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Chapitre LXX
La fuite

Henri, sans perdre de temps à rassurer Diane, l'emporta hors de la maison, et voulut la placer avec lui sur son cheval.
Mais elle, avec un mouvement d'invincible répugnance, glissa hors de cet anneau vivant, et fut reçue par Remy, qui l'assit sur le cheval préparé pour elle.
« Oh ! que faites-vous, madame, dit Henri, et comment comprenez-vous mon coeur ? Il ne s'agit pas pour moi, croyez-le bien, du plaisir de vous serrer dans mes bras, de vous presser sur ma poitrine d'homme, quoique, pour cette faveur, je fusse prêt à sacrifier ma vie ; il s'agit de fuir plus rapide que l'oiseau. Eh ! tenez, tenez, les voyez-vous, les oiseaux qui fuient. » En effet, dans le crépuscule à peine naissant encore, on voyait des nuées de courlis et de pigeons traverser l'espace d'un vol rapide et effaré, et, dans la nuit, domaine ordinaire de la chauve-souris silencieuse, ces vols bruyants, favorisés par la sombre rafale, avaient quelque chose de sinistre à l'oreille, d'éblouissant aux yeux.
Diane ne répondait rien, mais, comme elle était en selle, elle poussa son cheval en avant sans détourner la tête.
Mais son cheval et celui de Remy, forcés de marcher depuis deux jours, étaient bien fatigués.
A chaque instant Henri se retournait, et voyant qu'ils ne pouvaient le suivre :
« Voyez madame, disait-il, comme mon cheval devance les vôtres, et pourtant je le retiens des deux mains ; par grâce, madame, tandis qu'il en est temps encore, je ne vous demande plus de vous emporter dans mes bras, mais prenez mon cheval et laissez-moi le vôtre.
- Merci, monsieur, répondit la voyageuse de sa voix toujours calme, et sans que la moindre altération se trahît dans son accent.
- Mais, madame, s'écriait Henri en jetant derrière lui des regards désespérés, l'eau nous gagne ! entendez-vous ! entendez-vous ! »
En effet, un craquement horrible se faisait entendre en ce moment même ; c'était la digue d'un village que venait d'envahir l'inondation : madriers, supports, terrasses avaient cédé, un double rang de pilotis s'était brisé avec le fracas du tonnerre, et l'eau, grondant sur toutes ces ruines, commençait d'envahir un bois de chênes dont on voyait frissonner les cimes, et dont on en entendait craquer les branches comme si tout un vol de démons passait sous sa feuillée.
Les arbres déracinés, s'entrechoquant aux pieux, les bois des maisons écroulées flottant à la surface de l'eau ; les hennissements et les cris lointains des hommes et des chevaux, entraînés par l'inondation, formaient un concert de sons si étranges et si lugubres, que le frisson qui agitait Henri passa jusqu'à l'impassible, l'indomptable coeur de Diane.
Elle aiguillonna son cheval, et son cheval, comme s'il eût senti lui-même l'imminence du danger, redoubla d'efforts pour s'y soustraire.
Mais l'eau gagnait, gagnait toujours, et, avant dix minutes il était évident qu'elle aurait rejoint les voyageurs.
A chaque instant Henri s'arrêtait pour attendre ses compagnons, et alors il leur criait :
« Plus vite, madame ! par grâce, plus vite ! l'eau s'avance, l'eau accourt ! la voici ! »
Elle arrivait, en effet, écumeuse, tourbillonnante, irritée ; elle emporta comme une plume la maison dans laquelle Remy avait abrité sa maîtresse ; elle souleva comme une paille la barque attachée aux rives du ruisseau, et, majestueuse, immense, roulant ses anneaux comme ceux d'un serpent, elle arriva, pareille à un mur, derrière les chevaux de Remy et de Diane.
Henri jeta un cri d'épouvante et revint sur l'eau, comme s'il eût voulu la combattre.
« Mais vous voyez bien que vous êtes perdue ! hurla-t-il, désespéré. Allons, madame, il est encore temps peut-être, descendez, venez avec moi, venez !
- Non, monsieur, dit-elle.
- Mais, dans une minute il sera trop tard ; regardez, regardez donc ! »
Diane détourna la tête ; l'eau était à cinquante pas à peine. « Que mon sort s'accomplisse ! dit-elle ; vous, monsieur, fuyez ! fuyez ! »           Le cheval de Remy, épuisé, buta des deux jambes de devant et ne put se relever, malgré les efforts de son cavalier.
« Sauvez-la ! sauvez-la ! fût-ce malgré elle », s'écria Remy.
Et en même temps, comme il se dégageait des étriers, l'eau s'écroula comme un gigantesque monument sur la tête du fidèle serviteur.
Sa maîtresse, à cette vue, poussa un cri terrible et s'élança en bas de sa monture, résolue à mourir avec Remy.
Mais Henri voyant son intention s'était élancé en même temps qu'elle ; il la saisit en enveloppant sa taille avec son bras droit ; et, remontant sur son cheval, il partit comme un trait.
« Remy, Remy ! criait Diane, les bras étendus de son côté ; Remy ! »
Un cri lui répondit, Remy était revenu à la surface de l'eau, et, avec cet espoir indomptable, bien qu'insensé, qui accompagne le mourant jusqu'au bout de son agonie, il nageait, soutenu par une poutre.
A côté de lui passa son cheval, battant l'eau désespérément avec ses pieds de devant, tandis que le flot gagnait le cheval de sa maîtresse, et que, devant le flot, à vingt pas tout au plus, Henri et sa compagne ne couraient pas, mais volaient sur le troisième cheval, fou de terreur.
Remy ne regrettait plus la vie, puisqu'il espérait, en mourant, que celle qu'il aimait uniquement serait sauvée.
« Adieu, madame, adieu ! cria-t-il ; je pars le premier, et je vais dire à celui qui nous attend que vous vivez pour... »
Remy n'acheva point ; une montagne d'eau passa sur sa tête et alla s'écrouler jusque sous les pieds du cheval de Henri.
« Remy, Remy ! cria Diane ; Remy ! je veux mourir avec toi ! Monsieur, je veux l'attendre ; monsieur, je veux mettre pied à terre ; au nom du Dieu vivant, je le veux ! »
Elle prononça ces paroles avec tant d'énergie et de sauvage autorité, que le jeune homme desserra ses bras et la laissa glisser à terre, en disant :
« Bien, madame, nous mourrons ici tous trois ; merci à vous qui me faites cette joie que je n'eusse jamais espérée. » Et comme il disait ces mots en retenant son cheval, l'eau bondissante l'atteignit, comme elle avait atteint Remy ; mais, par un dernier effort d'amour, il retint par le bras la jeune femme qui avait mis pied à terre.
Le flot les envahit, la lame furieuse les roula durant quelques secondes pêle-mêle avec d'autres débris.
C'était un spectacle sublime que le sang-froid de cet homme, si jeune et si dévoué, dont le buste tout entier dominait le flot, tandis qu'il soutenait sa compagne de la main, et que ses genoux, guidant les derniers efforts du cheval expirant, cherchaient à utiliser jusqu'aux suprêmes efforts de son agonie.
Il y eut un moment de lutte terrible, pendant lequel Diane, soutenue par la main droite de Henri, continuait de dépasser de la tête le niveau de l'eau, tandis que, de la main gauche, Henri écartait les bois flottants et les cadavres dont le choc eût submergé ou écrasé son cheval.
Un de ces corps flottants, en passant près d'eux, cria ou plutôt soupira :
« Adieu ! madame, adieu !
- Par le Ciel ! s'écria le jeune homme, c'est Remy ! eh bien, toi aussi, je te sauverai. »
Et, sans calculer le danger de ce surcroît de pesanteur, il saisit la manche de Remy, l'attira sur sa cuisse gauche et le fit respirer librement.
Mais en même temps le cheval, épuisé du triple poids, s'enfonçait jusqu'au cou, puis jusqu'aux yeux ; enfin, les jarrets brisés, pliant sous lui, il disparut tout à fait.
« Il faut mourir ! murmura Henri. Mon Dieu ! prends ma vie, elle fut pure. Vous, madame, ajouta-t-il, recevez mon âme, elle était à vous ! »
En ce moment, Henri sentit que Remy lui échappait ; il ne fit aucune résistance pour le retenir ; toute résistance était inutile.
Son seul soin fut de soutenir Diane au-dessus de l'eau pour qu'elle, au moins, mourût la dernière, et qu'il se pût dire à lui-même, à son dernier moment, qu'il avait fait tout ce qu'il avait pu pour la disputer à la mort.
Tout à coup, et comme il ne songeait plus qu'à mourir lui-même, un cri de joie retentit à ses côtés.
Il se retourna et vit Remy qui venait d'atteindre une barque.
Cette barque était celle de la petite maison que nous avons vu soulever par l'eau ; l'eau l'avait entraînée, et Remy, qui avait repris ses forces, grâce au secours que lui avait porté Henri, Remy, la voyant passer à sa portée, s'était détaché du groupe, haletant, et en deux brassées l'avait atteinte.
Ses deux rames étaient attachées à son bordage, une gaffe roulait au fond.
Il tendit la gaffe à Henri, qui la saisit, entraînant avec lui Diane, qu'il souleva par-dessus ses épaules et que Remy reprit de ses mains.
Puis, lui-même, saisissant le rebord de la barque, il monta près d'eux. Les premiers rayons du jour naissaient, montrant les plaines inondées, et la barque se balançant comme un atome sur cet océan tout couvert de débris.
A deux cents pas à peu près, vers la gauche, s'élevait une petite colline qui, entièrement entourée d'eau, semblait une île au milieu de la mer.
Henri saisit les avirons et rama du côté de la colline, vers laquelle d'ailleurs le courant les portait.
Remy prit la gaffe, et, debout à l'avant, s'occupa d'écarter les poutres et les madriers contre lesquels la barque pouvait se heurter.
Grâce à la force de Henri, grâce à l'adresse de Remy, on aborda ou plutôt on fut jeté contre la colline.
Remy sauta à terre et saisit la chaîne de la barque, qu'il tira vers lui.
Henri s'avança pour prendre Diane entre ses bras, mais elle étendit la main, et, se levant seule, elle sauta à terre.
Henri poussa un soupir ; un instant il eut l'idée de se rejeter dans l'abîme et de mourir à ses yeux ; mais un irrésistible sentiment l'enchaînait à la vie tant qu'il voyait cette femme, dont il avait si longtemps désiré la présence sans l'obtenir jamais.
Il tira la barque à terre et alla s'asseoir à dix pas de Diane et de Remy, livide, dégouttant d'une eau qui s'échappait de ses habits, plus douloureuse que le sang.
Ils étaient sauvés du danger le plus pressant, c'est-à-dire de l'eau ; l'inondation, si forte qu'elle fût, ne monterait jamais à la hauteur de la colline.
Au-dessous d'eux, dès lors, ils pouvaient contempler cette grande colère des flots, qui n'a de colère au-dessus d'elle que celle de Dieu. Henri regardait passer cette eau rapide, grondante, qui charriait des amas de cadavres français, près d'eux, leurs chevaux et leurs armes.
Remy ressentait une vive douleur à l'épaule, un madrier flottant l'avait atteint au moment où son cheval s'était dérobé sous lui.
Quant à sa compagne, à part le froid qu'elle éprouvait, elle n'avait aucune blessure ; Henri l'avait garantie de tout ce dont il était en son pouvoir de la garantir.
Henri fut bien surpris de voir que ces deux êtres si miraculeusement échappés à la mort ne remerciaient que lui, et n'avaient pas eu pour Dieu, premier auteur de leur salut, une seule action de grâces.
La jeune femme fut debout la première ; elle remarqua qu'au fond de l'horizon, du côté de l'occident, on apercevait quelque chose comme des feux à travers la brume.
Il va sans dire que ces feux brûlaient sur un point élevé que l'inondation n'avait pu atteindre.
Autant qu'on pouvait en juger au milieu de ce froid crépuscule qui succédait à la nuit, ces feux étaient distants d'une lieue environs.
Remy s'avança sur le point de la colline qui se prolongeait du côté de ces feux, et il revint dire qu'il croyait qu'à mille pas à peu près de l'endroit où l'on avait pris terre, commençait une espèce de jetée qui s'avançait en droite ligne vers les feux.
Ce qui faisait croire Remy à une jetée, ou tout au moins à un chemin c'était une double ligne d'arbres, directe et régulière.
Henri fit à son tour ses observations, qui se trouvèrent concorder avec celles de Remy ; mais cependant il fallait, dans cette circonstance, donner beaucoup au hasard.
L'eau, entraînée sur la déclivité de la plaine, les avait rejetés à gauche de leur route en leur faisant décrire un angle considérable : cette dérivation, ajoutée à la course insensée des chevaux, leur ôtait tout moyen de s'orienter.
Il est vrai que le jour venait, mais nuageux et tout chargé de brouillard ; dans un temps clair, et sous un ciel pur, on eût aperçu le clocher de Malines, dont on ne devait être éloigné que de deux lieues à peu près.
« Eh bien, monsieur le comte, demanda Remy, que pensez-vous de ces feux ?
- Ces feux, qui semblent vous annoncer, à vous, un abri hospitalier, me semblent menaçants, à moi, et je m'en défie.
- Et pourquoi cela ?
- Remy, dit Henri en baissant la voix, voyez tous ces cadavres : tous sont français, pas un flamand ; ils nous annoncent un grand désastre : les digues ont été rompues pour achever de détruire l'armée française, si elle a été vaincue ; pour détruire l'effet de sa victoire, si elle a triomphé. Pourquoi ces feux ne seraient-ils pas aussi bien allumés par des ennemis que par des amis, ou pourquoi ne seraient-ils pas tout simplement une ruse ayant pour but d'attirer les fugitifs ?
- Cependant, dit Remy, nous ne pouvons demeurer ici : le froid et la faim tueraient ma maîtresse.
- Vous avez raison, Remy, dit le comte ; demeurez ici avec madame ; moi, je vais gagner la jetée, et je viendrai vous rapporter des nouvelles.
- Non, monsieur, dit Diane, vous ne vous exposerez pas seul : nous nous sommes sauvés tous ensemble, nous mourrons tous ensemble. Remy, votre bras, je suis prête. »
Chacune des paroles de cette étrange créature avait un accent irrésistible d'autorité, auquel personne n'avait l'idée de résister un seul instant.
Henri s'inclina et marcha le premier.
L'inondation était plus calme ; la jetée, qui venait aboutir à la colline, formait une espèce d'anse où l'eau s'endormait. Tous trois montèrent dans le petit bateau, et le bateau fut lancé de nouveau au milieu des débris et des cadavres flottants. Un quart d'heure après ils abordaient à la jetée.
Ils assurèrent la chaîne du bateau au pied d'un arbre, prirent terre de nouveau, suivirent la jetée pendant une heure à peu près, et arrivèrent à un groupe de cabanes flamandes au milieu duquel, sur une place plantée de tilleuls, étaient réunis, autour d'un grand feu, deux ou trois cents soldats au-dessus desquels flottaient les plis d'une bannière française.
Tout à coup la sentinelle, placée à cent pas à peu près du bivouac, aviva la mèche de son mousquet en criant :
« Qui vive ?
- France », répondit du Bouchage.
Puis se retournant vers Diane :
« Maintenant, madame, dit-il, vous êtes sauvée ; je reconnais le guidon des gendarmes d'Aunis, corps de noblesse dans lequel j'ai des amis. »
Au cri de la sentinelle et à la réponse du comte, quelques gendarmes accoururent en effet au-devant des nouveaux venus, deux fois bien accueillis au milieu de ce désastre terrible, d'abord parce qu'ils survivaient au désastre, ensuite parce qu'ils étaient des compatriotes.
Henri se fit reconnaître tant personnellement qu'en nommant son frère. Il fut ardemment questionné et raconta de quelle façon miraculeuse lui et ses compagnons avaient échappé à la mort, mais sans rien dire autre chose.
Remy et sa maîtresse s'assirent silencieusement dans un coin ; Henri les alla chercher pour les inviter à s'approcher du feu.
Tous deux étaient encore ruisselants d'eau.
« Madame, dit-il, vous serez respectée ici comme dans votre maison : je me suis permis de dire que vous étiez une de mes parentes, pardonnez-moi. »
Et sans attendre les remerciements de ceux auxquels il avait sauvé la vie, Henri s'éloigna pour rejoindre les officiers qui l'attendaient.
Remy et Diane échangèrent un regard qui, s'il eût été vu du comte, eût été le remerciement si bien mérité de son courage et de sa délicatesse.
Les gendarmes d'Aunis auxquels nos fugitifs venaient de demander l'hospitalité s'étaient retirés en bon ordre après la déroute et le sauve-qui-peut des chefs.
Partout où il y a homogénéité de position, identité de sentiment et habitude de vivre ensemble, il n'est point rare de voir la spontanéité dans l'exécution après l'unité dans la pensée.
C'est ce qui était arrivé cette nuit même aux gendarmes d'Aunis.
Voyant leurs chefs les abandonner et les autres régiments chercher différents partis pour leur salut, ils s'entre-regardèrent, serrèrent leurs rangs au lieu de les rompre, mirent leurs chevaux au galop, et sous la conduite d'un de leurs enseignes, qu'ils aimaient fort à cause de sa bravoure, et qu'ils respectaient à un degré égal à cause de sa naissance, ils prirent la route de Bruxelles.
Comme tous les acteurs de cette terrible scène, ils virent tous les progrès de l'inondation, et furent poursuivis par les eaux furieuses ; mais le bonheur voulut qu'ils rencontrassent sur leur chemin le bourg dont nous avons parlé, position forte à la fois contre les hommes et contre les éléments.
Les habitants, sachant qu'ils étaient en sûreté, n'avaient pas quitté leurs maisons, à part les femmes, les vieillards et les enfants, qu'ils avaient envoyés à la ville ; aussi les gendarmes d'Aunis, en arrivant, trouvèrent-ils de la résistance ; mais la mort hurlait derrière eux : ils attaquèrent en hommes désespérés, triomphèrent de tous les obstacles, perdirent dix hommes à l'attaque de la chaussée, mais se logèrent et firent décamper les Flamands.
Une heure après, le bourg était entièrement cerné par les eaux, excepté du côté de cette chaussée par laquelle nous avons vu aborder Henri et ses compagnons. Tel fut le récit que firent à du Bouchage les gendarmes d'Aunis.
« Et le reste de l'armée ? demanda Henri.
- Regardez, répondit l'enseigne, à chaque instant passent des cadavres qui répondent à votre question.
- Mais... mais mon frère ? hasarda du Bouchage d'une voix étranglée.
- Hélas ! monsieur le comte, nous ne pouvons vous en donner des nouvelles certaines ; il s'est battu comme un lion ; trois fois nous l'avons tiré du feu. Il est certain qu'il avait survécu à la bataille, mais à l'inondation nous ne pouvons le dire. »
Henri baissa la tête, et s'abîma dans d'amères réflexions ; puis tout à coup :
« Et le duc ? » demanda-t-il.
L'enseigne se pencha vers Henri, et à voix basse :
« Comte, dit-il, le duc s'était sauvé des premiers. Il était monté sur un cheval blanc sans aucune tache qu'une étoile noire au front. Eh bien, tout à l'heure, nous avons vu passer le cheval au milieu d'un amas de débris ; la jambe d'un cavalier était prise dans l'étrier et surnageait à la hauteur de la selle.
- Grand Dieu ! s'écria Henri.
- Grand Dieu ! murmura Remy, qui, à ces mots du comte : "Et le duc ?" s'étant levé, venait d'entendre ce récit, et dont les yeux se reportèrent vivement sur sa pâle compagne.
- Après ? demanda le comte.
- Oui, après ? balbutia Remy.
- Eh bien, dans le remous que formait l'eau à l'angle de cette digue, un de mes hommes s'aventura pour saisir les rênes flottantes du cheval ; il l'atteignit, souleva l'animal expiré. Nous vîmes alors apparaître la botte blanche et l'éperon d'or que portait le duc. Mais, au même instant, l'eau s'enfla comme si elle se fût indignée de se voir arracher sa proie. Mon gendarme lâcha prise pour n'être point entraîné, et tout disparut. Nous n'aurons pas même la consolation de donner une sépulture chrétienne à notre prince.
- Mort ! mort ! lui aussi, l'héritier de la couronne, quel désastre ! »
Remy se retourna vers sa compagne, et avec une expression facile à rendre :
« Il est mort, madame ! dit-il ; vous voyez.
- Soit loué le Seigneur qui m'épargne un crime ! répondit-elle, en levant en signe de reconnaissance les mains et les yeux au ciel.
- Oui, mais il nous enlève la vengeance, répondit Remy.
- Dieu a toujours le droit de se souvenir. La vengeance n'appartient à l'homme que lorsque Dieu oublie. »
Le comte voyait avec une espèce d'effroi cette exaltation des deux étranges personnages qu'il avait sauvés de la mort : il les observait de loin de l'oeil et cherchait inutilement, pour se faire une idée de leurs désirs ou de leurs craintes, à commenter leurs gestes et l'expression de leurs physionomies.
La voix de l'enseigne le tira de sa contemplation.
« Mais vous-même, comte, demanda celui-ci, qu'allez-vous faire ? »
Le comte tressaillit.
« Moi ? dit-il.
- Oui, vous.
- J'attendrai ici que le corps de mon frère passe devant moi, répliqua le jeune homme avec l'accent d'un sombre désespoir : alors, moi aussi je tâcherai de l'attirer à terre pour lui donner une sépulture chrétienne, et, croyez-moi, une fois que je le tiendrai, je ne l'abandonnerai pas. »
Ces mots sinistres furent entendus de Remy, et il adressa au jeune homme un regard plein d'affectueux reproches.
Quant à Diane, depuis que l'enseigne avait annoncé cette mort du duc d'Anjou, elle n'entendait plus rien, elle priait.

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