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Chapitre XXXIII
Frère Borromée

Il était dix heures du soir, à peu près, MM. les députés s'en retournaient assez contrits, et à chaque coin de rue qui les rapprochait de leurs maisons particulières, ils se quittaient en échangeant leurs civilités.
Nicolas Poulain, qui demeurait le plus loin de tous, chemina seul et le dernier, réfléchissant profondément à la situation perplexe qui lui avait fait pousser l'exclamation par laquelle commence le dernier paragraphe de notre dernier chapitre.
En effet, la journée avait été pour tout le monde, et particulièrement pour lui, fertile en événements.
Il rentrait donc chez lui, tout frissonnant de ce qu'il venait d’entendre, et se disant qui si l'Ombre avait jugé à propos de le pousser à une dénonciation du complot de Vincennes, Robert Briquet ne lui pardonnerait jamais de n'avoir pas révélé le plan de manoeuvre si naïvement développé par la Chapelle-Marteau devant M. de Mayenne.
Au plus fort de ses, réflexions et au milieu de la rue de la Pierre-au-Réal, espèce de boyau, large de quatre pieds, qui conduisait rue Neuve-Saint-Méry, Nicolas Poulain vit accourir, en sens opposé à celui dans lequel il marchait, une robe de jacobin retroussée jusqu'aux genoux.
Il fallait se ranger, car deux chrétiens ne pouvaient passer de front dans cette rue.
Nicolas Poulain espérait que l'humilité monacale lui céderait le haut pavé, à lui, homme d’épée ; mais il n'en fut rien : le moine courait comme un cerf au lancer ; il courait si fort qu'il eût renversé une muraille, et Nicolas Poulain, tout en maugréant, se rangea pour n'être point renversé.
Mais alors commença pour eux, dans cette gaine bordée de maisons, l'évolution agaçante qui a lieu entre deux hommes indécis qui voudraient passer tous deux, qui tiennent à ne pas s'embrasser, et qui se trouvent toujours ramenés dans les bras l'un de l'autre.
Poulain jura, le moine sacra, et l'homme de robe, moins patient que l'homme d’épée, le saisit par le milieu du corps pour le coller contre la muraille.
Dans ce conflit, et comme ils étaient sur le point de se gourmer, ils se reconnurent.
« Frère Borromée ! dit Poulain.
- Maître Nicolas Poulain ! s'écria le moine.
- Comment vous portez-vous ? reprit Poulain avec cette admirable bonhomie et cette inaltérable mansuétude du bourgeois parisien.
- Très mal, répondit le moine, beaucoup plus difficile à calmer que le laïque, car vous m'avez mis en retard et j'étais fort pressé.
- Diable d’homme que vous êtes ! répliqua Poulain ; toujours belliqueux comme un Romain ! Mais où diable courez-vous à cette heure avec tant de hâte ? est-ce que le prieuré brûle ?
- Non pas, mais j'étais allé chez Mme la duchesse pour parler à Mayneville.
- Chez quelle duchesse ?
- Il n'y en a qu'une seule, ce me semble, chez laquelle on puisse parler à Mayneville, dit Borromée, qui d’abord avait cru pouvoir répondre catégoriquement au lieutenant de la prévôté, parce que ce lieutenant pouvait le faire suivre, mais qui cependant ne voulait pas être trop communicatif avec le curieux.
- Alors, reprit Nicolas Poulain, qu'alliez-vous faire chez Mme de Montpensier ?
- Eh ! mon Dieu, c'est tout simple, dit Borromée, cherchant une réponse spécieuse ; notre révérend prieur a été sollicité par Mme la duchesse de devenir son directeur ; il avait accepté, mais un scrupule de conscience l'a pris, et il refuse. L'entrevue était fixée à demain ; je dois donc, de la part de dom Modeste Gorenflot, dire à la duchesse qu'elle ne compte plus sur lui.
- Très bien ; mais vous n'avez pas l'air d’aller du côté de l'hôtel de Guise, mon très cher frère ; je dirai même plus, c'est que vous lui tournez parfaitement le dos.
- C'est vrai, reprit frère Borromée, puisque j'en viens.
- Mais où allez-vous alors ?
- On m'a dit, à l'hôtel, que Mme la duchesse était allée faire visite à M. de Mayenne, arrivé ce soir et logé à l'hôtel Saint-Denis.
- Toujours vrai. Effectivement, dit Poulain, le duc est à l'hôtel Saint-Denis, et la duchesse est près du duc ; mais, compère, à quoi bon, je vous prie, jouer au fin avec moi ? Ce n'est pas d’ordinaire le trésorier qu'on envoie faire les commissions du couvent.
- Auprès d’une princesse, pourquoi pas ?
- Et ce n'est pas vous, le confident de Mayneville, qui croyez aux confessions, de Mme la duchesse de Montpensier ?
- A quoi donc croirais-je ?
- Que diable ! mon cher, vous savez bien la distance qu'il y a du prieuré au milieu de la route, puisque vous me l'avez fait mesurer : prenez garde ! vous m'en dites si peu, que j'en croirai beaucoup trop.
- Et vous aurez tort, cher monsieur Poulain ; je ne sais rien autre chose. Maintenant ne me retenez pas, je vous en prie, car je ne trouverais plus Mme la duchesse.
- Vous la trouverez toujours chez elle, où elle reviendra, et où vous auriez pu l'attendre.
- Ah dame ! fit Borromée, je ne suis pas fâché non plus de voir un peu M. le duc.
- Allons donc.
- Car enfin vous le connaissez : si une fois je le laisse partir chez sa maîtresse, on ne pourra plus mettre la main dessus.
- Voilà qui est parlé. Maintenant que je sais à qui vous avez affaire, je vous laisse ; adieu, et bonne chance ! »
Borromée, voyant le chemin libre, jeta, en échange de souhaits qui lui étaient adressés, un leste bonsoir à Nicolas Poulain, et s'élança dans la voie ouverte.
« Allons, allons, il y a encore quelque chose de nouveau, se dit Nicolas Poulain en regardant la robe du jacobin qui s'effaçait peu à peu dans l'ombre ; mais quel diable de besoin ai-je donc de savoir ce qui se passe ? est-ce que je prendrais goût par hasard au métier que je suis condamné à faire ? fi donc ! »
Et il s'alla coucher, non point avec le calme d’une bonne conscience, mais avec la quiétude que nous donne dans toutes les positions de ce monde, si fausses qu'elles soient, l'appui d’un plus fort que nous.
Pendant ce temps, Borromée continuait sa course, à laquelle il imprimait une vitesse qui lui donnait l'espérance de rattraper le temps perdu.
Il connaissait en effet les habitudes de M. de Mayenne, et avait sans doute, pour être bien informé, des raisons qu'il n'avait pas cru devoir détailler à maître Nicolas Poulain.
Toujours est-il qu'il arriva suant et soufflant à l'hôtel Saint-Denis, au moment où, le duc et la duchesse ayant causé de leurs grandes affaires, M. de Mayenne allait congédier sa soeur pour aller rendre visite à cette dame de la Cité dont nous savons que Joyeuse avait à se plaindre.
Le frère et la soeur, après plusieurs commentaires sur l'accueil du roi et sur le plan des dix, étaient convenus des faits suivants.
Le roi n'avait pas de soupçons, et se faisait de jour en jour plus facile à attaquer.
L'important était d’organiser la Ligue dans les provinces du Nord, tandis que le roi abandonnait son frère, et qu'il oubliait Henri de Navarre.
De ces deux derniers ennemis, le duc d’Anjou, avec sa sourde ambition, était le seul à craindre ; quant à Henri de Navarre, on le savait par des espions bien renseignés, il ne s'occupait que de faire l'amour à ses trois ou quatre maîtresses.
« Paris était préparé, disait tout haut Mayenne ; mais leur alliance avec la famille royale donnait de la force aux politiques et aux vrais royalistes ; il fallait attendre une rupture entre le roi et ses alliés : cette rupture, avec le caractère inconstant de Henri, ne pouvait pas tarder à avoir lieu. Or, comme rien ne presse, continuait de dire Mayenne, attendons.
- Moi, disait tout bas la duchesse, j'avais besoin de dix hommes répandus dans tous les quartiers de Paris pour soulever Paris après ce coup que je médite. J'ai trouvé ces dix hommes, je ne demande plus rien. »
Ils en étaient là, l'un de son dialogue, l'autre de ses apartés, lorsque Mayneville entra tout à coup, annonçant que Borromée voulait parler à M. le duc.
« Borromée ! fit le duc surpris, qu'est-ce que cela ?
- C'est, monseigneur, répondit Mayneville, celui que vous m'envoyâtes de Nancy, quand je demandai à Votre Altesse un homme d’action et un homme d’esprit.
- Je me rappelle ; je vous répondis que j'avais les deux en un seul, et je vous envoyai le capitaine Borroville. A-t-il changé de nom et s'appelle-t-il Borromée ?
- Oui, monseigneur, de nom et d’uniforme ; il s'appelle Borromée, et est jacobin.
- Borroville, jacobin !
- Oui, monseigneur.
- Et pourquoi donc est-il jacobin ? Le diable doit bien rire s'il l'a reconnu sous le froc.
- Pourquoi il est jacobin... »
La duchesse fit un signe à Mayneville.
- Vous le saurez plus tard, continua celui-ci, c'est notre secret, monseigneur ; et, en attendant, écoutons le capitaine Borroville, ou le frère Borromée, comme il vous plaira.
- Oui, d’autant plus que sa visite m'inquiète, dit Mme de Montpensier.
- Et moi aussi, je l'avoue, dit Mayneville.
- Alors introduisez-le sans perdre un instant », dit la duchesse.
Quant au duc, il flottait entre le désir d’entendre le messager et la crainte de manquer au rendez-vous de sa maîtresse.
Il regardait à la porte et à l'horloge.
La porte s'ouvrit et l'horloge sonna onze heures.
« Eh ! Borroville, dit le duc, ne pouvant s'empêcher de rire, malgré un peu de mauvaise humeur, comme vous voilà deguisé, mon ami.
- Monseigneur, dit le capitaine, je suis en effet bien mal à mon aise sous cette diable de robe, mais enfin, il faut ce qu'il faut, comme disait M. de Guise le père.
- Ce n'est pas moi, toujours, qui vous ai fourré dans cette robe-là, Borroville, dit le duc ; ne m'en gardez donc point rancune, je vous prie.
- Non, monseigneur, c'est Mme la duchesse ; mais je ne lui en veux pas, puisque j'y suis pour son service.
- Bien, merci, capitaine ; et maintenant, voyons, qu'avez-vous à nous dire si tard ?
- Ce que malheureusement je n'ai pu vous dire plus tôt, monseigneur, car j'avais tout le prieuré sur les bras.
- Eh bien, maintenant, parlez.
- Monsieur le duc, dit Borroville, le roi envoie des secours à M. le duc d’Anjou.
- Bah ! dit Mayenne, nous connaissons cette chanson-là ; voilà trois ans qu'on nous la chante.
- Oh ! oui, mais cette fois, monseigneur, je vous donne la nouvelle comme sûre.
- Hein ! dit Mayenne avec un mouvement de tête pareil à celui d’un cheval qui se cabre, comme sûre ?
- Aujourd'hui même, c'est-à-dire la nuit dernière, à deux heures du matin, M. de Joyeuse est parti pour Rouen. Il prend la mer à Dieppe et porte à Anvers trois mille hommes.
- Oh ! oh ! fit le duc ; et qui vous a dit cela, Borroville ?
- Un homme qui lui-même part pour la Navarre, monseigneur.
- Pour la Navarre ! chez Henri ?
- Oui, monseigneur.
- Et de la part de qui va-t-il chez Henri ?
- De la part du roi ; oui, monseigneur, de la part du roi et avec une lettre du roi.
- Quel est cet homme ?
- Il s'appelle Robert Briquet.
- Après ?
- C'est un grand ami de dom Gorenflot.
- Un grand ami de dom Gorenflot ?
- Ils se tutoient.
- Ambassadeur du roi ?
- Ceci, j'en suis assuré : il a du prieuré envoyé chercher au Louvre sa lettre de créance, c'est un de nos moines qui a fait la commission.
- Et ce moine ?
- C'est notre petit guerrier, Jacques Clément, celui-là même que vous avez remarqué, madame la duchesse.
- Et il ne vous a pas communiqué cette lettre ? dit Mayenne : le maladroit !
- Monseigneur, le roi ne la lui a point remise ; il l'a fait porter au messager par des gens à lui.
- Il faut avoir cette lettre, morbleu !
- Certainement qu'il faut l'avoir, dit la duchesse.
- Comment n'avez-vous point songé à cela ? dit Mayneville.
- J'y avais si bien pensé que j'avais voulu adjoindre au messager un de mes hommes, un hercule ; mais Robert Briquet s'en est défié et l'a renvoyé.
- Il fallait y aller vous-même.
- Impossible.
- Pourquoi cela ?
- Il me connaît.
- Pour moine, mais pas pour capitaine, j'espère ?
- Ma foi, je n'en sais rien : ce Robert Briquet a l'oeil fort embarrassant.
- Quel homme est-ce donc ? demanda Mayenne.
- Un grand sec, tout nerfs, tout muscles et tout os, adroit, railleur et taciturne.
- Ah ! ah ! et maniant l'épée ?
- Comme celui qui l'a inventée, monseigneur.
- Figure longue ?
- Monseigneur, il a toutes les figures.
- Ami du prieur ?
- Du temps qu'il était simple moine.
- Oh ! j'ai un soupçon, fit Mayenne en fronçant le sourcil, et je m'éclaircirai.
- Faites vite, monseigneur, car, fendu comme il est, ce gaillard-là doit marcher rondement.
- Borroville, dit Mayenne, vous allez partir pour Soissons, où est mon frère.
- Mais le prieuré, monseigneur ?
- Etes-vous donc si embarrassé, dit Mayneville, de faire une histoire à dom Modeste, et ne croit-il point tout ce que vous voulez lui faire croire ?
- Vous direz à M. de Guise, continua Mayenne, tout ce que vous savez de la mission de M. de Joyeuse.
- Oui, monseigneur.
- Et la Navarre que vous oubliez, Mayenne ? dit la duchesse.
- Je l'oublie si peu que je m'en charge, répondit Mayenne. Qu'on me selle un cheval frais, Mayneville. »
Puis il ajouta tout bas :
« Vivrait-il encore ? Oh ! oui, il doit vivre ! »

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