de l'abbé, et il le faisait voler du côté de Versailles.
- Mais, dit Champmeslé, nous n'allons pas comme cela à Versailles.
- Si fait!
- à pied?
- Oh! non, en voiture. Je vais payer la voiture.
- Ah! oui, sur les vingt livres qui vous restent.
- Eh bien! n'y a-t-il pas de quoi?
- Si fait: mais que vous restera-t-il?
- Pour moi, toujours assez.
Champmeslé haussa les épaules.
- Tenez, dit-il, prenez encore ces trois louis.
- Oh! s'écria Bannière dans un élan de naïveté sublime, vous m'en offririez cent que je les prendrais.
Champmeslé, qui savait la vie de cet homme, qui connaissait la quantité d'or qui avait fondu entre ses doigts, s'étonna de rencontrer une pareille jeunesse d'âme, une pareille délicatesse de sentiment au fond d'un cœur que bien des gens eussent cru trouver flétri.
- Allons, allons, murmura-t-il, tout n'est pas perdu, et c'est une âme que je sauverai. L'amour est un moyen comme un autre, et le crucifix du prêtre ne persuade pas plus de chrétiens que la branche de rose offerte par une honnête femme à celui qui l'aime.
Ils montèrent dans une voiture à la porte de la Conférence, et ils accomplirent en trois heures ce voyage de quatre lieues et demie.
Il faut dire que le cocher se hâta, stimulé par le pourboire promis par Bannière.
Arrivé à la porte de l'hôtel du duc, Bannière attendit dans la voiture d'abord, puis sur un banc, puis en se promenant, son impatience ne lui permettant point de demeurer en place.
Au bout d'un quart d'heure, Bannière avait fait autant d'oraisons mentales qu'une fiancée qu'on conduit à l'église ou qu'un condamné que l'on traîne à l'échafaud.
L'abbé tardait, et Bannière désespérait. C'est que l'abbé éprouvait des difficultés.
L'abbé tardait, c'est qu'on l'écoutait avec attention, et qu'il était sur le point de réussir.
Une demi-heure, ou plutôt un demi-siècle s'écoula, pendant lequel Bannière invoqua tous les saints et toutes les saintes du paradis.
Il était plus croyant que Champmeslé ne le croyait.
Enfin, la porte se rouvrit, et Bannière s'élança.
Champmeslé reparut avec sa même figure renfrognée.
- Il a refusé! s'écria Bannière avec désespoir.
- Tenez, fit Champmeslé en tirant un papier de sa large poche.
- Signé! signé! s'écria Bannière. Oh! soyez bénis, vous, monsieur le duc et le bon Dieu!
Et le pauvre garçon, s'agenouillant dans la rue, baisa le papier magnifique.
Heureusement, même au temps de Louis XIV, Versailles n'a jamais été encombré par les passants, et le pavé y est sec.
Bannière embrassa mille fois Champmeslé pendant la route, et deux mille fois sur la place Saint-Antoine, où ils se séparèrent, après que l'on fut allé chercher la soutane chez le tailleur.
Mais comme Bannière devait bientôt voir la fin de ses trois louis, il en accepta sept autres de Champmeslé, ce qui porta sa dette à dix louis. En outre, sur sa demande, et comme Bannière ne craignait plus qu'on la lui prît, Champmeslé lui remit la bague qu'il avait reçue à titre de dépôt.
Et plus heureux bien certainement que le roi Louis XV en son palais de Versailles, il rentra dans son hôtel de la rue Saint-Victor, après avoir promis à l'abbé d'être sage et de le tenir au courant de tout.



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