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Chapitre XV
De la difficulté qu'a un roi de trouver de bons ambassadeurs

Chicot, toujours invisible dans son fauteuil ; Joyeuse, à demi couché sur ses coussins ; Henri, moelleusement pelotonné dans son lit, la conversation commença.
« Eh bien, Joyeuse, demanda Henri, avez-vous bien vagabondé par la ville ?
- Mais oui, Sire, fort bien ; merci, répondit nonchalamment le duc.
- Comme vous avez disparu vite là-bas à la Grève !
- Ecoutez, Sire, franchement c'était peu récréatif, et puis je n'aime pas à voir souffrir les hommes.
- Coeur miséricordieux !
- Non, coeur égoïste... la souffrance d’autrui me prend sur les nerfs.
- Tu sais ce qui s'est passé ?
- Où cela, Sire ?
- En Grève.
- Ma foi, non.
- Salcède a nié.
- Ah !
- Vous prenez cela bien indifféremment, Joyeuse ?
- Moi ?
- Oui.
- Je vous avoue, Sire, que je n'ajoutais pas grande importance à ce qu'il pouvait dire ; d’ailleurs j'étais sûr qu'il nierait.
- Mais puisqu'il a avoué.
- Raison de plus. Les premiers aveux ont mis les Guises sur leur garde ; ils ont travaillé pendant que Votre Majesté restait tranquille : c'était forcé, cela.
- Comment ! tu prévois de pareilles choses, et tu ne me le dis pas ?
- Est-ce que je suis ministre, moi, pour parler politique ?
- Laissons cela, Joyeuse.
- Sire...
- J'aurais besoin de ton frère.
- Mon frère, comme moi, Sire, est tout au service de Votre Majesté.
- Je puis donc compter sur lui ?
- Sans doute.
- Eh bien, je veux le charger d’une petite mission.
- Hors de Paris ?
- Oui.
- En ce cas, impossible, Sire.
- Comment cela ?
- Du Bouchage ne peut pas se déplacer en ce moment. »
Henri se souleva sur son coude et regarda Joyeuse en ouvrant de grands yeux.
« Qu'est-ce à dire ? » fit-il.
Joyeuse supporta le regard interrogateur du roi avec la plus grande sérénité. « Sire, dit-il, c'est la chose du monde la plus facile à comprendre. Du Bouchage est amoureux. Seulement il avait mal entamé les négociations amoureuses et il faisait fausse route, de sorte que le pauvre enfant maigrissait, maigrissait...
- En effet, dit le roi, je l'ai remarqué.
- Et devenait sombre, mordieu ! comme s'il eût vécu à la cour de Votre Majesté. »
Un certain grognement, parti du coin de la cheminée, interrompit Joyeuse, qui regarda tout étonné autour de lui.
« Ne fais pas attention, Anne, dit Henri en riant, c'est quelque chien qui rêve sur un fauteuil. Tu disais donc, mon ami, que ce pauvre du Bouchage devenait triste ?
- Oui, Sire, triste comme la mort : il parait qu'il a rencontré de par le monde une femme d’humeur funèbre. C'est terrible, ces rencontres-là. Toutefois, avec ce genre de caractère, on réussit tout aussi bien qu'avec les femmes rieuses, le tout est de savoir s'y prendre.
- Ah ! tu n'aurais pas été embarrassé, toi, libertin ?
- Allons ! voilà que vous m’appelez libertin parce que j'aime les femmes. »
Henri poussa un soupir.
« Tu dis donc que cette femme est d’un caractère funèbre ?
- A ce que prétend du Bouchage, au moins : je ne la connais pas.
- Et malgré cette tristesse, tu réussirais, toi ?
- Parbleu ! il ne s'agit que d’opérer par les contrastes ; je ne connais de difficultés sérieuses qu'avec les femmes d’un tempérament mitoyen, celles-là exigent, de la part de l'assiégeant, un mélange de grâces et de sévérité que peu de personnes réussissent à combiner. Du Bouchage est donc tombé sur une femme sombre, et il a un amour noir.
- Pauvre garçon ! dit le roi.
- Vous comprenez, Sire, continua Joyeuse, qu'il ne m’a pas eu plus tôt fait sa confidence que je me suis occupé de le guérir.
- De sorte que...
- De sorte qu'à l'heure qu'il est la cure commence.
- Il est déjà moins amoureux ?
- Non pas, Sire ; mais il a espoir que la femme devienne plus amoureuse, ce qui est une façon plus agréable de guérir les gens que de leur ôter leur amour : donc, à partir de ce soir, au lieu de soupirer à l'unisson de la dame, il va l'égayer par tous les moyens possibles. Ce soir, par exemple, j'envoie à sa maîtresse une trentaine de musiciens d’Italie qui vont faire rage sous son balcon.
- Fi ! dit le roi, c'est commun.
- Comment ! c'est commun ! trente musiciens qui n'ont pas leurs pareils dans le monde entier !
- Ah ! ma foi, du diable si, quand j'étais amoureux de Mme de Condé, on m’eût distrait avec de la musique.
- Oui, mais vous étiez amoureux, vous, Sire.
- Comme un fou », dit le roi.
Un nouveau grognement se fit entendre, qui ressemblait fort à un ricanement railleur.
« Vous voyez bien que c'est tout autre chose, Sire, dit Joyeuse en essayant, mais inutilement, de voir d’où venait l'étrange interruption. La dame, au contraire, est indifférente comme une statue et froide comme un glaçon.
- Et tu crois que la musique fondra le glaçon, animera la statue ?
- Certainement que je le crois. »
Le roi secoua la tête.
« Dame ! je ne dis pas, continua Joyeuse, qu'au premier coup d’archet la dame ira se jeter dans les bras de du Bouchage ; non, mais elle sera frappée que l'on fasse tout ce bruit à son intention ; peu à peu elle s'accoutumera aux concerts, et si elle ne s'y accoutume pas, eh bien, il nous restera la comédie, les bateleurs, les enchantements, la poésie, les chevaux, toutes les folies de la terre enfin ; si bien que si la gaieté ne lui revient pas, à cette belle désolée, il faudra bien au moins qu'elle revienne à du Bouchage.
- Je le lui souhaite, dit Henri ; mais laissons du Bouchage, puisqu'il serait si gênant pour lui de quitter Paris en ce moment. Il n'est pas indispensable pour moi que ce soit lui qui accomplisse cette mission ; mais j'espère que toi, qui donnes de si bons conseils, tu ne t'es pas fait esclave, comme lui, de quelque belle passion ?
- Moi ! s'écria Joyeuse, je n'ai jamais été si parfaitement libre de ma vie.
- C'est à merveille ; ainsi, tu n'as rien à faire ?
- Absolument rien, Sire.
- Mais je te croyais en sentiment avec une belle dame ?
- Ah ! oui, la maîtresse de M. de Mayenne ; une femme qui m’adorait.
- Eh bien ?
- Eh bien, imaginez-vous que ce soir, après avoir fait la leçon à du Bouchage, je le quitte pour aller chez elle ; j'arrive la tête échauffée par les théories que je viens de développer ; je vous jure, Sire, que je me croyais presque aussi amoureux que Henri ; voilà que je trouve une femme tremblante, effarée. La première idée qui m’arrive est que je dérange quelqu'un ; j'essaie de la rassurer, inutile ; je l'interroge, elle ne répond point ; je veux l'embrasser, elle détourne la tête, et comme je fronçais le sourcil, elle se fâche, se lève ; nous nous querellons, et elle m’avertit qu'elle ne sera plus jamais chez elle lorsque je m’y présenterai.
- Pauvre Joyeuse ! dit le roi riant. Et qu'as-tu fait ?
- Pardieu ! Sire, j'ai pris mon épée et mon manteau, j'ai fait un beau salut et je suis sorti sans regarder en arrière.
- Bravo ! Joyeuse, c'est courageux ! dit le roi.
- D’autant plus courageux, Sire, qu'il me semblait l'entendre soupirer, la pauvre fille.
- Ne vas-tu pas te repentir de ton stoïcisme ? dit Henri.
- Non, Sire ; si je me repentais un seul instant j'y courrais bien vite, vous comprenez... mais rien ne m’ôtera de l'idée que la pauvre femme me quitte malgré elle.
- Et cependant tu es parti ?
- Me voilà.
- Et tu n'y retourneras point ?
- Jamais... Si j'avais le ventre de M. de Mayenne, je ne dis pas ; mais je suis mince, j'ai le droit d’être fier.
- Mon ami, dit sérieusement Henri, c'est bien heureux pour ton salut, cette rupture-là.
- Je ne dis pas non, Sire ; mais, en attendant, je vais m’ennuyer cruellement pendant huit jours, n'ayant plus rien à faire, ne sachant plus que devenir : aussi m’a-t-il poussé des idées de paresse délicieuses ; c'est amusant de s'ennuyer, vrai... je n'en avais pas l'habitude et je trouve cela distingué.
- Je crois bien que c'est distingué, dit le roi, j'ai mis la chose à la mode.
- Or, voilà mon plan, Sire ; je l'ai fait tout en revenant du parvis Notre-Dame au Louvre. Je me rendrai tous les jours ici en litière ; Votre Majesté dira ses oraisons, moi je lirai des livres d’alchimie ou de marine, ce qui vaudra encore mieux, puisque je suis marin. J'aurai de petits chiens que je ferai jouer avec les vôtres ou plutôt de petits chats, c'est plus gracieux ; ensuite nous mangerons de la crème, et M. d’Epernon nous fera des contes. Je veux engraisser aussi, moi ; puis, quand la femme de du Bouchage sera de triste devenue gaie, nous en chercherons une autre qui de gaie devienne triste, cela nous changera ; mais tout cela sans bouger, Sire : on n'est décidément bien qu'assis et très bien que couché. Oh ! les bons coussins, Sire ! on voit bien que les tapissiers de Votre Majesté travaillent pour un roi qui s'ennuie.
- Fi donc ! Anne, dit le roi.
- Quoi ! fi donc !
- Un homme de ton âge et de ton rang devenir paresseux et gras ! les laides idées !
- Je ne trouve pas, Sire.
- Je veux t'occuper à quelque chose, moi.
- Si c'est ennuyeux, je le veux bien. »
Un troisième grognement se fit entendre ; on eût dit que le chien riait des paroles que venait de prononcer Joyeuse.
« Voilà un chien bien intelligent, dit Henri ; il devine ce que je veux te faire faire.
- Que voulez-vous me faire faire, Sire ? voyons un peu cela.
- Tu vas te botter. »
Joyeuse fit un mouvement de terreur.
« Oh ! non, ne me demandez pas cela, Sire, c'est contre toutes mes idées.
- Tu vas monter à cheval. »
Joyeuse fit un bond.
« A cheval ! non pas, je ne vais plus qu'en litière ; Votre Majesté n'a donc pas entendu ?
- Voyons, Joyeuse, trêve de raillerie, tu m’entends ? Tu vas te botter et monter à cheval.
- Non, Sire, répondit le duc avec le plus grand sérieux, c'est impossible.
- Et pourquoi cela, impossible ? demanda Henri avec colère.
- Parce que... parce que... je suis amiral.
- Eh bien ?
- Et que les amiraux ne montent pas à cheval.
- Ah ! c'est comme cela ! » fit Henri.
Joyeuse répondit par un de ces signes de tête comme les enfants en font lorsqu'ils sont assez obstinés pour ne pas obéir, assez timides pour ne pas répondre.
« Eh bien, soit, monsieur l'amiral de France, vous n'irez pas à cheval vous avez raison, ce n'est pas l'état d’un marin d’aller à cheval, mais l'état d’un marin est d’aller en bateau et en galère ; vous vous rendrez donc à l'instant même à Rouen, en bateau, à Rouen, vous trouverez votre galère amirale, vous la monterez immédiatement et vous ferez appareiller pour Anvers.
- Pour Anvers ! s'écria Joyeuse, aussi désespéré que s'il eût reçu l'ordre de partir pour Canton ou pour Valparaiso.
- Je crois l'avoir dit, fit le roi d’un ton glacial qui établissait sans conteste son droit de chef et sa volonté de souverain ; je crois l'avoir dit et je ne veux pas le répéter. »
Joyeuse, sans témoigner la moindre résistance, agrafa son manteau, remit son épée sur son épaule, et prit sur un fauteuil son toquet de velours.
« Que de peine pour se faire obéir, vertubleu ! continua de grommeler Henri ; si j'oublie quelquefois que je suis le maître, tout le monde, excepté moi, devrait au moins s'en souvenir. »
Joyeuse, muet et glacé, s'inclina et mit, selon l'ordonnance, une main sur la garde de son épée.
« Les ordres, Sire ? dit-il d’une voix qui, par son accent de soumission, changea immédiatement en cire fondante la volonté du monarque.
- Tu vas te rendre, lui dit-il, à Rouen, où je désire que tu t'embarques, à moins que tu ne préfères aller par terre à Bruxelles. »
Henri attendait un mot de Joyeuse ; celui-ci se contenta d’un salut.
« Aimes-tu mieux la route de terre ? demanda Henri.
- Je n'ai pas de préférence quand il s'agit d’exécuter un ordre, Sire, répondit Joyeuse.
- Allons, boude, va ! boude, affreux caractère ! s'écria Henri. Ah ! les rois n'ont pas d’amis !
- Qui donne des ordres ne peut s'attendre qu'à trouver des serviteurs, répondit Joyeuse, avec solennité.
- Monsieur, répondit le roi blessé, vous irez donc à Rouen ; vous monterez votre galère, vous rallierez les garnisons de Caudebec, Harfleur et Dieppe, que je ferai remplacer ; vous en chargerez six navires, que vous mettrez au service de mon frère, lequel attend le secours que je lui ai promis.
- Ma commission, s'il vous plaît, Sire ? dit Joyeuse.
- Et depuis quand, répondit le roi, n'agissez-vous plus en vertu de vos pouvoirs d’amiral ?
- Je n'ai droit qu'à obéir, et autant que je le puis, Sire, j'évite toute responsabilité.
- C'est bien, monsieur le duc, vous recevrez la commission à votre hôtel au moment du départ.
- Et quand sera ce départ, Sire ?
- Dans une heure. »
Joyeuse s'inclina respectueusement et se dirigea vers la porte.
Le coeur du roi faillit se rompre.
« Quoi ! dit-il, pas même la politesse d’un adieu ! Monsieur l'amiral, vous êtes peu civil ; c'est le reproche que l'on fait à messieurs les gens de mer. Allons, peut-être aurai-je plus de satisfaction de mon colonel général d’infanterie.
- Veuillez me pardonner, Sire, balbutia Joyeuse, mais je suis encore plus mauvais courtisan que mauvais marin, et je comprends que Votre Majesté regrette ce qu'elle a fait pour moi. »
Et il sortit en fermant la porte avec violence, derrière la tapisserie qui se gonfla, repoussée par le vent.
« Voilà donc comment m’aiment ceux pour lesquels j'ai tant fait ! s'écria le roi. Ah ! Joyeuse ! ingrat Joyeuse !
- Eh bien, ne vas-tu pas le rappeler ? dit Chicot en s'avançant vers le lit. Quoi ! parce que par hasard tu as eu un peu de volonté, voilà que tu te repens !
- Ecoute donc, répondit le roi, tu es charmant, toi ! Crois-tu qu'il soit agréable d’aller au mois d’octobre recevoir la pluie et le vent sur la mer ? Je voudrais bien t'y voir, égoïste !
- Libre à toi, grand roi, libre à toi.
- De te voir par vaux et par chemins ?
- Par vaux et par chemins ; c'est en ce moment-ci mon désir le plus vif que de voyager.
- Ainsi, si je t'envoyais quelque part, comme je viens d’envoyer Joyeuse, tu accepterais ?
- Non seulement j'accepterais, mais je postule, j'implore.
- Une mission ?
- Une mission.
- Tu irais en Navarre ?
- J'irais au diable, grand roi.
- Railles-tu, bouffon ?
- Sire, je n'étais déjà pas trop gai pendant ma vie, et je vous jure que je suis bien plus triste depuis ma mort.
- Mais tu refusais tout à l'heure de quitter Paris !
- Mon gracieux souverain, j'avais tort, très grand tort, et je me repens.
- De sorte que tu désires quitter Paris maintenant ?
- Tout de suite, illustre roi, à l'instant même, grand monarque.
- Je ne comprends plus dit Henri.
- Tu n'as donc pas entendu les paroles du grand amiral de France ?
- Lesquelles ?
- Celles où il t'a annoncé sa rupture avec la maîtresse de M. de Mayenne.
- Oui ; eh bien, après ?
- Si cette femme, amoureuse d’un charmant garçon comme le duc, car il est charmant, Joyeuse...
- Sans doute.
- Si cette femme le congédie en soupirant, c'est qu'elle a un motif.
- Probablement ; sans cela elle ne le congédierait pas.
- Eh bien, ce motif, le sais-tu ?
- Non.
- Tu ne le devines pas ?
- Non.
- C'est que M. de Mayenne va revenir.
- Oh ! oh ! fit le roi.
- Tu comprends enfin, je t'en félicite.
- Oui, je comprends... mais cependant...
- Cependant ?
- Je ne trouve pas ta raison très forte.
- Donne-moi les tiennes, Henri, je ne demande pas mieux que de les trouver excellentes ; donne.
- Pourquoi cette femme ne romprait-elle pas avec Mayenne, au lieu de renvoyer Joyeuse ? Crois-tu que Joyeuse ne lui en saurait pas assez de gré pour conduire M. de Mayenne au Pré-aux-Clercs, et lui trouer son gros ventre ? Il a l'épée mauvaise, notre Joyeuse.
- Fort bien, mais M. de Mayenne a le poignard traître, lui, si Joyeuse a l'épée mauvaise. Rappelle-toi Saint-Mégrin. »
Henri poussa un soupir et leva les yeux au ciel.
« La femme qui est véritablement amoureuse ne se soucie pas qu'on lui tue son amant, elle préfère le quitter, gagner du temps ; elle préfère surtout ne pas se faire tuer elle-même. On est diablement brutal dans cette chère maison de Guise.
- Ah ! tu peux avoir raison.
- C'est bien heureux.
- Oui, et je commence à croire que Mayenne reviendra ; mais toi, toi, Chicot, tu n'es pas une femme peureuse ou amoureuse ?
- Moi, Henri, je suis un homme prudent, un homme qui a un compte ouvert avec M. de Mayenne, une partie engagée : s'il me trouve, il voudra recommencer encore ; il est joueur à faire frémir, ce bon M. de Mayenne !
- Eh bien ?
- Eh bien, il jouera si bien, que je recevrai quelque coup de couteau.
- Bah ! je connais mon Chicot, il ne reçoit pas sans rendre.
- Tu as raison, je lui en rendrai dix dont il crèvera.
- Tant mieux ! voilà la partie finie.
- Tant pis, morbleu ! au contraire, tant pis ! La famille poussera des cris affreux, tu auras toute la Ligue sur les bras, et quelque beau matin tu me diras : "Chicot, mon ami, excuse-moi, mais je suis obligé de te faire rouer."
- Je dirai cela ?
- Tu diras cela, et même, ce qui est bien pis, tu le feras, grand roi. J'aime donc mieux que cela tourne autrement, comprends-tu ? Je ne suis pas mal comme je suis, j'ai envie de m’y tenir. Vois-tu toutes ces progressions arithmétiques, appliquées à la rancune, me paraissent dangereuses. J'irai donc en Navarre, si tu veux bien m’y envoyer.
- Sans doute, je le veux.
- J'attends tes ordres, gracieux prince. »
Et Chicot, prenant la même pose que Joyeuse, attendit.
« Mais, dit le roi, tu ne sais pas si la mission te conviendra.
- Du moment où je te la demande.
- C'est que, vois-tu, Chicot, dit Henri, j'ai certains projets de brouille entre Margot et son mari.
- Diviser pour régner, dit Chicot, il y a déjà cent ans que c'était l'a b c de la politique.
- Ainsi tu n'as aucune répugnance ?
- Est-ce que cela me regarde ? répondit Chicot ; tu feras ce que tu voudras, grand prince. Je suis ambassadeur, voilà tout ; tu n'as pas de comptes à me rendre, et pourvu que je sois inviolable... Oh ! quant à cela, tu comprends, j'y tiens.
- Mais encore, dit Henri, faut-il que tu saches ce que tu diras à mon beau-frère.
- Moi, dire quelque chose ? non, non, non !
- Comment, non, non, non ?
- J'irai où tu voudras, mais je ne dirai rien du tout. Il y a un proverbe là-dessus : trop gratter...
- Alors, tu refuses donc ?
- Je refuse la parole, mais j'accepte la lettre. Celui qui porte la parole a toujours quelque responsabilité ; celui qui présente une lettre n'est jamais bousculé que de seconde main.
- Eh bien, soit, je te donnerai une lettre. Cela rentre dans ma politique.
- Vois un peu comme cela se trouve ! donne.
- Comment dis-tu cela ?
- Je dis : donne. »
Et Chicot étendit la main.
« Ah ! ne te figure pas qu'une lettre comme celle-là peut être écrite tout de suite ; il faut qu'elle soit combinée, réfléchie, pesée.
- Eh bien, pèse, réfléchis, combine. Je repasserai demain à la pointe du jour, ou je l’enverrai prendre.
- Pourquoi ne coucherais-tu pas ici ?
- Ici ?
- Oui, dans ton fauteuil.
- Peste ! C'est fini, je ne coucherai plus au Louvre ; un fantôme qu'on verrait dormir dans un fauteuil, quelle absurdité !
- Mais enfin, s'écria le roi, je veux cependant que tu connaisses mes intentions à l'égard de Margot et de son mari. Tu es gascon ; ma lettre va faire du bruit à la cour de Navarre ; on te questionnera ; il faut que tu puisses répondre. Que diable ! tu me représentes ; je ne veux pas que tu aies l'air d’un sot.
- Mon Dieu ! fit Chicot en haussant les épaules, que tu as donc l'esprit obtus, grand roi ! Comment ! tu te figures que je vais porter une lettre à deux cent cinquante lieues sans savoir ce qu'il y a dedans ? Mais sois donc tranquille, ventre de biche ! au premier coin de rue, sous le premier arbre où je m’arrêterai, je vais l'ouvrir ta lettre. Comment ! tu envoies depuis dix ans des ambassadeurs dans toutes les parties du monde et tu ne les connais pas mieux que cela ? Allons, allons, mets-toi le corps et l'âme en repos, moi je retourne en ma solitude.
- Où est-elle ta solitude ?
- Au cimetière des Grands-Innocents, grand prince. »
Henri regarda Chicot avec cet étonnement qu'il n'avait pas encore pu, depuis deux heures qu'il l'avait revu, chasser de son regard.
« Tu ne t'attendais pas à cela, n'est-ce pas ? dit Chicot prenant son feutre et son manteau ; ce que c'est cependant que d’avoir des relations avec des gens de l'autre monde ! C’est dit : à demain, moi ou mon messager.
- Soit, mais encore faut-il que ton messager ait un mot d’ordre, afin qu'on sache qu'il vient de ta part, et que les portes lui soient ouvertes.
- A merveille ! si c'est moi, je viens de ma part ; si c'est mon messager, il vient de la part de l'ombre. »
Et sur ces paroles, il disparut si légèrement, que l'esprit superstitieux de Henri douta si c'était réellement un corps ou une ombre qui avait passé par cette porte sans la faire crier, sous cette tapisserie sans en agiter un des plis.

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