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Chapitre XVIII
Amour rêve

Dès qu'Ascanio fut hors de la présence de madame d'Etampes, la prestigieuse influence que répandait cette femme se dissipa, et il vit clair en lui et autour de lui. Or, il se souvenait de deux choses qu'il avait dites. Colombe pouvait l'aimer puisque la duchesse d'Etampes l'aimait. Dès lors sa vie ne lui appartenait plus, son instinct l'avait bien servi en lui soufflant ces deux idées, mais en lui inspirant de les dire il l'avait trompé. Si l'âme honnête et droite du jeune homme avait pu se résoudre à la dissimulation, tout était sauvé, mais il avait mis sur ses gardes l'amère et formidable duchesse. Maintenant c'était une guerre d'autant plus terrible qu'elle ne menaçait que Colombe.
Toutefois cette scène ardente et périlleuse avec Anne servit Ascanio en quelque chose. Il en rapportait je ne sais quelle exaltation et quelle confiance. Sa pensée, enivrée du spectacle auquel elle avait assisté ainsi que de ses propres efforts, était en train d'activité et d'audace ; si bien qu'il résolut bravement de savoir à quoi s'en tenir sur ses espérances, et de pénétrer dans l'âme de Colombe, dût-il n'y trouver que l'indifférence. Si véritablement Colombe aimait le comte d'Orbec, à quoi bon lutter contre madame d'Etampes ? Elle pourrait bien faire ce qu'elle voudrait d'une existence rebelle, rebutée, désolée, perdue. Il serait ambitieux, il deviendrait sombre et méchant, qu'importe ? Mais avant tout il fallait ne pas s'en tenir au doute et entrer d'un pas déterminé au fond de sa destinée. En ce cas, l'engagement de madame d'Etampes lui répondait de l'avenir.
Ascanio prenait cette décision en revenant le long du quai et en regardant le soleil qui se couchait flamboyant derrière la tour de Nesle toute noire. Arrivé à l'hôtel, sans plus tarder ni hésiter, il alla d'abord chercher quelques bijoux, puis vint résolument frapper quatre coups à la porte du Petit-Nesle.
Dame Perrine par bonheur se trouvait aux environs. Saisie d'étonnement et de curiosité, elle se hâta d'aller ouvrir. Toutefois, en voyant l'apprenti, elle se crut obligée de lui faire froide mine.
- Ah ! c'est vous, monsieur Ascanio, dit-elle ; que demandez-vous ?
- Je demande, ma bonne dame Perrine, à montrer tout de suite ces joyaux à mademoiselle Colombe. Est-elle au jardin ?
- Oui, dans son allée. Mais attendez-moi donc, jeune homme !
Ascanio, qui n'avait pas oublié le chemin, marchait rapidement sans plus penser à la gouvernante.
- Voyons, au fait, se dit celle-ci en s'arrêtant pour se livrer à de profondes réflexions, je crois que le mieux est de ne pas les rejoindre et de laisser Colombe libre de choisir ses emplettes et ses cadeaux. Il ne sied pas que je sois là si, comme c'est probable, elle met à part pour moi quelque petit présent. J'arriverai quand elle aura seule terminé ses achats, et alors, j'aurais certes bien mauvaise grâce à refuser. C'est cela, restons et ne gênons pas son bon coeur, à cette chère enfant.
On voit que la brave dame s'entendait en délicatesse.
Colombe, depuis dix jours, n'en était plus à se demander si Ascanio était devenue sa plus chère pensée. L'ignorante et pure enfant ne savait pas ce que c'était que l'amour, mais l'amour remplissait son coeur. Elle se disait qu'il y avait du mal à se complaire dans ces rêves ; mais elle se donnait pour excuse qu'elle ne reverrait certainement plus Ascanio, et qu'elle n'aurait pas la consolation de se justifier à ses yeux.
Sous ce prétexte, elle passait toutes ses soirées sur le banc où elle l'avait vu assis près d'elle, et là elle lui parlait, elle l'écoutait, elle concentrait toute son âme dans ce souvenir ; puis, quand l'ombre s'épaississait et que la voix de dame Perrine exigeait qu'on se retirât, la jolie rêveuse revenait à pas lents, et rappelée à elle-même se souvenait alors, mais alors seulement, des ordres de son père, du comte d'Orbec, et du temps qui marchait. Ses insomnies étaient cruelles, mais pas assez pour effacer le charme de ses visions du soir.
Ce soir-là, comme à l'ordinaire, Colombe était en train de faire revivre l'heure délicieuse passée auprès d'Ascanio, quand relevant les yeux elle jeta un cri.
Il était debout devant elle, la contemplant en silence.
Il la trouvait changée, mais plus belle. La pâleur et la mélancolie allaient bien à sa figure idéale. Elle paraissait appartenir encore moins à la terre. Aussi Ascanio, en l'admirant plus charmante que jamais, retomba dans les modestes appréhensions que l'amour de madame d'Etampes avait un moment dissipées. Comment cette céleste créature pourrait-elle jamais l'aimer ?
Ils étaient en face l'un de l'autre, ces deux admirables enfants qui s'aimaient depuis si longtemps sans se le dire, et qui s'étaient déjà tant fait souffrir. Ils devaient sans doute, en se retrouvant en présence, franchir en une minute l'espace qu'ils avaient séparément parcouru pas à pas dans leurs rêveries. Ils pouvaient maintenant s'expliquer tout d'abord, se trouver coeur à coeur tout de suite, et laisser éclater dans un premier élan de joie tous leurs sentiments jusque-là si péniblement comprimés.
Mais ils étaient tous deux trop timides pour cela, et bien que leur émotion en se revoyant les trahît l'un et l'autre, ce ne fut qu'après un détour que leurs âmes d'anges se rejoignirent.
Colombe, muette et rougissante, s'était levée par un mouvement soudain. Ascanio, pâle d'émotion, contenait d'une main tremblante les battements de son coeur.
Ils prirent tous deux à la fois la parole, lui pour dire : – Pardon, mademoiselle, vous m'aviez permis de vous montrer quelques bijoux ; elle, en disant : – Je vois avec joie que vous êtes entièrement remis, monsieur Ascanio.
Ils s'interrompirent en même temps, mais quoique leurs douces voix se fussent mêlées, ils avaient parfaitement entendu l'un et l'autre, car Ascanio, enhardi par le sourire involontaire que naturellement l'incident amena sur les lèvres de la jeune fille, répondit avec un peu plus d'assurance :
- Vous avez donc la bonté de vous rappeler encore que j'ai été blessé ?
- Et nous avons été inquiètes et étonnées de ne pas vous revoir, dame Perrine et moi, reprit Colombe.
- Je voulais ne plus revenir.
- Et pourquoi donc ?
Ascanio à ce moment décisif fut contraint de s'appuyer contre un arbre, puis il rassembla toutes ses forces et tout son courage, et d'une voix haletante il dit :
- Je puis maintenant vous l'avouer : je vous aimais.
- Et maintenant ?
Ce cri échappa à Colombe ; il eût dissipé tous les doutes d'un plus habile qu'Ascanio ; il ranima seulement un peu ses espérances.
- Maintenant, hélas ! continua-t-il, j'ai mesuré la distance qui nous sépare, je sais que vous êtes l'heureuse fiancée d'un noble comte.
- Heureuse ! interrompit Colombe en souriant amèrement.
- Comment ! vous n'aimeriez pas le comte, grand Dieu ! oh ! parlez, est-ce qu'il n'est pas digne de vous ?
- Il est riche, il est puissant, il est bien au-dessus de moi ; mais l'avez-vous vu déjà ?
- Non, et j'ai craint d'interroger. D'ailleurs je ne sais pourquoi, mais j'avais la certitude qu'il était jeune et charmant et qu'il vous plaisait.
- Il est plus âgé que mon père, et il me fait peur, dit Colombe en cachant son visage dans ses mains avec un geste de répulsion dont elle ne fut pas maîtresse.
Ascanio, éperdu de joie, tomba à genoux, les mains jointes, pâle et les yeux à demi fermés, mais un regard sublime rayonnait sous sa paupière, et un sourire beau à réjouir Dieu s'épanouissait sur ses lèvres décolorées.
- Qu'avez-vous, Ascanio ? dit Colombe effrayée.
- Ce que j'ai ! s'écria le jeune homme, trouvant dans l'excès de sa joie l'audace que lui avait d'abord donnée la douleur ; ce que j'ai ! mais je t'aime, Colombe !
- Ascanio ! Ascanio ! murmura Colombe avec un accent de reproche et de plaisir, tendre, il est vrai, comme un aveu.
Mais ils s'étaient entendus ; leurs coeurs s'étaient mêlés, et avant qu'ils s'en fussent aperçus, leurs lèvres s'étaient confondues.
- Mon ami, dit Colombe en repoussant doucement Ascanio.
Ils se regardèrent ainsi comme en extase ; les deux anges se reconnaissaient. La vie n'a pas deux de ces moments-là.
- Ainsi, reprit Ascanio, vous n'aimez pas le comte d'Orbec, vous pouvez m'aimer.
- Mon ami, dit Colombe de sa voix grave et douce, mon père seul jusqu'ici m'avait baisée au front, et bien rarement, hélas ! Je suis une enfant ignorante et qui ne sait rien de la vie ; mais j'ai senti au frémissement que votre baiser a causé en moi que c'était mon devoir de n'appartenir désormais qu'à vous ou au ciel. Oui, s'il en était autrement, je suis sûre qu'il y aurait crime ! Vos lèvres m'ont sacrée votre fiancée et votre femme, et mon père lui-même me dirait Non, que je croirais seulement la voix de Dieu, qui dit en moi oui. Voici donc ma main, qui est à vous.
- Anges du paradis, écoutez-la et enviez-moi ! s'écria Ascanio.
L'extase ne se peint ni ne se raconte. Que ceux qui peuvent se souvenir se souviennent. Il est impossible de rapporter les paroles, les regards, les serrements de mains de ces deux purs et beaux enfants. Leurs âmes blanches se mêlaient comme deux sources bien limpides se confondent, sans changer de nature et de couleur. Ascanio n'effleura pas de l'ombre d'une pensée mauvaise le front chaste de sa bien-aimée ; Colombe s'appuyait confiante sur l'épaule de son fiancé. La vierge Marie les eût regardés d'en haut qu'elle n'eût pas détourné la tête.
Quand on commence à aimer, on se hâte de faire tenir dans son amour tout ce qu'on peut de sa vie, présent, passé, avenir. Dès qu'ils purent parler, Ascanio et Colombe se racontèrent toutes leurs douleurs, toutes leurs espérances des derniers jours. C'était charmant. L'un pouvait dire l'histoire de l'autre. Ils avaient bien souffert, et en se rappelant leurs souffrances tous deux souriaient.
Mais ils en viennent à parler de l'avenir et alors ils deviennent sérieux et tristes. Qu'est-ce que Dieu leur gardait pour le lendemain ? Selon les lois divines ils étaient faits l'un pour l'autre ; mais les convenances humaines déclaraient leur union mal assortie, monstrueuse. Que faire ? Comment persuader au comte d'Orbec de renoncer à sa femme ? au prévôt de Paris de donner sa fille à un artisan ?
- Hélas ! mon ami, dit Colombe, je vous promettais de n'appartenir qu'à vous ou au ciel, je vois bien que c'est au ciel que j'appartiendrai.
- Non, dit Ascanio, c'est à moi. Deux enfants comme nous ne pourraient seuls remuer tout un monde, mais je parlerai à mon cher maître, à Benvenuto Cellini. C'est celui-là qui est puissant, Colombe, et qui voit de haut toutes choses ! oh ! il agit sur la terre comme Dieu doit ordonner dans le ciel, et tout ce que sa volonté a marqué il l'accomplit. Il te donnera à moi. Je ne sais pas comment il fera, mais j'en suis sûr. Les obstacles, il les aime. Il parlera à François Ier, il convaincra ton père. Benvenuto comblerait des abîmes. La seule chose qu'il n'aurait pu faire, tu l'as faite sans qu'il s'en mêlât, toi, tu m'as aimé. Le reste doit être simple. Vois-tu, ma bien-aimée, à présent, je crois aux miracles.
- Cher Ascanio, vous espérez, j'espère. Voulez-vous que, de mon côté, je tente quelque chose ? parlez. Il est quelqu'un qui peut tout sur l'esprit de mon père. Voulez-vous que j'écrive à madame d'Etampes ?
- Madame d'Etampes ! s'écria Ascanio. Mon Dieu ! je l'avais oubliée !
Alors Ascanio, très simplement et sans aucune fatuité, raconta comment il avait vu la duchesse, comment elle l'avait aimé, comment le jour même, une heure auparavant, elle s'était déclarée l'ennemie mortelle de celle qu'il aimait ; mais quoi ! la tâche de Benvenuto en serait un peu plus difficile, voilà tout. Ce n'était pas un adversaire de plus qui l'effraierait.
- Mon ami, dit Colombe, vous avez foi en votre maître ; moi, j'ai foi en vous. Parlez à Cellini le plus tôt que vous pourrez, et qu'il dispose de notre sort.
- Dès demain je lui confierai tout. Il m'aime tant ! il me comprendra tout de suite. Mais, qu'as-tu, ma Colombe ? Te voilà toute triste !
Chaque phrase du récit d'Ascanio avait fait sentir à Colombe son amour en appuyant sur son coeur la pointe de la jalousie, et plus d'une fois elle avait serré convulsivement la main d'Ascanio qu'elle tenait dans les siennes.
- Ascanio, elle est belle, madame d'Etampes ; elle est aimée d'un grand roi. N'a-t-elle laissé dans votre esprit aucune impression, mon Dieu !
- Je t'aime ! dit Ascanio.
- Attendez-moi là, fit Colombe.
Elle revint un instant après avec un beau lis frais et blanc.
- Ecoute, dit-elle, quand tu travailleras au lis d'or et de pierreries de cette femme, regarde quelquefois les simples lis du jardin de ta Colombe.
Et aussi coquettement que madame d'Etampes l'eût pu faire, elle mit sur la fleur un baiser et la donna à l'apprenti.
En ce moment dame Perrine apparut au bout de l'allée.
- Adieu et au revoir ! dit précipitamment Colombe en posant sa main sur les lèvres de son amant, d'un geste furtif et plein de grâce.
La gouvernante s'approcha d'eux.
- Eh bien ! mon enfant, dit-elle à Colombe, avez-vous bien grondé le fugitif et choisi de beaux bijoux ?
- Tenez, dame Perrine, dit Ascanio en mettant dans la main de la bonne dame la boîte de joyaux qu'il avait apportée, mais qu'il n'avait pas même ouverte, nous avons décidé, mademoiselle Colombe et moi, que vous choisiriez vous-même là-dedans ce qui vous conviendrait le mieux, et que je reviendrais demain reprendre les autres.
Là-dessus il s'enfuit avec sa joie, jetant à Colombe un dernier regard qui lui disait tout ce qu'il avait à lui dire.
Colombe, de son côté, les mains en croix sur sa poitrine comme pour y renfermer le bonheur qu'elle contenait, resta immobile, pendant que dame Perrine faisait un choix parmi les merveilles qu'avait apportées Ascanio.
Hélas ! la pauvre enfant fut terriblement réveillée de ses doux songes.
Une femme se présenta, accompagnée d'un des hommes du prévôt.
- Monseigneur le comte d'Orbec, qui revient après-demain, dit cette femme, me met dès aujourd'hui au service de madame. Je suis au courant des plus nouvelles et des plus belles façons d'habits, et j'ai reçu l'ordre de monseigneur le comte et de messire le prévôt de confectionner à madame une magnifique robe de brocart, madame la duchesse d'Etampes devant présenter madame à la reine le jour du départ de Sa Majesté pour Saint Germain, c'est-à-dire dans quatre jours.
Après la scène que nous venons de mettre sous les yeux du lecteur, on devine quelle désespérante impression cette double nouvelle produisit sur Colombe.

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