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Chapitre LIX
Comment aimait une grande dame en l'an de grâce 1586

Les trois coups de sifflet qui, à intervalles égaux, avaient traversé l'espace, étaient bien ceux qui devaient servir de signal au bienheureux Ernauton.
Aussi, quand le jeune homme fut proche de la maison, il trouva dame Fournichon sur la porte, où elle attendait les clients avec un sourire qui la faisait ressembler à une déesse mythologique interprétée par un peintre flamand.
Dame Fournichon maniait encore dans ses grosses mains blanches un écu d'or qu'une autre main aussi blanche, mais plus délicate que la sienne, venait d'y déposer en passant.
Elle regarda Ernauton, et mettant les mains sur ses hanches, remplit la capacité de la porte de manière à rendre tout passage impossible.
Ernauton, de son côté, s'arrêta en homme qui demande à passer.
« Que voulez-vous, monsieur, dit-elle ; qui demandez-vous ?
- Trois coups de sifflet ne sont-ils point partis tout à l'heure de la fenêtre de cette tourelle, bonne dame ?
- Si fait.
- Eh bien, c'est moi que ces trois coups de sifflet appelaient.
- Vous ?
- Oui, moi.
- Alors, c'est différent, si vous me donnez votre parole d'honneur.
- Foi de gentilhomme, ma chère madame Fournichon.
- En ce cas, je vous crois ; entrez, beau cavalier, entrez. »
Et, joyeuse d'avoir enfin une de ces clientèles comme elle les désirait si ardemment pour ce malheureux Rosier d'Amour qui avait été détrôné par le Fier Chevalier, l'hôtesse fit monter Ernauton par l'escalier en limaçon qui conduisait à la plus ornée et à la plus discrète de ses tourelles.
Une petite porte, peinte assez vulgairement, donnait accès dans une sorte d'antichambre, et de cette antichambre on arrivait dans la tourelle même, meublée, décorée, tapissée avec un peu plus de luxe qu'on n'en eût attendu dans ce coin écarté de Paris ; mais, il faut le dire, dame Fournichon avait mis du goût à l'embellissement de cette tourelle, sa favorite, et généralement on réussit dans ce que l'on fait avec amour.
Mme Fournichon avait donc réussi autant qu'il était donné à un assez vulgaire esprit de réussir en pareille matière.
Lorsque le jeune homme entra dans l'antichambre, il sentit une forte odeur de benjoin et d'aloès : c'était un holocauste fait sans doute par la personne un peu trop susceptible, qui, en attendant Ernauton, essayait de combattre, à l'aide de parfums végétaux, les vapeurs culinaires exhalées par la broche et par les casseroles.
Dame Fournichon suivait le jeune homme pas à pas ; elle le poussa de l'escalier dans l'antichambre, et de l'antichambre dans la tourelle avec des yeux tout rapetissés par un clignement anacréontique ; puis elle se retira.
Ernauton resta la main droite à la portière, la main gauche au loquet de la porte, et à demi courbé par son salut.
C'est qu'il venait d'apercevoir dans la voluptueuse demi-teinte de la tourelle, éclairée par une seule bougie de cire rose, une de ces élégantes tournures de femme qui commandent toujours, sinon l'amour, du moins l'attention, quand toutefois ce n'est pas le désir.
Renversée sur des coussins, tout enveloppée de soie et de velours, cette dame, dont le pied mignon pendait à l'extrémité de ce lit de repos, s'occupait de brûler à la bougie le reste d'une petite branche d'aloès, dont elle approchait parfois, pour la respirer, la fumée de son visage, emplissant aussi de cette fumée les plis de son capuchon et ses cheveux, comme si elle eût voulu tout entière se pénétrer de l'enivrante vapeur.
A la manière dont elle jeta le reste de la branche au feu, dont elle abaissa sa robe sur son pied et sa coiffe sur son visage masqué, Ernauton s'aperçut qu'elle l'avait entendu entrer et le savait près d'elle.
Cependant, elle ne s'était point retournée.
Ernauton attendit un instant ; elle ne se retourna point.
« Madame, dit le jeune homme d'une voix qu'il essaya de rendre douce à force de reconnaissance, madame... vous avez fait appeler votre humble serviteur : le voici.
- Ah ! fort bien, dit la dame, asseyez-vous, je vous prie, monsieur Ernauton.
- Pardon, madame, mais je dois avant toute chose vous remercier de l'honneur que vous me faites.
- Ah ! cela est civil, et vous avez raison, monsieur de Carmainges, et cependant vous ne savez pas encore qui vous remerciez, je présume ?
- Madame, dit le jeune homme s'approchant par degrés, vous avez le visage caché sous un masque, la main enfouie sous des gants ; vous venez, au moment même où j'entrais, vous venez de me dérober la vue d'un pied qui, certes, m'eût rendu fou de toute votre personne ; je ne vois rien qui me permette de reconnaître ; je ne puis donc que deviner.
- Et vous devinez qui je suis ?
- Celle que mon coeur désire, celle que mon imagination fait jeune, belle, puissante et riche, trop riche et trop puissante même, pour que je puisse croire que ce qui m'arrive est bien réel, et que je ne rêve pas en ce moment.
- Avez-vous eu beaucoup de peine à entrer ici ? demanda la dame sans répondre directement à ce flot de paroles qui s'échappait du coeur trop plein d'Ernauton.
- Non, madame, l'accès m'en a même été plus facile que je ne l'eusse pensé.
- Pour un homme, tout est facile, c'est vrai ; seulement il n'en est pas de même pour une femme.
- Je regrette bien, madame, toute la peine que vous avez prise, et dont je ne puis que vous offrir mes biens humbles remerciements. »
Mais la dame paraissait déjà avoir passé à une autre pensée.
« Que me disiez-vous, monsieur ? fit-elle négligemment en ôtant son gant, pour montrer une admirable main ronde et effilée à la fois.
- Je vous disais, madame, que, sans avoir vu vos traits, je sais qui vous êtes, et, que, sans crainte de me tromper, je puis dire que je vous aime.
- Alors vous croyez pouvoir répondre que je suis bien celle que vous vous attendiez à trouver ici ?
- A défaut du regard, mon coeur me le dit.
- Donc, vous me connaissez ?
- Je vous connais, oui.
- En vérité, vous, un provincial à peine débarqué, vous connaissez déjà les femmes de Paris ?
- Parmi toutes les femmes de Paris, madame, je n'en connais encore qu'une seule.
- Et celle-là, c'est moi ?
- Je le crois.
- Et à quoi me reconnaissez-vous ?
- A votre voix, à votre grâce, à votre beauté.
- A ma voix, je le comprends, je ne puis le déguiser ; à ma grâce, je puis prendre le mot pour un compliment ; mais à ma beauté, je ne puis admettre la réponse que par hypothèse.
- Pourquoi cela, madame ?
- Sans doute ; vous me reconnaissez à ma beauté, et ma beauté est voilée.
- Elle l'était moins, madame, le jour où, pour vous faire entrer dans Paris, je vous tins si près de moi que votre poitrine effleurait mes épaules, et que votre haleine brûlait mon cou.
- Aussi, à la réception de ma lettre, vous avez deviné que c'était de moi qu'il s'agissait.
- Oh ! non, non, madame, ne le croyez pas. Je n'ai pas eu un seul instant une pareille pensée. J'ai cru que j'étais le jouet de quelque plaisanterie, la victime de quelque erreur ; j'ai pensé que j'étais menacé de quelqu'une de ces catastrophes qu'on appelle des bonnes fortunes, et ce n'est que depuis quelques minutes qu'en vous voyant, en vous touchant... »
Et Ernauton fit le geste de prendre une main qui se retira devant la sienne.
« Assez, dit la dame ; le fait est que j'ai commis une insigne folie.
- Et en quoi, madame, je vous prie ?
- En quoi ! Vous dites que vous me connaissez, et vous me demandez en quoi j'ai fait une folie ?
- Oh ! c'est vrai, madame, et je suis bien petit, bien obscur auprès de Votre Altesse.
- Mais, pour Dieu ! faites-moi donc le plaisir de vous taire, monsieur. N'auriez-vous point d'esprit, par hasard ?
- Qu'ai-je donc fait, madame, au nom du Ciel ? demanda Ernauton effrayé.
- Quoi ! vous me voyez un masque...
- Eh bien ?
- Si je porte un masque, c'est probablement dans l'intention de me déguiser, et vous m'appelez Altesse ? Que n'ouvrez-vous la fenêtre et que ne criez-vous mon nom dans la rue !
- Oh ! pardon, pardon, fit Ernauton en tombant à genoux, mais je croyais à la discrétion de ces murs.
- Il me paraît que vous êtes crédule ?
- Hélas ! madame, je suis amoureux !
- Et vous êtes convaincu que tout d'abord je réponds à cet amour par un amour pareil ? »
Ernauton se leva tout piqué.
« Non, madame, répondit-il.
- Et que croyez-vous ?
- Je crois que vous avez quelque chose d'important à me dire ; que vous n'avez pas voulu me recevoir à l'hôtel de Cuise ou dans votre maison de Bel-Esbat, et que vous avez préféré un entretien secret dans un endroit isolé.
- Vous avez cru cela ?
- Oui.
- Et que pensez-vous que j'aie à vous dire ? Voyons, parlez ; je ne serais point fâchée d'apprécier votre perspicacité. »
Et la dame, sous son insouciance apparente, laissa percer malgré elle une espèce d'inquiétude.
« Mais, que sais-je, moi, répondit Ernauton, quelque chose qui ait rapport à M. de Mayenne, par exemple.
- Est-ce que je n'ai pas mes courriers, monsieur, qui demain soir m'en auront dit plus que vous ne pouvez m'en dire, puisque vous m'avez dit, vous, tout ce que vous en saviez ?
- Peut-être aussi quelque question à me faire sur l'événement de la nuit passée ?
- Ah ! quel événement, et de quoi parlez-vous ? demanda la dame, dont le sein palpitait visiblement.
- Mais de la panique éprouvée par M. d'Epernon de l'arrestation de ces gentilshommes lorrains.
- On a arrêté des gentilshommes lorrains ?
- Une vingtaine, qui se sont trouvés intempestivement sur la route de Vincennes.
- Qui est aussi la route de Soissons, ville où M. de Guise tient garnison, ce me semble. Ah ! au fait, monsieur Ernauton, vous qui êtes de la cour, vous pourriez me dire pourquoi l'on a arrêté ces gentilshommes.
- Moi, de la cour ?
- Sans doute.
- Vous savez cela, madame ?
- Dame ! pour avoir votre adresse, il m'a bien fallu prendre des renseignements, des informations. Mais finissez vos phrases, pour l'amour de Dieu ! Vous avez une déplorable habitude, celle de croiser la conversation ; et qu'est-il résulté de cette échauffourée ?
- Absolument rien, madame, que je sache du moins.
- Alors pourquoi avez-vous pensé que je parlerais d'une chose qui n'a pas eu de résultat ?
- J'ai tort cette fois comme les autres, madame, et j'avoue mon tort.
- Comment, monsieur ! mais de quel pays êtes-vous ?
- D'Agen.
- Comment, monsieur, vous êtes gascon ! car Agen est en Gascogne, je crois ?
- A peu près.
- Vous êtes gascon, et vous n'êtes pas assez vain pour supposer tout simplement que, vous ayant vu, le jour de l'exécution de Salcède, à la porte Saint-Antoine, je vous ai trouvé de galante tournure ? »
Ernauton rougit et se troubla. La dame continua imperturbablement :
« Que je vous ai rencontré dans la rue, et que je vous ai trouvé beau ? »
Ernauton devint pourpre.
« Qu'enfin, porteur d'un message de mon frère Mayenne, vous êtes venu chez moi, et que je vous ai trouvé fort à mon goût ?
- Madame, madame, je ne pense pas cela, Dieu m'en garde !
- Et vous avez tort », répliqua la dame en se retournant vers Ernauton pour la première fois, et en arrêtant sur ses yeux deux yeux flamboyants sous le masque, tandis qu'elle déployait, sous le regard haletant du jeune homme, la séduction d'une taille cambrée, se profilant en lignes arrondies et voluptueuses sur le velours des coussins.
Ernauton joignit les mains.
« Madame ! madame ! s'écria-t-il, vous raillez-vous de moi ?
- Ma foi, non ! reprit-elle du même ton dégagé ; je dis que vous m'avez plu, et c'est la vérité.
- Mon Dieu !
- Mais, vous-même, n'avez-vous pas osé me déclarer que vous m'aimiez ?
- Mais quand je vous ai déclaré cela, je ne savais pas qui vous étiez, madame, et maintenant que je le sais, oh ! je vous demande humblement pardon.
- Allons, voilà maintenant qu'il déraisonne, murmura la dame avec impatience. Mais restez donc ce que vous êtes, monsieur, dites donc ce que vous pensez, ou vous me ferez regretter d'être venue. »
Ernauton tomba à genoux.
« Parlez, madame, dit-il, parlez, que je me persuade que tout ceci n'est point un jeu, et peut-être oserai-je enfin vous répondre.
- Soit. Voici mes projets sur vous, dit la dame en repoussant Ernauton, tandis qu'elle arrangeait symétriquement les plis de sa robe. J'ai du goût pour vous, mais je ne vous connais pas encore. Je n'ai pas l'habitude de résister à mes fantaisies, mais je n'ai pas la sottise de commettre des erreurs. Si nous eussions été égaux, je vous eusse reçu chez moi et étudié à mon aise avant que vous eussiez même soupçonné mes intentions à votre égard. La chose était impossible ; il a fallu s'arranger autrement et brusquer l'entrevue. Maintenant vous savez à quoi vous en tenir sur moi. Devenez digne de moi, c'est tout ce que je vous recommande. »
Ernauton se confondit en protestations.
« Oh ! moins de chaleur, monsieur de Carmainges, je vous prie, dit la dame avec nonchalance ; ce n'est pas la peine. Peut-être est-ce votre nom seulement qui m'a frappée la première fois que nous nous rencontrâmes, et qui m'a plu. Après tout, je crois bien décidément que je n'ai pour vous qu'un caprice et que cela se passera. Cependant, n'allez pas vous croire trop loin de la perfection et désespérer. Je ne peux pas souffrir les gens parfaits. Oh ! j'adore les gens dévoués, par exemple. Retenez bien ceci, je vous le permets, beau cavalier. »
Ernauton était hors de lui. Ce langage hautain, ces gestes pleins de volupté et de mollesse, cette orgueilleuse supériorité, cet abandon vis-à-vis de lui, enfin, d'une personne aussi illustre, le plongeaient à la fois dans les délices et dans les terreurs les plus extrêmes.
Il s'assit près de sa belle et fière maîtresse, qui le laissa faire, puis il essaya de passer son bras derrière les coussins qui la soutenaient.
« Monsieur, dit-elle, il paraît que vous m'avez entendue, mais que vous ne m'avez pas comprise. Pas de familiarité, je vous prie ; restons chacun à notre place. Il est sûr qu'un jour je vous donnerai le droit de me nommer vôtre, mais ce droit vous ne l'avez pas encore. »
Ernauton se releva pâle et dépité.
« Excusez-moi, madame, dit-il. Il paraît que je ne fais que des sottises ; cela est tout simple : je ne suis point fait encore aux habitudes de Paris. Chez nous, en Province, à deux cents lieues d'ici, cela est vrai, une femme, lorsqu'elle dit : « J'aime », aime et ne se refuse pas. Elle ne prend point le prétexte de ses paroles pour humilier un homme à ses pieds. C'est votre usage comme Parisienne, c'est votre droit comme princesse. J'accepte tout cela. Seulement, que voulez-vous, l'habitude me manquait, l'habitude me viendra. »
La dame écouta en silence. Il était visible qu'elle continuait d'observer attentivement Ernauton, pour savoir si son dépit aboutirait à une réelle colère.
« Ah ! ah ! vous vous fâchez, je crois, dit-elle superbement.
- Je me fâche, en effet, madame, mais c'est contre moi-même, car j'ai pour vous, moi, madame, non pas un caprice passager, mais de l'amour, un amour très véritable et très pur. Je ne cherche pas votre personne, car je vous désirerais, s'il en était ainsi : voilà tout ; mais je cherche à obtenir votre coeur. Aussi, ne me pardonnerai-je jamais, madame, d'avoir aujourd'hui, par des impertinences, compromis le respect que je vous dois, respect que je ne changerai en amour, madame, qu'alors que vous me l'ordonnerez. Trouvez bon, seulement, madame, qu'à partir de ce moment j'attende vos ordres.
- Allons, allons, dit la dame, n'exagérons rien, monsieur de Carmainges : voilà que vous êtes tout glacé après avoir été tout flamme.
- Il me semble, cependant, madame...
- Eh ! monsieur, ne dites donc jamais à une femme que vous l'aimerez comme vous voudrez, c'est maladroit ; montrez-lui que vous l'aimerez comme elle le voudra, à la bonne heure !
- C'est ce que j'ai dit, madame.
- Oui, mais ce que vous ne pensez pas.
- Je m'incline devant votre supériorité, madame.
- Trêve de politesses, il me répugnerait de faire ici la reine. Tenez, voici ma main, prenez-la, c'est celle d'une simple femme : seulement elle est plus brûlante et plus animée que la vôtre. »
Ernauton prit respectueusement cette belle main.
« Eh bien, dit la duchesse.
- Eh bien ?
- Vous ne la baisez pas ? êtes-vous fou ? et avez-vous juré de me mettre en fureur ?
- Mais, tout à l'heure...
- Tout à l'heure je vous la retirais, tandis que maintenant...
- Maintenant ?
- Et maintenant je vous la donne. »
Ernauton baisa la main avec tant d'obéissance, qu'on la lui retira aussitôt.
« Vous voyez bien, dit le jeune homme, encore une leçon !
- J'ai donc eu tort ?
- Assurément, vous me faites bondir d'un extrême à l'autre ; la crainte finira par tuer la passion. Je continuerai de vous adorer à genoux, c'est vrai ; mais je n'aurai pour vous ni amour ni confiance.
- Oh ! je ne veux pas de cela, dit la dame d'un ton enjoué, car vous seriez un triste amant, et ce n'est point ainsi que je les aime, je vous en préviens. Non, restez naturel, restez vous, soyez monsieur Ernauton de Carmainges, pas autre chose. J'ai mes manies. Eh ! mon Dieu ! ne m'avez-vous pas dit que j'étais belle ? Toute belle femme a ses manies : respectez-en beaucoup, brusquez-en quelques-unes, ne me craignez pas surtout, et quand je dirai au trop bouillant Ernauton : "Calmez-vous", qu'il consulte mes yeux, jamais ma voix. »
A ces mots elle se leva.
Il était temps : le jeune homme, rendu à son délire, l'avait saisie entre ses bras, et le masque de la duchesse effleura un instant les lèvres d'Ernauton ; mais ce fut alors qu'elle prouva la profonde vérité de ce qu'elle avait dit, car, à travers son masque, ses yeux lancèrent un éclair froid et blanc comme le sinistre avant-coureur des orages.
Ce regard imposa tellement à Carmainges, qu'il laissa tomber ses bras et que tout son feu s'éteignit.
« Allons, dit la duchesse, c'est bien, nous nous reverrons. Décidément, vous me plaisez, monsieur de Carmainges. »
Ernauton s'inclina.
« Quand êtes-vous libre ? demanda-t-elle négligemment.
- Hélas ! assez rarement, madame, répondit Ernauton.
- Ah ! oui, je comprends, ce service est fatigant, n'est-ce pas ?
- Quel service ?
- Mais celui que vous faites près du roi. Est-ce que vous n'êtes pas d'une garde quelconque de Sa Majesté ?
- C'est-à-dire, madame, que je fais partie d'un corps de gentilshommes.
- C'est cela que je veux dire ; et ces gentilshommes sont gascons, je crois ?
- Tous, oui, madame.
- Combien sont-ils donc ? on me l'a dit, je l'ai oublié.
- Quarante-cinq.
- Quel singulier compte.
- Cela s'est trouvé ainsi.
- Est-ce un calcul ?
- Je ne crois pas ; le hasard se sera chargé de l'addition.
- Et ces quarante-cinq gentilshommes ne quittent pas le roi, dites-vous ?
- Je n'ai point dit que nous ne quittions point Sa Majesté, madame.
- Ah ! pardon, je croyais vous l'avoir entendu dire. Au moins disiez-vous que vous aviez peu de liberté.
- C'est vrai, j'ai peu de liberté, madame, parce que le jour, nous sommes de service pour les sorties de Sa Majesté ou pour ses chasses, et que, le soir, on nous consigne au Louvre.
- Le soir ?
- Oui.
- Tous les soirs ?
- Presque tous.
- Voyez donc ce qui fût arrivé si ce soir, par exemple, cette consigne vous avait retenu ! Moi qui vous attendais, moi qui eusse ignoré le motif qui vous empêchait de venir, n'aurais-je pas pu croire que mes avances étaient méprisées ?
- Ah ! madame, maintenant, pour vous voir, je risquerai tout, je vous jure.
- C'est inutile, et ce serait absurde, je ne le veux pas.
- Mais alors ?
- Faites votre service ; c'est à moi de m'arranger là-dessus, moi qui suis toujours libre et maîtresse de ma vie.
- Oh ! que de bontés, madame !
- Mais tout cela ne m'explique pas, continua la duchesse avec son insinuant sourire, comment, ce soir, vous vous êtes trouvé libre et comment vous êtes venu ?
- Ce soir, madame, j'avais médité déjà de demander une permission à M. de Loignac, notre capitaine, qui me veut du bien, quand l'ordre est venu de donner toute la nuit aux Quarante-Cinq.
- Ah ! cet ordre est venu ?
- Oui.
- Et à quel propos cette bonne chance ?
- Comme récompense, je crois, madame, d'un service assez fatigant que nous avons fait hier à Vincennes.
- Ah ! fort bien, dit la duchesse.
- Ainsi, voilà à quelles circonstances je dois, madame, le bonheur de vous voir ce soir tout à mon aise.
- Eh bien, écoutez, Carmainges, dit la duchesse avec une douce familiarité qui emplit de joie le coeur du jeune homme, voici ce que vous allez faire : chaque fois que vous croirez être libre, prévenez l'hôtesse par un billet ; tous les jours un homme à moi passera chez elle.
- Oh ! mon Dieu ! mais c'est trop de bontés, madame. »
La duchesse posa sa main sur le bras d'Ernauton.
« Attendez donc, dit-elle.
- Qu'y a-t-il, madame ?
- Ce bruit, d'où vient-il ? »
En effet, un bruit d'éperons, de voix, de portes heurtées, d'exclamations joyeuses, montait de la salle d'en bas, comme l'écho d'une invasion.
Ernauton passa sa tête par la porte qui donnait dans l'antichambre. « Ce sont mes compagnons, dit-il, qui viennent ici fêter le congé que leur a donné M. de Loignac.
- Mais par quel hasard ici, justement en cette hôtellerie où nous sommes ?
- Parce que c'est justement au Fier Chevalier, madame, que le rendez-vous d'arrivée a été donné ; parce que, de ce jour bienheureux de leur entrée dans la capitale, mes compagnons ont pris en affection le vin et les pâtés de maître Fournichon, et quelques-uns même les tourelles de madame.
- Oh ! fit la duchesse avec un malicieux sourire, vous parlez bien expertement, monsieur, de ces tourelles.
- C'est la première fois, sur mon honneur, qu'il m'arrive d'y pénétrer, madame. Mais vous, vous qui les avez choisies ? osa-t-il dire.
- J'ai choisi, et vous allez comprendre facilement cela : j'ai choisi le lieu le plus désert de Paris, un endroit près de la rivière, près du grand rempart, un endroit où personne ne peut me reconnaître, ni soupçonner que je puisse aller ; mais, mon Dieu ! qu'ils sont donc bruyants, vos compagnons », ajouta la duchesse.
En effet, le vacarme de l'entrée devenait un infernal ouragan ; le bruit des exploits de la veille, les forfanteries, le bruit des écus d'or et le cliquetis des verres, présageaient l'orage au grand complet.
Tout à coup on entendit un bruit de pas dans le petit escalier qui conduisait à la tourelle, et la voix de dame Fournichon cria d'en bas :
« Monsieur de Sainte-Maline ! monsieur de Sainte-Maline !
- Eh bien ? répondit la voix du jeune homme.
- N'allez pas là-haut, monsieur de Sainte-Maline, je vous en supplie.
- Bon ! et pourquoi pas, chère dame Fournichon ? toute la maison n'est-elle pas à nous, ce soir ?
- Toute la maison, soit, mais pas les tourelles.
- Bah ! les tourelles sont de la maison, crièrent cinq ou six autres voix, parmi lesquelles Ernauton reconnut celles de Perducas de Pincorney et d'Eustache de Miradoux.
- Non, les tourelles n'en sont pas, continuait dame Fournichon, les tourelles font exception, les tourelles sont à moi ; ne dérangez pas mes locataires.
- Madame Fournichon, dit Sainte-Maline, je suis votre locataire aussi, moi, ne me dérangez donc pas.
- Sainte-Maline ! murmura Ernauton inquiet, car il connaissait les mauvais penchants et l'audace de cet homme.
- Mais, par grâce ! répéta Mme Fournichon.
- Madame Fournichon, dit Sainte-Maline, il est minuit, à neuf heures, tous les feux doivent être éteints, et je vois un feu dans votre tourelle ; il n'y a que les mauvais serviteurs du roi qui transgressent les édits du roi ; je veux connaître quels sont ces mauvais serviteurs. »
Et Sainte-Maline continua d'avancer, suivi de plusieurs Gascons, dont les pas s'emboîtaient dans les siens.
« Mon Dieu ! s'écria la duchesse, mon Dieu ! monsieur de Carmainges, est-ce que ces gens-là oseraient entrer ici ?
- En tout cas, madame, s'ils osaient, je suis là, et je puis vous dire d'avance, madame : n'ayez aucune crainte.
- Oh ! mais ils enfoncent les portes, monsieur. »
En effet, Sainte-Maline, trop avancé pour reculer maintenant, heurtait si violemment à cette porte, qu'elle se brisa en deux : elle était d'un sapin que Mme Fournichon n'avait pas jugé à propos d'éprouver, elle dont le respect pour les amours allait jusqu'au fanatisme.

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