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Chapitre LXXX
Les deux compères

Chicot, à cette annonce, s'était assis, et, selon son habitude, tournait impertinemment le dos à la porte, et son oeil à demi voilé se plongeait dans une de ces méditations intérieures qui lui étaient si habituelles, quand les premiers mots que prononça le messager des Guises le firent tressaillir.
En conséquence, il rouvrit l'oeil.
Heureusement, ou malheureusement, le roi, occupé du nouveau venu, ne fit point attention à cette manifestation toujours effrayante de la part de Chicot.
Le messager se trouvait placé à dix pas du fauteuil dans lequel Chicot s'était blotti, et comme le profil de Chicot dépassait à peine les garnitures du fauteuil, l'oeil de Chicot voyait le messager tout entier, tandis que le messager ne pouvait voir que l'oeil de Chicot.
« Vous venez de la Lorraine ? demanda le roi à ce messager, dont la taille était assez noble et la mine assez guerrière.
- Non pas, Sire, mais de Soissons, où M. le duc, qui n'a pas quitté cette ville depuis un mois, m'a remis cette lettre que j'ai l'honneur de déposer aux pieds de Votre Majesté. »
L'oeil de Chicot étincelait et ne perdait pas un geste du nouveau venu, comme ses oreilles n'en perdaient pas une parole.
Le messager ouvrit son buffle fermé par des agrafes d'argent, et tira d'une poche de cuir doublée de soie, placée sur le coeur, non pas une lettre, mais deux lettres, car l'une entraîna l'autre, à laquelle elle s'était attachée par la cire de son cachet, de sorte que, comme le capitaine n'en tirait qu'une, la seconde ne tomba pas moins sur le tapis.
L'oeil de Chicot suivit cette lettre au vol, comme l'oeil du chat suit le vol de l'oiseau.
Il vit aussi, à la chute inattendue de cette lettre, la rougeur se répandre sur les joues du messager, son embarras pour la ramasser, comme pour donner la première au roi.
Mais Henri ne vit rien, lui ; Henri, modèle de confiance, c'était son heure, ne fit attention à rien. Il ouvrit seulement celle des deux lettres qu'on voulait bien lui offrir, et lut.
De son côté, le messager, voyant le roi absorbé dans sa lecture, s'absorba dans la contemplation du roi, sur le visage duquel il semblait chercher le reflet de toutes les pensées que cette intéressante lecture pouvait faire naître dans son esprit.
« Ah ! maître Borromée ! maître Borromée ! murmura Chicot, en suivant de son côté des yeux chaque mouvement du fidèle de M. de Guise ; ah ! tu es capitaine, et tu ne donnes qu'une lettre au roi quand tu en as deux dans ta poche ; attends, mon mignon, attends.
- C'est bien ! c'est bien ! fit le roi en relisant chaque ligne de la lettre du duc avec une satisfaction visible ; allez, capitaine, allez, et dites à M. de Guise que je suis reconnaissant de l'offre qu'il me fait.
- Votre Majesté ne m'honore point d'une réponse écrite ? demanda le messager.
- Non, je le verrai dans un mois ou six semaines ; par conséquent, je le remercierai moi-même. Allez ! »
Le capitaine s'inclina et sortit de l'appartement.
« Tu vois bien, Chicot, dit alors le roi à son compagnon, qu'il croyait toujours dans le fond de son fauteuil, tu vois bien, M. de Guise est pur de toute machination. Ce brave duc, il a su l'affaire de Navarre : il craint que les huguenots ne s'enhardissent et ne relèvent la tête, car il a appris que les Allemands veulent déjà envoyer du secours au roi de Navarre. Or, que fait-il ? devine ce qu'il fait ? »
Chicot ne répondit point : Henri crut qu'il attendait l'explication.
« Eh bien, continua-t-il, il m'offre l'armée qu'il vient de lever en Lorraine pour surveiller les Flandres, et il me prévient que, dans six semaines, cette armée sera tout à ma disposition avec son général. Que dis-tu de cela, Chicot ? »
Silence absolu de la part du Gascon.
« En vérité, mon cher Chicot, continua le roi, tu as cela d'absurde, mon ami, que tu es entêté comme une mule d'Espagne, et que si on a le malheur de te convaincre de quelque erreur, ce qui arrive souvent, tu boudes ; eh ! oui, tu boudes, comme un sot que tu es. »
Pas un souffle ne vint contredire Henri dans l'opinion qu'il venait de manifester d'une façon si franche sur son ami.
Il y avait quelque chose qui déplaisait plus encore à Henri que la contradiction, c'était le silence.
« Je crois, dit-il, que le drôle a eu l'impertinence de s'endormir. Chicot ! continua-t-il, en s'avançant vers le fauteuil, ton roi te parle, veux-tu lui répondre ? »
Mais Chicot ne pouvait répondre, attendu qu'il n'était plus là, et Henri trouva le fauteuil vide.
Ses yeux parcoururent toute la chambre ; le Gascon n'était pas plus dans la chambre que dans le fauteuil.
Son casque avait disparu comme lui et avec lui.
Le roi fut saisi d'une sorte de frisson superstitieux : il lui passait quelquefois par l'esprit que Chicot était un être surhumain, quelque incarnation diabolique, de la bonne espèce, c'est vrai, mais diabolique, enfin.
Il appela Nambu.
Nambu n'avait rien de commun avec Henri. C'était un esprit fort, au contraire, comme le sont en général ceux qui gardent les antichambres des rois. Il croyait aux apparitions et aux disparitions, lui qui en avait tant vu, mais aux apparitions et aux disparitions des êtres vivants, et non des spectres.
Nambu assura positivement à Sa Majesté avoir vu Chicot sortir cinq minutes avant la sortie de l'envoyé de Mgr le duc de Guise.
Seulement il sortait avec la légèreté et les précautions d'un homme qui ne voulait pas qu'on le vît sortir.
« Décidément, fit Henri en passant dans son oratoire, Chicot s'est fâché d'avoir eu tort. Que les hommes sont mesquins, mon Dieu ! Je dis cela pour tous, et même pour les plus spirituels. »
Maître Nambu avait raison ; Chicot, coiffé de sa salade et roidi par sa longue épée, avait traversé les antichambres sans grand bruit ; mais, quelque précaution qu'il prît, il lui avait bien fallu laisser sonner ses éperons sur les degrés qui conduisaient des appartements au guichet du Louvre, bruit qui avait fait retourner beaucoup de monde, et avait valu à Chicot force saluts, car on savait la position de Chicot près du roi, et beaucoup saluaient Chicot plus bas qu'ils n'eussent salué le duc d'Anjou.
Dans un angle du guichet, Chicot s'arrêta comme pour rattacher un éperon.
Le capitaine de M. de Guise, nous l'avons dit, était sorti cinq minutes à peine après Chicot, auquel il n'avait prêté aucune attention. Il avait descendu les degrés et avait traversé les cours, fier et enchanté à la fois ; fier, parce qu'à tout prendre il n'était point un soldat de mauvaise mine, et qu'il se plaisait à faire parader ses grâces devant les Suisses et les gardes de Sa Majesté très chrétienne ; enchanté, parce que le roi l'avait accueilli de façon à prouver qu'il n'avait aucun soupçon contre M. de Guise. Au moment où il franchissait le guichet du Louvre, et où il traversait les pont-levis, il fut réveillé par un cliquetis d'éperons qui semblait être l'écho des siens.
Il se retourna, pensant que le roi faisait peut-être courir après lui, et grande fut sa stupéfaction en reconnaissant, sous les pointes retroussées de sa salade, le visage bénin et la physionomie chattemite du bourgeois Robert Briquet, sa damnée connaissance.
On se rappelle que le premier mouvement de ces deux hommes à l'égard l'un de l'autre n'avait pas été précisément un mouvement de sympathie.
Borromée ouvrit sa bouche d'un demi-pied carré, comme dit Rabelais, et croyant voir que celui qui le suivait désirait avoir affaire à lui, il suspendit sa marche, de sorte que Chicot l'eut rejoint en deux enjambées.
On sait, au reste, quelles enjambées c'étaient que celles de Chicot. « Corboeuf ! fit Borromée.
- Ventre de biche ! s'écria Chicot.
- Mon doux bourgeois !
- Mon révérend père !
- Avec cette salade !
- Sous ce buffle !
- C'est merveille pour moi de vous voir !
- C'est satisfaction pour moi de vous rejoindre ! »
Et les deux fiers-à-bras se regardèrent pendant quelques secondes avec l'hésitation hostile de deux coqs qui vont se quereller, et qui, pour s'intimider l'un l'autre, se dressent sur leurs ergots.
Borromée fut le premier qui passa du grave au doux.
Les muscles de son visage se détendirent, et, avec un air de franchise guerrière et d'aimable urbanité :
« Vive Dieu ! dit-il, vous êtes un rusé compère, maître Robert Briquet !
- Moi, mon révérend ! répondit Chicot, à quelle occasion me dites-vous cela, je vous prie ?
- A l'occasion du couvent des Jacobins, où vous m'avez fait croire que vous n'étiez qu'un simple bourgeois. Il faut, en vérité, que vous soyez dix fois plus retors et plus vaillant qu'un procureur et un capitaine tout ensemble. »
Chicot sentit que le compliment était fait des lèvres et non du coeur.
« Ah ! ah ! répondit-il avec bonhomie, et que devons-nous dire de vous, seigneur Borromée ?
- De moi ?
- Oui, de vous.
- Et pourquoi ?
- Pour m'avoir fait croire que vous n'étiez qu'un moine. Il faut, en vérité, que vous soyez dix fois plus retors que le pape lui-même ; et, compère, je ne vous déprécie point en disant cela, car le pape d'aujourd'hui, est, convenez-en, un rude éventeur de mèches.
- Pensez-vous ce que vous dites ? demanda Borromée.
- Ventre de biche ! est-ce que je mens jamais, moi ?
- Eh bien, touchez là. »
Et il tendit la main à Chicot.
« Ah ! vous m'avez malmené au couvent, frère capitaine, dit Chicot.
- Je vous prenais pour un bourgeois, mon maître, et vous savez bien le souci que nous avons des bourgeois, nous autres gens d'épée.
- C'est vrai, dit Chicot en riant, c'est comme des moines, et cependant vous m'avez pris au piège.
- Au piège ?
- Sans doute ; car, sous ce déguisement, vous tendiez un piège. Un brave capitaine comme vous ne troque point, sans grave raison, sa cuirasse contre un froc.
- Avec un homme d'épée, dit Borromée, je n'aurai pas de secrets. Eh bien, oui, j'ai certains intérêts personnels dans le couvent des Jacobins ; mais vous ?
- Et moi aussi, dit Chicot ; mais chut !
- Causons un peu de tout cela, voulez-vous ?
- Sur mon âme ! j'en brûle.
- Aimez-vous le bon vin ?
- Oui, quand il est bon.
- Eh bien, je connais un petit cabaret sans rival, selon moi, dans Paris.
- Et j'en connais un aussi, dit Chicot ; comment s'appelle le vôtre ?
- La Corne-d'Abondance.
- Ah ! ah ! fit Chicot en tressaillant.
- Eh bien, que se passe-t-il donc ?
- Rien.
- Avez-vous quelque chose contre ce cabaret ?
- Non pas, au contraire.
- Vous le connaissez ?
- Pas le moins du monde, et je m'en étonne.
- Vous plaît-il que nous y marchions, compère ?
- Comment donc ! tout de suite.
- Allons donc.
- Où est-ce ?
- Du côté de la porte Bourdelle. L'hôte est un vieux dégustateur, et qui sait parfaitement apprécier la différence qu'il y a entre le palais d'un homme comme vous et le gosier d'un passant altéré.
- C'est-à-dire que nous y pourrions causer à l'aise ?
- Dans la cave, si nous voulons.
- Et sans être dérangés ?
- Nous fermerons les portes.
- Allons, dit Chicot, je vois que vous êtes homme de ressources, et aussi bien vu dans les cabarets que dans les couvents.
- Croiriez-vous que j'ai des intelligences avec l'hôte ?
- Cela m'en a tout l'air.
- Ma foi, non, et cette fois vous êtes dans l'erreur : maître Bonhomet me vend du vin quand je veux, et je le paie quand je peux, voilà tout.
- Bonhomet ? dit Chicot. Sur ma parole, voilà un nom qui promet.
-Et qui tient. Venez, compère, venez. »
« Oh ! oh ! se dit Chicot en suivant le faux moine, c'est ici qu'il faut faire un choix parmi tes meilleures grimaces, ami Chicot ; car si Bonhomet te reconnaît tout de suite, c'est fait de toi, et tu n'es qu'un sot. »

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