Ascanio Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XVII
Amour passion

- Madame, dit Ascanio à la duchesse d'Etampes, vous m'avez demandé un lis, vous le rappelez-vous ? vous m'avez ordonné de vous en apporter le dessin aussitôt que ce dessin serait fini. Je l'ai achevé ce matin et le voilà.
- Nous avons le temps, Ascanio, dit la duchesse avec un sourire et une voix de sirène. Asseyez-vous donc. Eh bien ! mon gentil malade, votre blessure ?
- Je suis maintenant tout à fait guéri, madame, répondit Ascanio.
- Guéri à l'épaule ; mais là, dit la duchesse en posant sa main sur le coeur du jeune homme avec un geste plein de grâce et de sentiment.
- Je vous supplie, madame, d'oublier toutes ces folies, dont je m'en veux d'avoir importuné Votre Seigneurie.
- Oh ! mon Dieu ! qu'est-ce donc que cet air contraint ? qu'est-ce que ce front rembruni ? qu'est-ce que cette voix sévère ? Tous ces hommes vous ennuyaient, n'est-ce pas, Ascanio ? et moi, donc ! je les hais, je les abhorre ; mais je les crains. Oh ! que j'avais hâte d'être seule avec vous ; aussi avez vous vu comme je les ai lestement congédiés ?
- Vous avez raison, madame ; je me sentais déplacé dans une si noble compagnie, moi, pauvre artiste, venu tout simplement pour vous montrer ce lis.
- Eh ! mon Dieu ! tout à l'heure, Ascanio, continua la duchesse en secouant la tête. Vous êtes bien froid et bien sombre avec une amie. L'autre jour vous avez été si expansif et si charmant ! D'où vient ce changement, Ascanio ? Sans doute de quelque discours de votre maître, qui ne peut me souffrir. Comment l'écoutez-vous sur mon compte, Ascanio ? Voyons, soyez franc : vous avez parlé de moi avec lui, n'est-ce pas ? et il vous a dit qu'il était dangereux de se fier à moi ; que l'amitié que je vous avais montrée cachait quelque piège ; il vous a dit, répondez ! que je vous détestais, peut-être ?
- Il m'a dit que vous m'aimiez, madame, répondit Ascanio en regardant fixement la duchesse.
Madame d'Etampes resta un instant muette sous le coup des mille pensées qui se heurtèrent dans son âme. Elle avait souhaité sans doute qu'Ascanio connût son amour, mais elle aurait voulu du temps pour l'y préparer et pour détruire peu à peu, sans y paraître intéressée, sa passion pour Colombe. Maintenant que l'embuscade dressée par elle était découverte, elle ne pouvait plus vaincre qu'ouvertement et dans une bataille en plein soleil. Elle s'y décida en une seconde.
- Eh bien ! oui ! dit-elle, je t'aime. Est-ce un crime ? est-ce même une faute, et peut-on commander à son amour ou à sa haine ? Tu n'aurais jamais su que je t'aimais. Car à quoi bon te le dire, puisque tu en aimes une autre ? Mais cet homme t'a tout révélé, il t'a montré mon coeur, il a bien fait, Ascanio. Regardes-y donc, et tu y verras une adoration si profonde que tu en seras touché. Et maintenant, à ton tour, entends-tu bien, Ascanio, il faut que tu m'aimes.
Anne d'Etampes, nature supérieure et forte, dédaigneuse par pénétration, ambitieuse par ennui, avait eu jusque-là plusieurs amants, mais pas un amour. Elle avait séduit le roi, l'amiral Brion l'avait surprise, le comte de Longueval lui avait plu, mais dans toutes ces intrigues la tête avait toujours joué le rôle du coeur. Enfin elle trouvait un jour cet amour jeune et vrai, tendre et profond, tant de fois appelé, toujours inconnu, et cette fois une autre femme le lui disputait. Ah ! tant pis pour cette femme ! Elle ne savait pas à quelle passion implacable elle avait à faire. Toute la résolution, toute la violence de son âme, Anne devait les apporter dans sa tendresse. Cette femme ne savait pas encore quelle fatalité ce pouvait être que d'avoir la duchesse d'Etampes pour rivale, la duchesse d'Etampes qui voulait son Ascanio à elle seule, et qui, d'un regard, d'un mot, d'un geste, pouvait, telle était sa puissance, briser tout ce qui se trouverait entre elle et lui. Or, désormais le sort en était jeté, l'ambition, la beauté de la maîtresse du roi n'allaient plus servir qu'à son amour pour Ascanio et à sa jalousie contre Colombe.
Pauvre Colombe, en ce moment courbée sur sa tapisserie, assise à son rouet ou agenouillée devant son prie-Dieu !
Pour Ascanio, en présence d'un amour si franc et si redoutable, il se sentait en même temps fasciné, entraîné, effrayé. Benvenuto l'avait dit, et Ascanio le comprenait maintenant, il ne s'agissait plus là d'un caprice ; mais il lui manquait non pas la force qui lutte, mais l'expérience qui trompe et soumet. Il avait vingt ans à peine, il était trop candide pour feindre : il s'imagina, pauvre enfant, que le souvenir de Colombe évoqué, que le nom de la naïve jeune fille prononcé lui serait une arme offensive et défensive, un glaive et une égide, tandis qu'au contraire il allait enfoncer le trait plus avant dans le coeur de madame d'Etampes, qu'un amour sans rivalité et sans lutte eût peut-être bientôt lassée.
- Allons, Ascanio, reprit avec plus de calme la duchesse, voyant que le jeune homme se taisait, effrayé peut-être des paroles qu'elle avait dites, oublions pour aujourd'hui mon amour, qu'un mot imprudent de vous a mal à propos réveillé. Ne pensons actuellement qu'à vous ! oh ! je vous aime plus pour vous que pour moi, je vous le jure. Je veux illuminer votre vie comme vous avez fait de la mienne. Vous êtes orphelin, ayez-moi pour mère. Vous avez entendu ce que je disais à Montbrion et à Medina, et vous aurez cru que j'étais tout à l'ambition. C'est vrai, je suis ambitieuse, mais pour vous seul. Depuis combien de temps est-ce que j'ai rêvé ce projet de créer à un fils de France un duché indépendant au coeur de l'Italie ? Depuis que je vous aime. Si je suis reine là-bas, qui sera le véritable roi ? Vous. Pour vous, je changerai de place empire et royaume ! Ah ! vous ne me connaissez pas, Ascanio, vous ne savez pas quelle femme je suis. Vous le voyez bien, je vous dis la vérité toute pure, je vous déroule mes projets tout entiers. A votre tour, voyons, faites-moi vos confidences, Ascanio. Quels sont vos souhaits, que je les accomplisse ! quelles sont vos passions, que je les serve !
- Madame, je veux être aussi franc et aussi loyal que vous, je veux vous dire la vérité comme vous me l'avez dite. Je ne désire rien, je ne souhaite rien, je ne veux rien que l'amour de Colombe.
- Mais puisqu'elle ne t'aime pas, m'as-tu dit toi-même !
- Je désespérais l'autre jour, c'est vrai. Mais aujourd'hui, qui sait !... Ascanio baissa les yeux et la voix : Vous m'aimez bien, vous, dit-il.
La duchesse demeura atterrée devant cette grande vérité devinée par l'instinct de la passion. Il y eut un moment de silence ; mais ce moment lui suffit pour se remettre.
- Ascanio, dit-elle, ne parlons pas aujourd'hui des choses du coeur. Je vous en ai prié déjà, je vous en prie encore. Voyons, l'amour, pour vous autres hommes, n'est pas toute la vie. N'avez-vous jamais, par exemple, souhaité les honneurs, la richesse, la gloire ?
- Oh ! si ! si ! depuis un mois je les souhaite ardemment, répondit Ascanio, toujours entraîné malgré lui vers une pensée constante.
Il y eut une nouvelle pause.
- Aimez-vous l'Italie ? continua Anne avec effort.
- Oui, madame, répondit Ascanio. Là-bas, il y a des orangers fleuris sous lesquels la causerie est si douce ! Là-bas, l'air bleu entoure, caresse et pare si bien les sereines beautés.
- Oh ! t'emporter là, à moi, à moi seule ! Etre tout pour toi, comme tu serais tout pour moi ! Mon Dieu, mon Dieu ! s'écria la duchesse, ramenée, elle aussi, invinciblement à son amour. Mais aussitôt, craignant d'effrayer encore Ascanio, elle se reprit et continua : Je croyais, dit-elle, qu'avant tout vous aimiez l'art.
- Avant tout, j'aime. Aimer ! dit Ascanio. Oh ! ce n'est pas moi, c'est mon maître Cellini qui donne à ses créations tout son être. Le grand, l'admirable, le sublime artiste, c'est lui. Moi, je suis un pauvre apprenti, et voilà tout. Je l'ai suivi en France, non pas pour gagner des richesses, non pas pour acquérir de la gloire, mais parce que je l'aimais, voilà tout, et qu'il est impossible de me séparer de lui, car à cette époque, il était tout pour moi. Moi, je n'ai pas de volonté personnelle, je n'ai point de force indépendante. Je me suis fait orfèvre pour lui plaire et parce qu'il le souhaitait, comme je me suis fait ciseleur parce qu'il était enthousiaste des ciselures fines et délicates.
- Eh bien ! dit la duchesse, écoute : vivre en Italie, tout-puissant, presque roi ; protéger les artistes, Cellini tout le premier ; lui donner du bronze, de l'argent, de l'or à ciseler, à fondre, à mouler ; aimer et être aimé par-dessus tout cela ; dites, Ascanio, n'est-ce pas un beau rêve ?
- C'est le paradis, madame, si c'est Colombe que j'aime et dont je suis aimé.
- Encore Colombe, toujours Colombe ! s'écria la duchesse. Soit donc puisque ce sujet revient toujours obstinément dans nos paroles et dans nos âmes ; puisque ta Colombe est là en tiers avec nous, sans cesse devant tes yeux, sans cesse dans ton coeur, parlons d'elle et de moi franchement et sans hypocrisie ; elle ne t'aime pas, tu le sais bien.
- Oh ! non, je ne le sais plus, madame.
- Mais puisqu'elle en épouse un autre ! s'écria la duchesse.
- Son père la force peut-être, répondit Ascanio.
- Son père la force ! Et crois-tu, si tu m'aimais comme tu l'aimes ; crois-tu, si j'étais à sa place, qu'il existerait au monde une force, une volonté, une puissance, qui nous séparerait l'un de l'autre ? oh ! je quitterais tout, je fuirais tout, j'accourrais à toi, je te donnerais à garder mon amour, mon honneur, ma vie ! Non, non, je te dis qu'elle ne t'aime pas, et maintenant, veux-tu que je te dise quelque chose de plus encore, c'est que tu ne l'aimes pas non plus, toi !
- Moi ! moi ! ne pas aimer Colombe ! Je crois que vous avez dit que je ne l'aimais pas, madame !
- Non, tu ne l'aimes pas. Tu te trompes toi-même. A ton âge, on prend pour de l'amour le besoin d'aimer. Si tu m'avais vue la première, c'était moi que tu aimais au lieu d'elle. Oh ! quand je pense à cela, que tu pouvais m'aimer ! Mais non, non ! il vaut mieux que tu me choisisses. Je ne connais pas cette Colombe, elle est belle, elle est pure, elle est tout ce que tu voudras ; mais ces jeunes filles, elles ne savent pas aimer. Ce n'est pas ta Colombe qui te dirait ce que je viens de te dire, moi que tu dédaignes ; elle aurait trop de vanité, trop de réserve, trop de honte peut-être. Mais moi, mon amour est simple et parle simplement. Tu me méprises, tu trouves que j'oublie mon rôle de femme, tout cela parce que je ne suis pas dissimulée. Un jour, quand tu connaîtras mieux le monde, lorsque tu auras puisé si profondément dans la vie que tu en seras arrivé aux douleurs, alors, tu reviendras de ton injustice ; alors, tu m'admireras. Mais je ne veux pas être admirée, Ascanio, je veux être aimée. Je te le répète, Ascanio, si je t'aimais moins, je pourrais être fausse, habile, coquette ; mais je t'aime trop pour te séduire. Je veux recevoir ton coeur, je ne veux pas le dérober. A quoi aboutira ton amour pour cette enfant ? Réponds. Tu souffriras, cher bien-aimé, et voilà tout. Moi, je puis te servir en beaucoup de choses. J'ai souffert pour deux d'abord, et Dieu permettra peut-être que mon surplus de souffrance te soit compté ; et puis ma richesse, mon pouvoir, mon expérience, je mets tout à tes genoux. J'ajouterai ma vie à la tienne, je t'épargnerai toutes sortes d'erreurs et de corruptions. Pour arriver à la fortune et même à la gloire, il faut souvent qu'un artiste devienne bas, rampant, vil. Tu n'auras rien à craindre de tout cela avec moi. Je t'élèverai sans cesse, je serai ton marchepied. Avec moi, tu resteras le fier, le noble, le pur Ascanio.
- Et Colombe ! Colombe, madame ! n'est-elle pas aussi une perle immaculée ?
- Mon enfant, crois-moi, répondit la duchesse passant de l'exaltation à la mélancolie. Ta candide, ton innocente Colombe, te fera une existence aride et monotone. Vous êtes trop divins tous deux ; Dieu n'a pas fait les anges pour les unir les uns aux autres, mais pour rendre meilleurs les méchants.
Et la duchesse dit tout cela avec une action si éloquente, avec une voix si pleine de sincérité, qu'Ascanio se sentit enveloppé malgré lui d'un sentiment de tendre pitié.
- Hélas ! madame, lui dit-il, je vois que je suis bien aimé par vous, et j'en suis bien tendrement ému ; mais c'est encore meilleur d'aimer !
- Oh ! comme c'est vrai ! comme c'est vrai, ce que tu dis là ! J'aime mieux tes dédains que les plus douces paroles du roi. Oh ! j'aime pour la première fois ; pour la première fois, je te le jure !
- Et le roi ! vous ne l'aimez donc pas, madame ?
- Non ! je suis sa maîtresse sans qu'il soit mon maître.
- Mais il vous aime encore, lui !
- Mon Dieu ! s'écria Anne en regardant fixement Ascanio et en enfermant les deux mains du jeune homme dans les siennes ; mon Dieu ! serais-je assez heureuse pour que tu fusses jaloux ! Est-ce que le roi te porterait ombrage ? Ecoute : j'ai été jusqu'à présent pour toi la duchesse, riche, noble, puissante, t'offrant de remuer des couronnes et de bouleverser des trônes. Aimes-tu mieux la pauvre femme simple, solitaire, hors du monde, avec une simple robe blanche et une fleur des champs dans ses cheveux ? Aimes-tu mieux cela, Ascanio ? Quittons Paris, le monde, la cour. Partons, réfugions- nous dans un coin de ton Italie, sous tes hauts pins de Rome, près de ton beau golfe napolitain. Me voilà ; je suis prête. Oh ! Ascanio, Ascanio, cela flattera-t-il véritablement ton orgueil que je te sacrifie un amant couronné ?
- Madame, dit Ascanio, qui sentait malgré lui fondre son coeur à la flamme d'un si grand amour ; madame, j'ai le coeur trop fier et trop exigeant : vous ne pouvez pas me donner le passé.
- Le passé ! oh ! vous voilà vous autres hommes, toujours cruels ! Le passé ! Mais une malheureuse femme devrait-elle répondre de son passé, quand ce sont presque toujours des événements et des choses plus forts qu'elle qui ont fait ce passé ? Suppose qu'une tempête t'enlève, qu'un tourbillon t'emporte vers l'Italie ; quand tu reviendras dans un an, dans deux ans, dans trois ans, en voudras-tu à ta Colombe, que tu aimes tant aujourd'hui, de ce qu'elle aura obéi à ses parents, de ce qu'elle aura épousé le comte d'Orbec ? Lui en voudras-tu de sa vertu ? la puniras-tu d'avoir obéi à un des commandements de Dieu ? Et si elle n'a pas ton souvenir, suppose qu'elle ne t'ait pas connu ; si lassée d'ennuis, écrasée de douleurs, oubliée un instant de Dieu, elle a voulu avoir quelque idée de ce paradis dont on lui a fermé la porte et qu'on appelle l'amour ; si elle a aimé un autre que son mari qu'elle ne pouvait aimer ; si dans un moment de délire elle a donné son âme à une âme, – voilà une femme perdue à tes yeux, déshonorée dans ton coeur ; voilà une femme qui ne pourra plus jamais espérer ce bonheur, parce qu'elle n'aura plus son passé à te donner en échange de ton coeur ! oh ! je le répète, voilà qui est injuste, voilà qui est cruel !
- Madame...
- Qui te dit que ce n'est pas là mon histoire ? Ecoute donc ce que je te dis, crois donc ce que je t'affirme. Je te répète que j'ai souffert pour deux. Eh bien ! à cette femme qui a souffert, Dieu pardonne, et toi tu ne pardonnes pas. Tu ne comprends pas qu'il est plus grand, qu'il est plus beau, de se relever de l'abîme après y être tombé, que de passer près de l'abîme sans le voir, le bandeau du bonheur sur les yeux. Oh ! Ascanio, Ascanio ! je t'avais cru meilleur que les autres, parce que tu étais plus jeune, parce que tu étais plus beau...
- Oh ! madame !
- Tends-moi la main, Ascanio, et d'un bond je m'élancerai du fond de l'abîme jusque sur ton coeur. Le veux-tu ? Demain j'aurai rompu avec le roi, avec la cour, avec le monde. Oh ! je suis vaillante en amour, va ! Et d'ailleurs je ne veux pas me faire plus grande que je ne suis. Je te sacrifierai bien peu de chose, crois-moi. Tous ces hommes ne valent pas un de tes regards. Mais si tu m'en croyais, cher enfant, tu me laisserais garder mon autorité et continuer mes projets sur toi et pour toi. Je te ferais grand, et vous autres hommes vous passez par l'amour pour arriver à la gloire ; vous êtes ambitieux, tôt ou tard, mais vous l'êtes enfin. Quant à l'amour du roi, ne t'en inquiète pas : je le détournerai sur quelque autre à qui il donnera son coeur, tandis que moi je garderai son esprit. Choisis donc, Ascanio. Puissant par moi et avec moi, ou moi humble par toi et avec toi. Tiens, tout à l'heure, tu le sais, j'étais là sur ce fauteuil, et les plus puissants de la cour étaient à mes pieds. Assieds-toi à ma place, je le veux ; assieds-toi, et c'est moi qui me mets aux tiens. Oh ! que je suis bien là, Ascanio ! oh ! que j'ai de bonheur à te voir et à te regarder ! Tu pâlis, Ascanio ! oh ! si tu voulais seulement me dire que tu m'aimeras un jour, plus tard, bien plus tard !
- Madame ! madame ! s'écria Ascanio en cachant sa tête dans ses mains et en fermant à la fois ses yeux et ses oreilles, tant il sentait que la vue et l'accent de la sirène le fascinaient.
- Ne m'appelle pas madame, ne m'appelle pas non plus Anne, dit la duchesse en écartant les mains du jeune homme ; appelle-moi Louise. C'est mon nom aussi, mais un nom que personne ne m'a donné, un nom qui sera à toi seul. Louise ! Louise !... Ascanio, ne trouves-tu donc pas que c'est un doux nom ?
- J'en sais un plus doux encore, dit Ascanio.
- Oh ! prends garde, Ascanio ! s'écria la lionne blessée ; si tu me fais trop souffrir aussi, peut-être arriverai-je à te haïr autant que je t'aime !
- Mon Dieu ! madame, répondit le jeune homme secouant la tête comme pour écarter le prestige ; mon Dieu ! c'est vous qui confondez ma raison et qui bouleversez mon âme ! Ai-je le délire ? ai-je la fièvre ? Suis-je en proie à un rêve ? Si je vous dis des paroles dures, pardonnez-moi, c'est pour me réveiller moi-même. Je vous vois là, à mes pieds, vous belle, vous adorée, vous reine ! Il n'est pas possible qu'il y ait de pareilles tentations, si ce n'est pour perdre les âmes. Oh ! oui, vous l'avez dit, vous êtes dans un abîme ; mais au lieu d'en sortir vous-même, vous m'y attirez ; au lieu de remonter avec moi, vous voulez me précipiter avec vous. Ah ! ne mettez pas ma faiblesse à une pareille épreuve !
- Il n'y a là ni épreuve, ni tentation, ni rêve : il y a pour nous deux une resplendissante réalité ; je t'aime, Ascanio, je t'aime !
- Vous m'aimez, mais vous vous repentirez dans l'avenir de cet amour, mais vous me reprocherez un jour ce que vous aurez fait dans ma vie ou ce que j'aurai défait dans la vôtre.
- Ah ! tu ne me connais pas, s'écria la duchesse, si tu me crois assez faible pour me repentir ! Tiens, veux-tu une garantie ?
Et Anne alla vivement s'asseoir devant une table sur laquelle il y avait de l'encre et du papier, et saisissant une plume, elle écrivit à la hâte quelques mots.
- Tiens, dit-elle, et doute encore, si tu l'oses.
Ascanio prit le papier et lut :

« Ascanio, je t'aime, suis-moi où je vais, ou laisse-moi te suivre où tu iras.

                              Anne d'Heilly. »

- Oh ! cela ne se peut pas, madame ! il me semble que mon amour serait une honte pour vous.
- Une honte ! s'écria la duchesse. Est-ce que je connais la honte, moi ! j'ai trop d'orgueil pour cela. Mon orgueil, c'est ma vertu à moi !
- Ah ! j'en sais une plus douce et plus sainte, dit Ascanio, se rattachant au souvenir de Colombe par un effort désespéré.
Le coup porta en plein coeur. La duchesse se leva debout toute frémissante d'indignation.
- Vous êtes un enfant entêté et cruel, Ascanio, dit-elle d'une voix entrecoupée ; j'aurais voulu vous épargner bien des souffrances ; mais je vois que la douleur seule peut vous apprendre la vie. Vous me reviendrez, Ascanio, vous me reviendrez blessé, saignant, déchiré, et vous saurez alors ce que vaut votre Colombe et ce que je valais. Je vous pardonnerai d'ailleurs, parce que je vous aime : mais d'ici là il se passera de terribles choses ! Au revoir.
Et madame d'Etampes sortit tout effarouchée de haine et d'amour, oubliant qu'elle laissait aux mains d'Ascanio ces deux lignes qu'elle avait écrites dans un moment de délire.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente