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Chapitre LXXXVIII
Le mariage

Olympe, comme nous l'avons dit, était sortie du théâtre au bras de Bannière, tandis que M. de Richelieu causait avec Mailly sous le péristyle.
A la porte, tous deux étaient montés dans un fiacre que la coiffeuse était allée leur chercher.
C'était Bannière qui avait pris cette précaution. Aussitôt son explication qui avait si bien tourné, Bannière avait pris ses mesures: c'était un garçon qui savait, au besoin, mener les événements et les chevaux indomptés.
Le fiacre avait reçu ses instructions d'avance. Il les mena droit à la chapelle Notre-Dame-de-Lorette, située auprès du bureau des Porcherons. Seulement, il y avait une grande différence entre la Notre-Dame-deLorette de 1730 et celle de 1851.
Cette petite église, succursale de Saint-Eustache, avait sa façade sur une étroite place, située au carrefour du chemin de Montmartre, de la rue des Porcherons et de la rue Notre-Dame-de-Lorette.
Au moment où les deux amants commençaient ce pèlerinage, la nuit, qui avait déjà parcouru la moitié de son cours, enveloppait de ses ombres les plus épaisses le cimetière de Saint-Eustache, situé à quelques pas de la chapelle, et les vastes prés compris entre le boulevard et Montmartre.
La rue Notre-Dame-de-Lorette, l'une des plus coquettes aujourd'hui de la capitale, n'était point bâtie à cette époque-là, non plus que n'était point pavée la route de Montmartre.
Il y avait plus, c'est que, comme l'édilité n'avait pas accordé de lanternes à ce quartier, c'était le désert avec les ténèbres.
à part le murmure des eaux bourbeuses du grand égout et les frissonnements des roseaux et des aulnes dans les marais, aucun bruit n'accompagnait le roulement pénible du fiacre gravissant la chaussée raboteuse et montante.
Un peu de lune, quelque chose comme un rayon perdu glissant entre deux nuages, argentait le petit porche de la chapelle et jetait une lueur souvent voilée par les vapeurs errantes au ciel, sur la façade de deux maigres pavillons jetés à droite et à gauche de cette chapelle. Mais, à une des fenêtres du presbytère brillait, derrière une vitre du rez-de-chaussée, la faible lueur d'une chandelle, et Olympe distingua dans la clarté de ce pauvre luminaire l'ombre d'un homme debout derrière un rideau et attendant.
Le fiacre s'arrêta, la portière s'ouvrit. Bannière sauta à terre le premier, reçut Olympe dans ses bras, tressaillit malgré lui en sentant la chaleur de son haleine contre son visage, et alla heurter, l'entraînant avec lui, à la petite porte du pavillon, au-dessous de la fenêtre éclairée.
Cette porte s'ouvrit aussitôt.
L'homme qui attendait, c'était Champmeslé.
Il fit entrer les deux amants, ferma la porte derrière eux, et les introduisit par une communication latérale dans le chœur de la petite chapelle.
Là on se trouva tout à coup dans la lumière.
L'autel resplendissait, orné de six grands cierges allumés, et des fleurs placées dans tous les vases donnaient à la chapelle un certain air de fête.
Sur un signe de Champmeslé, Bannière s'assit avec Olympe en face de l'autel.
L'ancien comédien regarda un instant en silence cette belle jeune femme, pâle et tremblante de se trouver en présence de Dieu pour justifier de son cœur et du regret de ses fautes.
Cette figure étrange de Champmeslé ne manquait pas en ce moment d'une certaine poésie ni d'un sentiment de solennité.
Olympe et Bannière le regardaient avec un doux sourire mêlé de respect.
- Madame, dit Champmeslé à Olympe, l'homme que voici - et il montrait Bannière - l'homme que voici vous aime au point de perdre à la fois, pour vous, son corps et son âme. Hélas! si jeune que je sois dans la vie religieuse, je sais quels ravages les passions peuvent exercer sur le cœur des hommes. Je sais encore combien il importe de conserver à Dieu, sinon tout le cœur et toute la pensée, ce qui est bien difficile, mais au moins le plus possible de l'un et de l'autre. C'est pour que Bannière puisse vivre saintement envers Dieu, tout en vivant selon son amour, que je suis venu, essayant, comme la colombe de l'arche, d'apporter entre vous deux le rameau d'olivier; c'est pour que désormais il ait le droit de prier pour vous en même temps qu'il priera pour lui; c'est pour que chacune de ses prières soit un remerciement que je l'ai aidé de tout mon pouvoir quand il s'est agi pour lui de vous retrouver et de vous rejoindre. Quant à vous, madame, considérez à quel point votre vie, si courte encore, a déjà été agitée. Dites, où va-t-elle cette âme que les malheurs et les passions ballottent, comme font les vents et les flots d'un pauvre navire? Vous l'ignorez vous-même, n'est-ce pas? Eh bien! Cherchez un port, réfugiez-vous dans le sein de Dieu, qui alors bénira votre amour. Soyez une honnête femme; astreignez-vous par un serment fait à Dieu, les seuls serments qu'en ce monde les femmes n'aient pas le droit de violer.
Olympe se leva majestueusement, et, plus pâle encore que de coutume:
- Monsieur, dit-elle, d'une voix si douce que les arceaux de l'église en frissonnèrent comme s'ils eussent été caressés par les vibrations d'une harpe: monsieur, vous avez bien fait de m'enchaîner par la loi de Dieu pour me rappeler à moi-même. Je savais bien que je devais aimer, mais je saurai désormais que je ne dois plus aimer que Bannière, et mon titre d'épouse sera pour moi une barrière sacrée que je jure de ne jamais franchir. Mais le service que vous me rendez est bien plus grand encore à l'égard des autres qu'à l'égard de moi-même. Les autres, monsieur, ont vu en moi une femme abandonnée des hommes - oh! je ne fais de reproches à personne! - abandonnée de Dieu surtout; et ils ont exercé sur moi l'autorité que leur donnait certain pouvoir en ce monde, et ma propre faiblesse, triste résultat de mon orgueil. Désormais, voyant que j'ai un bras pour m'y appuyer, voyant que je suis armée du titre de femme légitime, ils ne me seront plus dangereux, ni même hostiles.
Je vous remercie donc, monsieur, et je prie Dieu de recevoir mon serment; jamais je n'en aurai fait qui me soit plus doux et plus facile à tenir.
à ces mots, Olympe se tourna vers Bannière, et, avec un ineffable regard de tendresse, elle plaça dans les siennes une main frémissante et froide. Tout son sang affiuait vers son cœur.
Bannière, chancelant sous ce poids chéri, ne dit pas un mot au digne Champmeslé. Il appuya ses lèvres sur le front d'Olympe, demeura quelque temps muet et mourant, comme si le cœur lui eût manqué. Alors Champmeslé alla quérir dans la salle voisine du presbytère un enfant de chœur qui dormait sur un banc de bois, et il commença l'office au moment où venait de commencer une nouvelle journée, c'est-à-dire comme l'horloge sonnait une heure du matin.
Jamais solennité ne fut accomplie avec plus de religion et de ferveur. Les deux époux versaient des larmes de joie et d'amour, et ils demandaient pourquoi, lorsque l'éternelle union est si douce, les malheureux humains lui préfèrent si souvent la liberté qui cause tant de douleurs.
Champmeslé était si fort attendri, qu'il ne se put empêcher d'embrasser la mariée et de lui dire en l'embrassant:
- Je comprends, madame, qu'avec le talent que vous aviez et la beauté que vous avez, il doive vous en coûter de renoncer au théâtre; mais c'est un sacrifice à faire à votre salut.
Les deux jeunes gens regardèrent Champmeslé avec étonnement.
- Mais, objecta timidement Bannière, vous ne sauriez oublier, mon cher abbé, que nous sommes pauvres, ma femme et moi, et que par conséquent nous ne pouvons nous passer du théâtre.
- Eh, mon Dieu! s'écria Champmeslé, n'y a-t-il donc pas d'autre carrière au monde?
- Songez, dit en souriant Olympe, qu'il n'a plus la ressource de se faire abbé comme vous.
- Il me semble, cependant, qu'on peut être acteur et honnête homme, monsieur de Champmeslé, reprit Bannière, et vous êtes, Dieu merci! la preuve vivante de ce que j'avance là.
- Je ne dis pas non, répondit Champmeslé, mais, écoutez-moi bien, mon cher Bannière, et puisse la sainteté du lieu où je suis me faire pardonner mes paroles profanes, car je vais vous parler en homme, que dis-je, en homme? en comédien, et non en prêtre.
- Parlez, nous vous écoutons, dit Bannière souriant.
- Eh bien! le théâtre, s'il n'est point pour vous un lieu de perdition selon Dieu, sera un lieu de perdition par rapport à vous-même.
- Je ne vous comprends pas, dit Bannière, qui ne comprenait que trop bien, au contraire, et qui frissonnait d'avance à la corde que l'abbé allait toucher.
- Oui, par rapport à vous-même, continua Champmeslé; car vous souffrirez trop de voir votre femme constamment adulée, encensée, recherchée pour ses grâces et pour son talent.
Olympe nt un mouvement.
- Eh, mon Dieu! continua Champmeslé, je ne dis pas que toutes ces séductions ne viendront point se briser devant la vertu et l'amour de madame Bannière, qui est un noble caractère; mais ...
- Mais? .. dit Bannière inquiet.
- Voyons, achevez, mon cher abbé, dit Olympe.
- Oh! vous m'avez compris, madame, dit Champmeslé, et il est inutile que j'achève. Vous savez bien que ceux-là, parfois, ont recours à la force et à la trahison qui n'ont pu réussir loyalement près d'une femme de théâtre.
- Oui, tel grand seigneur, n'est-ce pas, mon cher abbé? dit Bannière en fronçant le sourcil.
- Monsieur, dit Olympe avec douceur, mais sans rien perdre de sa sérénité, ne pensez point mal de ceux qui sont absents.
- Hélas ! dit Bannière, une mauvaise inspiration peut, dans un moment d'orgueil froissé, entraîner au mal les hommes les meilleurs.
- Donc, j'ai raison, reprit Champmeslé. Eh bien! laissez-moi pour un moment pénétrer dans vos affaires, discuter avec vous les chiffres, et vous prouver ...
- Ici? dit en souriant Olympe.
- Non, quittons ce sanctuaire, dit Champmeslé en se détachant d'eux, car Olympe lui serrait une main et Bannière l'autre; passons dans la petite salle du presbytère, et remercions l'excellent homme qui cette nuit m'a bien voulu céder sa place pour que j'eusse le droit de vous faire à tout jamais heureux.
- Attendez, dit Olympe. Avant que je ne m'éloigne, permettez-moi de jeter dans ce tronc l'offrande que notre bonheur veut faire à vos pauvres.
- Un moment! s'écria Champmeslé arrêtant la petite main d'Olympe, aux doigts de laquelle brillait un double louis.
- Pourquoi? fit-elle.
- Parce qu'il y a pauvres et pauvres, dit Champmeslé. Venez dans la salle basse et causons.
Il les emmena, congédiant l'enfant de chœur avec une pièce de monnaie qu'il lui mit dans la main, et, refermant la porte de communication qui les séparait de la chapelle, il les installa chacun sur un escabeau de chêne poli par l'âge, s'assit en face d'eux, et leur prenant à chacun une main:
- Voyons, dit-il, maintenant que nous sommes chez nous - et croyez bien que j'ai mes raisons pour vous dire ce que je vais vous dire -, comptons vos richesses. Ceci s'adresse à vous seulement, madame, car, pour Bannière, je connais les siennes.
- Oui, dix écus que je vous dois, dit Bannière en souriant au digne comédien.
- Aussi ai-je dit, reprit Champmeslé, que c'était à Mlle de Clèves seulement que je m'adressais.
- Monsieur et cher ami, répondit Olympe, j'ai à peu près cent louis en bijoux et deux cents en habits, linge et meubles à vendre.
- Les vendrez-vous?
- Assurément.
- Et pourquoi cela?
- Parce que notre intention, à mon mari et à moi, est de ne pas rester à Paris; nous y serions trop exposés, et la vie y est trop chère.
- Alors vous irez ...
- à Lyon, où mon nom est connu; à Lyon, dont je connais les ressources; à Lyon, où en jouant je vivrai très honorablement sans être obligée d'être actrice ailleurs qu'au théâtre.
- Pour aller à Lyon, vous dépenserez dix louis chacun.
- à peu près.
- C'est déjà vingt louis.
- Oui.
- Voilà votre trésor écorné. Ce n'est pas tout, attendez. Une fois arrivés à Lyon, vous serez bien deux mois sans lier d'engagement, et pendant ce temps il faudra vivre.
- Eh bien! avec deux cents livres par mois, mon cher abbé, dit Bannière, on en verra le jeu.
- Oh! jamais madame ne vivra pour ce prix-là à elle seule, dit Champmeslé. Je m'en rapporte à elle-même.
- Olympe de Clèves ne le pouvait pas, dit la jeune femme, mais madame Bannière fera bien des choses que ne faisait pas Olympe de Clèves.
- Et voilà précisément ce qu'il faut éviter, dit Champmeslé. Madame Bannière, au contraire, doit être plus heureuse que ne l'était Olympe de Clèves; sinon, notre but à tous est manqué.
- Oui, mais le but est atteint si nous jouons tous deux la comédie, dit Bannière. Olympe peut gagner six mille livres, elle qui a beaucoup de talent. Moi, j'en gagnerai douze ou quinze cents. Je sais bien que ce sera à cause d'elle qu'on me les donnera; mais enfin on me les donnera, et, avec cette somme, c'est-à-dire six mille livres pour elle et quinze cents livres pour moi, chacun dépensant ce qu'il gagne, nous serons heureux.
- Le mariage, dit Olympe, c'est le partage.
- Eh bien! malgré toute cette raison, malgré cet amour l'un pour l'autre, malgré ce dévouement réciproque, je persiste à vous prier tous deux de ne pas rentrer au théâtre.
- Alors, dit Olympe, nous mourrons de faim, mon ami, et, permettez-moi de vous le dire, il ne peut être agréable à Dieu que des créatures mariées, qui l'honorent et qui le glorifient par l'épuration de leur amour même, meurent de faim, c'est-à-dire perdent leur vie en ce monde pour assurer leur salut dans l'autre.
- Non, répondit Champmeslé. Mais justement parce que cela ne peut être agréable à Dieu, à ceux qui meurent ou qui vont mourir de faim, remarquez-le bien, cher ami, Dieu envoie toujours son appui quand l'appui est mérité, souvent même quand il ne l'est pas.
- Oh! fit Bannière en secouant la tête d'un air de doute.
- Dieu est bien bon, dit Olympe avec le même sentiment; mais il a dit: « Aide-toi, le ciel t'aidera 7. »
- Mais enfin, s'écria Champmeslé, que l'on eût pu croire battu par ce raisonnement du livre saint, ne seriez-vous pas bien reconnaissants à Dieu s'il vous fournissait les moyens de faire votre salut en vivant heureux, en vivant l'un auprès de l'autre, la main dans la main comme vous êtes en ce moment, en attendant que Bannière trouve quelque position honorable, comme ne peut manquer d'en trouver un homme de son instruction, ou bien qu'il vous arrive un de ces événements qui changent la face d'une destinée?
- Cher monsieur de Champmeslé, nous serions en effet bien heureux, dit Olympe; nous serions en effet bien reconnaissants à Dieu; mais où est ce moyen? Ce n'est point croyez-moi, en tenant nos quatre mains unies pour la rêverie et l'amour, comme elles le sont en ce moment, que nous arriverons à gagner cette fortunée existence dont vous nous faites promesse.
- Qui sait? dit Champmeslé.
- Oh! monsieur de Champmeslé, il y a, je le sais bien, beaucoup de trésors dans l'amour de Dieu, mais ce ne sont point des trésors temporels. Ceux-là on les rencontre parfois sur la terre. On trouve une perle dans une huître, une bourse sur un grand chemin, un héritage au fond du tiroir d'un notaire; mais, hors de ce monde, monsieur de Champmeslé, de pauvres amants ne trouvent guère de quoi vivre matériellement, et demandez à Bannière s'il n'est pas disposé à vivre matériellement le plus longtemps possible.
- Ma foi! oui, dit Bannière; je suis si heureux!
- Eh bien ! voyons, dit Champmeslé, supposez un instant que le bon Dieu, touché de votre bonne volonté, vous accorde de réaliser un de ces miracles; supposez que sur votre route vous trouviez l'un ou l'autre un de ces trésors temporels qui paraissent vous plaire plus que ceux de la grâce ...
- Ne supposons pas cela, cher monsieur de Champmeslé, dit Bannière, car voilà précisément la supposition que j'ai faite avec plus de probabilité pour réussir que je n'en ai en ce moment.
- Et quand cela?
- Chaque fois que j'ai pris l'argent de ma chère Olympe pour aller au jeu. «Si Dieu allait faire un miracle pour moi, disais-je, et que je gagnasse une fortune !. .. »
- Eh bien?
- Eh bien! cher abbé, j'ai toujours perdu. Ce que Dieu ne faisait pas pour moi quand je m'aidais, il ne le fera pas plus quand j'attendrai la fortune dans notre lit, ainsi que le conseille M. de La Fontaine, le collaborateur de votre grand-père. Oh! si j'avais toutes les sommes que j'ai follement perdues ainsi !. ..
- Vous les avez perdues, mon bon ami, répondit Champmeslé, qui tenait visiblement à convaincre Bannière; vous les avez perdues parce que Dieu n'aime pas qu'on joue.
- Mais, hasarda Bannière, ceux qui me les ont gagnées jouaient aussi.
- Peut-être ont-ils perdu, en gagnant, plus que vous, ceux-là. Mais, voyons, admettez une supposition.
- Pourvu qu'elle soit admissible, je ne demande pas mieux, dit Bannière; les sifflets de Mithridate m'ont fait oublier les applaudissements d'Hérode.
- Eh bien! je vais donc vous la rendre admissible, homme de peu de foi! dit en souriant Champmeslé. Combien vous faut-il pour être heureux, très heureux tous deux un an?
- Trois mille six cents livres, dit Olympe avec autorité; tout le monde peut vivre avec cette somme-là, et moi comme les autres. Nous nous logerons à l'écart, nous ne recevrons personne, nous sortirons seuls, nous ne voyagerons pas.
- Enfin, dit Bannière en regardant amoureusement Olympe, nous serons très heureux.
- Eh bien! continua Olympe, cette somme, nous l'avons pour un an. Un an, c'est trois cent soixante-cinq jours pour les amoureux comme pour les autres. Voulez-vous, qu'en échange du service que vous nous avez rendu, nous vous promettions d'attendre trois cent soixante-cinq jours que Dieu fasse un miracle pour nous? nous attendrons, mais le trois cent soixante-sixième, il faudra bien ... Champmeslé secoua la tête à son tour.
- Il ne faut pas raisonner ainsi, dit-il; cela vous a conduits jusqu'ici et vous conduirait encore à la dissipation. Une maladie qui survient coûte cher et diminue le temps du bonheur.
- Oui, sans doute, dit Olympe, il faudrait avoir deux ou trois années assurées, car alors ...
Et elle s'arrêta souriant à une idée qui se présentait à son esprit.
- C'est mon avis aussi, disait Bannière, mais on n'a que ce qu'on a. Encore un coup, mon ami, c'est le théâtre qui nous remplacera ces trésors de grand chemin dont nous parlions tout à l'heure, et avec l'avantage de la régularité.
- Promettez-moi, reprit Champmeslé, que si vous avez une certitude de deux ou trois années, vous ne reprendrez pas le théâtre.
- Oh! certainement non! s'écria Bannière; nous ne le reprendrions pas, n'est-ce pas, Olympe?
- Non, dit celle-ci. Je sais à Lyon une petite maison près de la Saône; elle a un mur sur le chemin de halage, des arbres la cachent à l'autre rive; on n'entend là que le bruit des chevaux qui montent péniblement la berge: c'est un nid de verdure, plein de fraîcheur et de calme. Elle coûterait de location cinq cents livres par an. On la meublerait avec le quart de mes meubles d'une façon royale; il nous resterait, à Bannière et à moi, trois mille cents livres par année. Je n'ai plus de dépense de toilette, j'ai des robes et des dentelles pour dix existences comme la mienne; il ne faudrait à Bannière qu'un habit de velours pour l'hiver, deux de soie pour l'été, cinq cents livres avec notre blanchissage et les coutures: restent deux mille cinq cents livres; nous dépenserions douze cents livres pour nourrir maîtres et cuisinière; avec les gages de celle-ci, il restera treize cents livres pour notre poche et les dépenses imprévues.
- Oh! quelle joie! fit Bannière. Trois ans d'une pareille existence! On pourrait mourir après.
- Et l'on ne mourrait pas, dit Olympe.
- Vous avez donc des ressources inconnues, chère Olympe? demanda Bannière.
- Oui, dit Olympe, que je vous dirai quand nous aurons nos trois ans assurés.
- Eh bien! dit Champmeslé, qui semblait n'attendre que le moment pour s'expliquer, me promettez-vous de penser un peu plus souvent à Dieu?
- Aussi souvent que nous penserons à notre bonheur, cher monsieur de Champmeslé, dit Olympe.
- Eh bien! continua Champmeslé avec un tremblement de voix qui disait toutes ses craintes et qui expliquait tous ses retards, j'ai là, dans cette poche, une bourse et un petit portefeuille; ils contiennent six mille livres que je voulais donner aux pauvres en faisant profession. Je m'étais promis de les distribuer ce premier jour, si désiré par moi, où je dirais messe. C'est aujourd'hui. Cette messe, qui commence une carrière au bout de laquelle j'espère trouver mon salut, je viens de la dire. Les pauvres manquent, ou plutôt il n'y a de pauvres ici que vous. Ne m'interrompez pas. Vous êtes réellement de bons pauvres, et je vous offre mes vieux louis et ces deux billets de caisse.
- Oh! s'écria Bannière, impossible!
- Comment, impossible! reprit Champmeslé, savez-vous bien ce que vous dites, et avez-vous un peu raisonné la bienfaisance pour me répondre ainsi?
- Mais vous ferez mille heureux avec ces six mille livres!
- Oui, des heureux d'un instant, et voilà tout. Vous, au contraire, je vous donne le bonheur complet pendant deux ans.
- Oh! nous n'accepterons pas, fit Bannière ébranlé en regardant Olympe pour puiser dans ses yeux la force d'accepter ou de refuser.
- Vous n'accepterez pas ce que je fais pour le service de Dieu! continua Champmeslé; vous ne me permettrez pas de sauver deux âmes!
- Monsieur de Champmeslé, dit Olympe, j'accepte, moi, parce que je comprends toute la valeur de votre aumône. Avec de l'argent, oui, vous avez raison, nous sauvons l'un et l'autre notre vertu. J'accepte. Les yeux du digne abbé brillèrent de joie. Il saisit la main d'Olympe, y glissa la bourse et le portefeuille, et baisa cette main d'un air galant qui rappelait encore l'homme mondain dans ses élans de piété. Olympe sourit.
- Et maintenant, dit-elle, notre digne ami, il faut que je vous récompense tout à fait; il faut que je donne à votre générosité tout son prix, à votre délicatesse toute sa valeur. Sans vos six mille livres, mon cher monsieur de Champmeslé, nous partions heureux, mais sans horizon. Aujourd'hui rien ne manque à notre bonheur. Avec trois mille six cents livres, nous vivions difficilement un an; avec neuf mille six cents livres, nous en vivrons au moins quatre, et, à notre âge, quatre ans, c'est l'éternité. Ce que je ne vous disais pas, Bannière, mais ce que vous savez peut-être, c'est que je suis fille noble, c'est que, si bien déshéritée que je sois, j'ai encore deux ou trois vieux oncles capables de me laisser chacun une centaine de mille livres le jour où j'irai, mon mari au bras, mon enfant à la main, les appeler cher oncle. Eh bien! trois ans à attendre sans leur rien demander, c'est beaucoup. La quatrième année nous commencerons notre pèlerinage. Or, sur trois, ce sera bien malheureux s'il n'y en a pas un qui fasse pour moi ce qui fut fait pour l'enfant prodigue, qui ouvre sa porte et qui tue le veau gras.
- J'avais donc raison! s'écria Champmeslé, et j'ai donc fait un bon placement de cet argent, qui m'était si inutile.
- Mais maintenant, cher abbé, dit Bannière, souvenez-vous que si nous acceptons vos six mille livres, c'est comme vos dix écus, à titre de prêt.
- Les prêtres ne donnent pas assez souvent peut-être, mon cher Bannière, mais ils ne doivent jamais prêter.
- Mais, hasarda Olympe, vous avez aussi une famille, vous?
- Aucune, et je n'en veux avoir d'autre que celle de Jésus-Christ.
- Vous me permettrez bien de vous dire une chose cependant, lui ;lissa Bannière avec timidité, c'est que vous êtes apparenté, je crois, à la mauvaise branche de la famille de Jésus-Christ. Les jésuites ont greffés sur un rameau catholique, mais peu chrétienl1 •
- Voyons, voyons, n'en dites pas de mal, fit Champmeslé avec un sourire, parce que sans eux vous ne m'auriez pas connu, et que sans moi vous n'eussiez pas débuté à Avignon dans Hérode et à Paris dans Mithridate.
- Allons il aura raison jusqu'à la fin, dit Olympe avec un charmant sourire, mais il se fait tard, ou plutôt de bonne heure. Nous l'avons dépouillé; or, maintenant qu'il n'a plus rien à nous donner, imitons les parasites du monde et les oiseaux des champs: le pain émietté et dévoré, envolons-nous.
- Allez, dit Champmeslé, et n'oubliez pas les paroles sacramentelles du mariage.
- Lesquelles? demanda Olympe.
- Crescite et multiplicemini.
- Ce qui veut dire?
- C'est du latin d'église, madame, et qui ne peut être expliqué que par un mari.
Alors ces trois êtres si bons, si heureux, s'embrassèrent cordialement. Bannière voulut absolument reconduire Champmeslé, mais ce dernier refusa.
Il avait son lit chez le desservant de la chapelle Notre-Dame-de-Lorette. Ce fut lui, au contraire, qui accompagna ses protégés jusqu'au fiacre, et qui les laissa regagner le domicile d'Olympe.
Quant à lui, tranquille après une si bonne œuvre accomplie, il rentra au presbytère, et dormit comme un juste.





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