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Chapitre XXIX
Deux amis

Maintenant, s'il plaît au lecteur, nous suivrons les deux jeunes gens que le roi, enchanté d’avoir ses petits secrets à lui, envoyait de son côté au messager Chicot.
A peine à cheval, Ernauton et Sainte-Maline, pour ne point se laisser prendre le pas l'un sur l'autre, faillirent s'étouffer en passant au guichet.
En effet, les deux chevaux allant de front broyèrent l'un contre l'autre les genoux de leurs deux cavaliers.
Le visage de Sainte-Maline devint pourpre, celui d’Ernauton devint pâle.
« Vous me faites mal, monsieur ! cria le premier, lorsqu'ils eurent franchi la porte ; voulez-vous donc m'écraser ?
- Vous me faites mal aussi, dit Ernauton ; seulement je ne me plains pas, moi.
- Vous voulez me donner une leçon, je crois ?
- Je ne veux rien vous donner du tout.
- Ah çà ! dit Sainte-Maline en poussant son cheval pour parler de plus près à son compagnon, répétez-moi un peu ce mot.
- Pour quoi faire ?
- Parce que je ne le comprends pas.
- Vous me cherchez querelle, n'est-ce pas ? dit flegmatiquement Ernauton ; tant pis pour vous !
- Et à quel propos vous chercherais-je querelle ? Est-ce que je vous connais, moi ? riposta dédaigneusement Sainte-Maline.
- Vous me connaissez parfaitement, monsieur, dit Ernauton. D’abord, parce que là-bas d’où nous venons ma maison est à deux lieues de la vôtre, et que je suis connu dans le pays, étant de vieille souche, ensuite, parce que vous êtes furieux de me voir à Paris, quand vous croyiez y avoir été mandé seul ; en dernier lieu, parce que le roi m'a donné sa lettre à porter.
- Eh bien, soit ! s'écria Sainte-Maline, blême de fureur, j'accepte tout cela pour vrai. Mais il en résulte une chose...
- Laquelle ?
- C'est que je me trouve mal près de vous.
- Allez-vous-en si vous voulez ; pardieu ! ce n'est pas moi qui vous retiens.
- Vous faites semblant de ne point me comprendre.
- Au contraire, monsieur, je vous comprends à merveille. Vous aimeriez assez à me prendre la lettre pour la porter vous-même. Malheureusement il faudrait me tuer pour cela.
- Qui vous dit que je n'en ai pas envie ?
- Désirer et faire sont deux.
- Descendez avec moi jusqu'au bord de l'eau seulement et vous verrez si, pour moi, désirer et faire font plus d’un.
- Mon cher monsieur, quand le roi me donne à porter une lettre...
- Eh bien ?
- Eh bien, je la porte.
- Je vous l'arracherai de force, fat que vous êtes !
- Vous ne me mettrez pas, je l'espère, dans la nécessité de vous casser la tête comme à un chien sauvage ?
- Vous ?
- Sans doute, j'ai un grand pistolet, et vous n'en avez pas.
- Ah ! tu me paierais cela ! dit Sainte-Maline en faisant faire un écart à son cheval.
- Je l'espère bien, après ma commission faite.
- Schelm !
- Pour ce moment observez-vous, je vous en supplie, monsieur de Sainte-Maline ; car nous avons l'honneur d’appartenir au roi, et nous donnerions mauvaise opinion de sa maison en ameutant le peuple, et puis, songez quel triomphe pour les ennemis de Sa Majesté, en voyant la discorde parmi les défenseurs du trône. »
Sainte-Maline mordait ses gants ; le sang coulait sous sa dent furibonde.
« Là, là, monsieur, dit Ernauton, gardez vos mains pour tenir l'épée quand nous y serons.
- Oh ! j'en crèverai ! cria Sainte-Maline.
- Alors ce sera une besogne toute faite pour moi », dit Ernauton.
On ne peut savoir où serait allée la rage toujours croissante de Sainte-Maline, quand tout à coup Ernauton, en traversant la rue Saint-Antoine, près Saint-Paul, vit une litière, poussa un cri de surprise et s'arrêta pour regarder une femme à demi voilée.
« Mon page d’hier ! » murmura-t-il.
La dame n'eut pas l'air de le reconnaître et passa sans sourciller, mais en se rejetant cependant au fond de sa litière.
« Cordieu ! vous me faites attendre, je crois, dit Sainte-Maline, et cela pour regarder des femmes !
- Je vous demande pardon, monsieur », dit Ernauton en reprenant sa course.
Les jeunes gens, à partir de ce moment, suivirent au grand trot la rue du faubourg Saint-Marceau ; ils ne se parlaient plus, même pour se quereller.
Sainte-Maline paraissait assez calme extérieurement, mais, en réalité, tous les muscles de son corps frémissaient encore de colère.
En outre, il avait reconnu, et cette découverte ne l'avait aucunement adouci, comme on le comprendra facilement, en outre il avait reconnu que, tout bon cavalier qu'il était, il ne pourrait, dans un cas donné, suivre Ernauton, son cheval étant fort inférieur à celui de son compagnon, et suant déjà sans avoir couru.
Cela le préoccupait fort : aussi, comme pour se rendre positivement compte de ce que pourrait faire sa monture, la tourmentait-il de la houssine et de l'éperon.
Cette insistance amena une querelle entre son cheval et lui. Cela se passait aux environ de la Bièvre. La bête ne se mit point en frais d’éloquence, comme avait fait Ernauton ; mais, se souvenant de son origine elle était normande, elle fit à son cavalier un procès que celui-ci perdit.
Elle débuta par un écart, puis se cabra, puis fit un saut de mouton, et se déroba jusqu'à la Bièvre, où elle se débarrassa de son cavalier, en roulant avec lui jusque dans la rivière, où ils se séparèrent.
On eût entendu d’une lieue les imprécations de Sainte-Maline, quoique à moitié étouffées par l'eau. Quand il fut parvenu à se remettre sur ses jambes, les yeux lui sortaient de la tête, et quelques gouttes de sang, coulant de son front écorché, sillonnaient sa figure.
Sainte-Maline jeta un coup d’oeil autour de lui. Son cheval avait déjà remonté le talus, et l'on n'apercevait plus que sa croupe, laquelle indiquait que sa tête devait être tournée du côté du Louvre.
Moulu comme il l'était, couvert de boue, trempé jusqu'aux os, tout saignant et tout contusionné, Sainte-Maline comprenait l'impossibilité de rattraper sa bête : l'essayer même était une tentative ridicule.
Ce fut alors que les paroles qu'il avait dites à Ernauton lui revinrent à l'esprit : s'il n'avait pas voulu attendre son compagnon une seconde rue Saint-Antoine, pourquoi son compagnon aurait-il l'obligeance de l'attendre une ou deux heures sur la route ?
Cette réflexion conduisit Sainte-Maline de la colère au plus violent désespoir, surtout lorsqu'il vit, du fond de son encaissement, le silencieux Ernauton piquer des deux en obliquant par quelque chemin qu'il jugeait sans doute le plus court.
Chez les hommes véritablement irascibles, le point culminant de la colère est un éclair de folie : quelques-uns n'arrivent qu'au délire ; d’autres vont jusqu'à la prostration totale des forces et de l’intelligence.
Sainte-Maline tira machinalement son poignard ; un instant il eut l'idée de se le planter jusqu'à la garde dans la poitrine : ce qu'il souffrit en ce moment, nul ne pourrait le dire, pas même lui. On meurt d’une pareille crise ou si on la supporte, on y vieillit de dix ans.
Il remonta le talus de la rivière, s'aidant de ses mains, et de ses genoux jusqu'à ce qu'il fût parvenu au sommet ; arrivé là, son oeil égaré interrogea la route : on n'y voyait plus rien. A droite, Ernauton avait disparu, se portant sans doute en avant ; au fond, son propre cheval avait disparu également.
Tandis que Sainte-Maline roulait dans son esprit exaspéré mille pensées sinistres contre les autres et contre lui-même, le galop d’un cheval retentit à son oreille et il vit déboucher de cette route de droite, choisie par Ernauton, un cheval et un cavalier.
Ce cavalier tenait un autre cheval en main.
C'était le résultat de la course de M. de Carmainges, il avait coupé vers la droite, sachant bien que poursuivre un cheval c'était doubler son activité par la peur.
Il avait donc fait un détour, et coupé le passage au bas-normand, en l'attendant en travers d’une rue étroite.
A cette vue, le coeur de Sainte-Maline déborda de joie : il ressentit un mouvement d’effusion et de reconnaissance qui donna une suave expression à son regard, puis tout à coup son visage s'assombrit : il avait compris toute la supériorité d’Ernauton sur lui, car il s'avouait qu'à la place de son compagnon il n'eût pas même eu l'idée d’agir comme lui.
La noblesse du procédé le terrassait : il la sentait pour la mesurer et en souffrir.
Il balbutia un remerciement auquel Ernauton ne fit pas attention, ressaisit furieusement la bride de son cheval, et, malgré la douleur, se remit en selle.
Ernauton, sans dire un seul mot, avait pris les devants, au pas et caressant son cheval.
Sainte-Maline, nous l'avons dit, était excellent cavalier ; l'accident dont il avait été victime était une surprise ; au bout d’un instant de lutte dans laquelle cette fois il eut l'avantage, redevenu maître de sa monture, il lui fit prendre le trot.
« Merci, monsieur », vint-il dire une seconde fois à Ernauton, après avoir consulté cent fois son orgueil et les convenances.
Ernauton se contenta de s'incliner de son côté, en touchant son chapeau de la main.
La route parut longue à Sainte-Maline.
Vers deux heures et demie environ, ils aperçurent un homme qui marchait, escorté d’un chien : il était grand, avait une épée au côté ; il n'était pas Chicot, mais il avait des bras et des jambes dignes de lui.
Sainte-Maline, encore tout fangeux, ne put se tenir ; il vit qu'Ernauton passait et ne prenait pas même garde à cet homme. L'idée de trouver son compagnon en faute passa comme un méchant éclair dans l'esprit du Gascon ; il poussa vers l'homme et l'aborda.
« Voyageur, demanda-t-il, n'attendez-vous point quelque chose ? »
Le voyageur regarda Sainte-Maline, dont en ce moment, il faut l'avouer, l'aspect n'était point agréable. Sa figure décomposée par la colère récente, cette boue mal séchée sur ses habits, ce sang mal séché sur ses joues, de gros sourcils noirs froncés, une main fiévreuse étendue vers lui, avec un geste de menace bien plus que d’interrogation, tout cela parut sinistre au piéton.
« Si j'attends quelque chose, dit-il, ce n'est pas quelqu'un, et si j'attends quelqu'un, à coup sur ce quelqu'un n'est pas vous.
- Vous êtes fort impoli, mon maître ! » dit Sainte-Maline, enchanté de trouver enfin une occasion de lâcher la bride à sa colère et furieux en outre de voir qu'il venait, en se trompant, de fournir un nouveau triomphe à son adversaire.
Et en même temps qu'il parlait, il leva sa main armée de la houssine pour frapper le voyageur ; mais celui-ci leva son bâton et en assena un coup sur l'épaule de Sainte-Maline ; puis il siffla son chien, qui bondit aux jarrets du cheval et à la cuisse de l'homme, et emporta de chaque endroit un lambeau de chair et un morceau d’étoffe.
Le cheval, irrité par la douleur, prit une seconde fois sa course en avant, il est vrai, mais sans pouvoir être retenu par Sainte-Maline, qui, malgré tous ses efforts, demeura en selle.
Il passa ainsi emporté devant Ernauton, qui le vit sans même sourire de sa mésaventure.
Lorsqu'il eut réussi à calmer son cheval, lorsque M. de Carmainges l'eut rejoint, son orgueil commençait non pas à diminuer, mais à entrer en composition.
« Allons ! allons ! dit-il en s'efforçant de sourire, je suis dans mon jour malheureux, à ce qu'il paraît. Cet homme ressemblait fort cependant au portrait que nous avait fait Sa Majesté de celui à qui nous avons affaire. »
Ernauton garda le silence.
« Je vous parle, monsieur », dit Sainte-Maline exaspéré par ce sang-froid qu'il regardait avec raison comme une preuve de mépris et qu'il voulait faire cesser par quelque éclat définitif, dût-il lui en coûter la vie ; « je vous parle, n'entendez-vous pas ?
- Celui que Sa Majesté nous avait désigné, répondit Ernauton n'avait pas de bâton et n'avait pas de chien.
- C'est vrai, répondit Sainte-Maline, et si j'avais réfléchi j'aurais une contusion de moins à l'épaule et deux crocs de moins sur la cuisse : il fait bon être sage et calme, à ce que je vois. »
Ernauton ne répondit point, mais se haussant sur les étriers et mettant la main au-dessus de ses yeux en manière de garde-vue :
« Voilà là-bas, dit-il, celui que nous cherchons et qui nous attend.
- Peste ! monsieur, dit sourdement Sainte-Maline, jaloux de ce nouvel avantage de son compagnon, vous avez une bonne vue ; mais je ne distingue qu'un point noir, et encore est-ce à peine. »
Ernauton, sans répondre, continua d’avancer ; bientôt Sainte-Maline put voir et reconnaître à son tour l'homme désigné par le roi. Un mauvais mouvement le prit, il poussa son cheval en avant pour arriver le premier.
Ernauton s'y attendait : il le regarda sans menace et sans intention apparente. Ce coup d’oeil fit rentrer Sainte-Maline en lui-même, et il remit son cheval au pas.

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